Le 25 août 2016, le premier ministre Manuel Valls déclarait sur une chaîne de télévision que le burkini était un « symbole de l’asservissement de la femme » et qu’il fallait donc interdire le port de cet habit dans l’espace public (notamment les plages) par des actes législatifs et juridiques afin de promouvoir l’égalité homme-femme. Cette déclaration, comme celles qui ont suivi, a suscité le débat sur la capacité à légiférer sur les tenues vestimentaires, sur l’islamophobie rampante qui se développe en France et aussi sur la norme de ce qu’est la femme et notamment son droit à choisir ses vêtements.
Au-delà, cette déclaration interroge sur deux points :
la vision de la femme et de l’homme qui est véhiculée par ces textes de lois et actes administratifs sur l’égalité homme-femme.
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l’efficacité de ces textes et actes pour promouvoir l’égalité. L’exemple de la mise en œuvre des dispositifs pour promouvoir cette égalité dans le monde du travail permet de réfléchir aux conséquences sociales de ce type d’actes sur le long terme.
Le monde du travail comme révélateur
Personnellement, j’ai découvert que le fait d’être femme pouvait être un problème seulement lorsque j’ai commencé à travailler. Même si j’avais bien perçu dans mon enfance et ma scolarité qu’hommes et femmes (garçons et filles) n’étaient pas toujours traités de façon semblable socialement, j’ai probablement eu la chance de me construire en me disant qu’à compétences égales, hommes et femmes se valaient.
Lorsque je suis entrée dans le monde professionnel, j’ai commencé à vivre les différences. Imperceptiblement. Je me suis rendu compte que certains hommes avaient du mal à travailