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Devenir « The Greatest Showman » : la construction des success stories

Pour espérer devenir « The Greatest Showman », encore faut-il avoir une vision… 20th Century Fox

Si vous vous rendez dans les salles obscures ces temps-ci, et que les comédies musicales hollywoodiennes ne vous rebutent pas, alors peut-être aurez-vous le plaisir de découvrir The Greatest Showman de Michael Gracey avec le talentueux Hugh Jackman dans le rôle principal.

Disons-le tout de go : l’intérêt de ce film ne réside aucunement dans la vision très largement édulcorée et romancée de la vie de Phineas Taylor Barnum qui y est présentée, mais bien dans la formidable leçon de stratégie qu’il prodigue pour réussir dans le petit théâtre de marionnettes et la galerie de monstres que sont les sphères économique, politique et médiatique en cette époque de nouvelles technologies.

Non sans un clin d’œil appuyé envers Rick Tetzeli et Brent Schlender, qui s’interrogeaient sur comment Steve était devenu Jobs, je vous propose un décryptage #musical en 4 temps, pour comprendre comment devenir The Greatest Showman à l’ère du « … et 1, et 2, et 3.0 » numérique.

Premier temps : voir le monde tel qu’il pourrait être (#aMillionDreams)

Tout commence toujours avec une vision. Dans le cas de P.T. Barnum, celle d’un modeste fils de tailleur qui, de tous les rêves qui peuplent son esprit, est essentiellement animé par celui de briser les codes, intégrer la haute société et offrir à sa famille tout le confort auquel il aspire. Pour se donner une chance d’échapper à la misère et de concrétiser son rêve, il va jusqu’à tricher pour convaincre les banquiers de financer son affaire. Car, honnêtement, dans un monde de conventions, qui miserait un seul centime sur un CV et un pedigree tel que le sien ?

La grande force qui relie P.T. Barnum aux plus éminents stratèges de notre temps, celle qui le pousse à être rule breaker (« briseur de règle ») plutôt que rule taker (« suiveur de règle »), c’est de ne pas se satisfaire du monde tel qu’il est ou, plus exactement, tel qu’il est présenté…

Rodolphe Durand, professeur à HEC Paris livre son analyse sur la convention et l’alignement.

Dans le secteur industriel, l’analyse de la genèse de la gamme de jouets Lego Friends fournit une belle analogie. En 2008, de nombreux executive managers de Lego font le constat qu’en dépit de tous les efforts consentis par la firme pour féminiser sa clientèle, les représentantes du beau sexe ne génèrent que 15 % des ventes. Là où d’autres entrepreneurs auraient pris la décision de se retirer du marché féminin, considérant que manifestement les statistiques montrent que les filles ne s’intéressent pas aux jeux de briques, Jørgen Vig Knudstorp (alors CEO de Lego Group) prend plutôt la décision de renouveler les approches stratégiques internes.

Au lieu de se focaliser sur les clientes de la marque, Knudstorp demanda à ses équipes de R&D de se pencher sur les non-clientes, afin d’identifier les facteurs bloquants. Résultat : en 2012, le groupe lance sa gamme Lego Friends. Axant le gameplay autour du jeu collaboratif plutôt que solitaire, elle remporte un vif succès auprès de la clientèle féminine !

La morale de cette histoire, c’est que Jørgen Vig Knudstorp – comme P.T. Barnum – ne s’est pas contenté de voir le monde tel qu’on lui présentait (les 15 % de parts de marché), mais tel qu’il pourrait être si le jeu (ou la stratégie) était abordé différemment. Car les statistiques et les KPI (key performance indicator, indicateurs clés de performance) ne donnent jamais accès qu’à une vision tronquée de la réalité, valable à un moment donné, et non à une vérité immuable que rien ne saurait altérer.

De fait, la concrétisation de telles visions ne peut se concevoir que dans l’adversité, puisqu’allant de facto à l’encontre des règles et conventions établies. Le CEO de Lego a probablement dû batailler ferme pour imposer sa vision au reste du board et à ses actionnaires. Quant à P.T. Barnum, il n’ignore rien des barrières qu’il devra franchir jusqu’à les chanter dans le morceau « A Million Dreams » :


They can say, they can say it all sounds crazy
Ils peuvent dire, ils peuvent dire que c’est de la folie
They can say, they can say I’ve lost my mind
Ils peuvent dire, ils peuvent dire que j’ai perdu l’esprit
I don’t care, I don’t care, so call me crazy
Peu m’importe, peu m’importe, appelez-moi fou
We can live in a world that we design
Nous pouvons vivre dans un monde que nous façonnons
[…]
A million dreams are keeping me awake
Un million de rêves me tiennent éveillé
I think of what the world could be
Je pense à ce que le monde pourrait être
A vision of the one I see
Sa vision s’impose à moi
A million dreams is all it’s gonna take
Un million de rêves, il n’en faudra pas plus
A million dreams for the world we’re gonna make
Un million de rêves pour le monde que nous allons créer

Deuxième temps : éveiller les actifs stratégiques dormants et faire le buzz (#ComeAlive)

Pour concrétiser sa vision, P.T. Barnum conjugue deux dimensions stratégiques clés. La première réside dans le fait que les concepts qui réussissent sont ceux qui parlent au plus grand nombre, qu’importent leurs origines ou leurs vues, et dont l’exploitation génère du buzz. C’est ainsi qu’il se met en quête de « monstres » susceptibles de peupler son cirque des étrangetés, pour jouer sur la curiosité et la peur – des sentiments humains largement répandus – qu’une telle association de « monstres » ne manquera pas de susciter. Tout le buzz, même le mauvais (critiques de presse assassines, opposants, etc.), est bon à prendre, car le scandale ne fait que rendre la foule plus avide de découvrir son spectacle.

Impossible de ne pas voir dans cette approche stratégique celle de Steve Jobs (pour Apple) ou de Travis Kalanick (pour Uber). Le premier déclarait en 2001 lors de la conférence de lancement de l’iPod entrer sur le marché de la musique parce que « it’s a part of everyone life […] it’s a giant market » (la musique « fait partie de la vie de chacun […] c’est un marché immense » – sous-entendu : un marché bien plus large que tous ceux jusqu’alors investis par Apple). Kalanick, de son côté, a intelligemment su surfer sur la polémique née de son implantation sur des marchés régulés pour laisser ses plus farouches opposants (politiques comme concurrents) endosser à sa place une grande partie de ses coûts de communication.

La seconde dimension stratégique est à voir dans une perspective d’accès au marché. Plutôt que de s’entourer d’artistes confirmés ou de renom, forcément rares, disputés et chers, P.T. Barnum prend le parti de miser sur des actifs inexploités par le marché et donc, accessibles. C’est sur la base de l’agrégation de ces actifs inexploités qu’il va bâtir un océan bleu que ne renieraient ni les professeurs Kim et Mauborgne, ni Brian Chesky, le président-fondateur d’Airbnb. Ce dernier a su ériger un empire mondial de la location saisonnière en un temps record en exploitant la capacité résiduelle des logements privés. Il en va de même du tandem Billy Beane/Peter Brand qui, en faisant fi des conventions en vigueur dans le monde du baseball professionnel au début des années 2000, est parvenu à construire une équipe ultra-compétitive à moindre coût, en misant sur des joueurs systématiquement dévalorisés par le marché.

Obtenir une performance hors du commun sur la base d’actifs sous-exploités, battre le marché en osant s’aventurer là où les concurrents ne peuvent aller, créer tel Steve Jobs la vague que l’on sera seul à savoir surfer, c’est ainsi que l’on crée « The Greatest Show » dont tout le monde parle et que tout le monde veut voir :


Ladies and gents, this is the moment you’ve waited for
Mesdames et Messieurs, voici le moment que vous avez tant attendu
Been searching in the dark, your sweat soaking through the floor
Vous l’avez cherché dans les ténèbres, votre sueur imbibant le sol
And buried in your bones there’s an ache that you can’t ignore
Et enfouie dans vos os, il y a une douleur impossible à ignorer
Taking your breath, stealing your mind
Elle vous coupe le souffle, vole votre esprit
And all that was real is left behind
Et tout ce qui fut réel est abandonné
[…]
It’s everything you ever want
C’est tout que vous avez jamais désiré
It’s everything you ever need
C’est tout ce dont vous avez jamais eu besoin
And it’s here right in front of you
Et c’est ici, juste devant vous
This is where you wanna be
C’est ici que vous voulez être

Troisième temps : être l’incarnation du show (#ThisIsMe)

La qualité première du Greatest Showman est certes d’être un authentique découvreur de talents, mais aussi et surtout d’être un chef d’orchestre qui saura créer autour de ses propres qualités (techniques) et de son aura (managériale) une alchimie de compétences inédite. Et difficilement imitable, puisque le Greatest Showman est aussi le poumon de son propre show, son incarnation vivante. Il est celui qui impulse la dynamique d’ensemble, qui transmet l’énergie à la troupe, qui fédère.

La réalisation de Michael Gracey aidant, il est vrai que P.T. Barnum crève l’écran. Il est au centre de toutes les séquences et chorégraphies, un Mr. Loyal incontournable. Le public se déplace autant pour ce que la troupe de Barnum offre en termes de spectacle que pour voir ses dernières trouvailles en matière de mise en scène. D’ailleurs au Barnum’s Circus, la marque du show, c’est lui !

Là encore, les analogies avec les success stories actuelles sont troublantes. On pourrait déjà évoquer trivialement les youtubeurs stars qui, en se mettant en scène sur les réseaux sociaux, sont parvenus à agréger autour de leurs personnes une audience à faire saliver médias traditionnels comme annonceurs. On pourrait également mentionner ces leaders naturels qui ont compris que leur image était un actif stratégique certain pour gagner. De Mark Zuckerberg à Elon Musk en passant par Jeff Bezos, les ambassadeurs de l’économie 2.0 sont surtout les ambassadeurs ultra-médiatisés d’empires commerciaux qu’ils incarnent littéralement. On pourrait enfin évoquer les artistes de la vague 2.0 qui, pour savoir « synchroniser les émotions » comme l’illustre parfaitement Jean‑Philippe Denis, parviennent à entraîner dans leur sillage des millions d’aficionados en contournant – voire en le confrontant ouvertement – le système productif et promotionnel traditionnel.

On pense à PNL dont la notoriété s’est construite uniquement via les réseaux sociaux, à Booba qui ose braver l’autorité de Skyrock dans le paysage hip-hop français, et même à Orelsan qui se permet de sélectionner « Basique » comme single de lancement de son nouvel album, morceau dans lequel il assène à son public qu’il « va [lui] dire des trucs simples, parce que vous êtes trop cons ». Il est d’ailleurs amusant de constater que le même Orelsan qui avait été mis au ban par la sphère médiatico-politique, est désormais « le grand vainqueur de l’édition 2018 » des victoires de la musique. Ou quand le système tente de faire de la récupération à peu de frais…

Cela ne donne que plus de chair aux propos que nous tenions dans un récent article : « à l’ère de la post-vérité, l’exigence de vérité n’est plus. Seules comptent la force de conviction, et la capacité de maîtriser l’information ». Ces leaders 2.0 l’ont compris, et ils n’entendent pas s’excuser de quelque manière que ce soit d’être ce qu’ils sont (ou ce qu’ils vendent), des marques-personnes qui surfent avec brio sur le culte du « Je » si fortement ancré dans un univers numérique rythmé par les selfies et l’autopromotion permanente. Une leçon de management stratégique 2.0 qui autorise une lecture différente du refrain de « This is Me », lauréat du Golden Globe 2018 de la meilleure chanson de film :


When the sharpest words wanna cut me down
Quand les mots les plus acérés veulent me tailler en pièces
I’m gonna send a flood, gonna drown them out
Je vais les submerger, je vais les noyer
I am brave, I am bruised
Je suis courageux, je suis meurtri
I am who I’m meant to be, this is me Je suis celui que je dois être, c’est moi
Look out ’cause here I come
Faites attention, car me voici
And I’m marching on to the beat I drum
Et je marche au rythme de ma propre mesure
I’m not scared to be seen
Je n’ai pas peur d’être vu
I make no apologies, this is me
Je ne présente pas d’excuse, c’est moi

Quatrième temps : décider s’il faut demeurer infréquentable (#FromNowOn)

Toute brillante que soit l’approche du Greatest Showman, elle ne parvient pas à résoudre l’ultime dilemme stratégique que ne renierait pas Romain Laufer : faut-il s’institutionnaliser après avoir construit son succès sur la transgression ? Dans le film, P.T. Barnum court après la reconnaissance de la haute société, jusqu’à s’égarer sur des chemins artistiques forts éloignés de ses origines. Malgré tous ses efforts, il ne parviendrait jamais à briser totalement le plafond de verre qui le sépare de l’élite. S’ensuit alors un retour aux sources quelque peu forcé sous forme de prise de conscience dépeint dans le morceau « From Now On » :


I drank champagne with kings and queens
J’ai bu du champagne avec les rois et les reines
The politicians praised my name
Les politiciens ont loué mon nom
But those are someone else’s dreams
Mais ce sont les rêves d’un autre
The pitfalls of the man I became
Les embûches de l’homme que je suis devenu
For years and years
Pendant des années et des années
I chased their cheers
J’ai pourchassé leurs bénédictions
The crazy speed of always needing more
La vitesse folle du « toujours plus »
But when I stop
Mais quand je m’arrête
And see you here
Et que je te vois ici
I remember who all this was for
Je me souviens pour qui j’ai fait tout ça

La question de l’institutionnalisation est, il est vrai, au cœur d’un dilemme stratégique d’une formidable complexité. C’est à la fois une question de psychologie et de business.

De psychologie parce qu’elle est éminemment influencée par la personnalité du Greatest Showman. Quand on se construit dans l’adversité, on éprouve souvent un sentiment bivalent d’attraction-répulsion envers les sphères qui nous ont jadis rejetés. Parvenir à les intégrer – ou avoir l’illusion de – c’est parvenir à prendre sa revanche sur la vie. Un chant des sirènes auquel, il faut bien l’admettre, il est facile de succomber.

Mais, c’est aussi une question de business puisque là où une organisation « rule breaker » se joue des règles et conventions, une institution se nourrit de la stabilité des règles établies et de leur respect par l’ensemble des parties prenantes. En d’autres termes, là où il y avait des avantages concurrentiels potentiels à bâtir, quitte à tricher, il y a désormais des avantages concurrentiels concrets à défendre. Ce qui implique d’autres approches en matière de management stratégique, à travers lesquels l’entreprise peut perdre tout à la fois une partie de sa culture et de son public.

Car, in fine, de P.T. Barnum à Booba en passant par Brian Chesky, tous se posent la même question stratégique : pourront-ils demeurer les Greatest Showmen une fois passés de pirates à corsaires ?

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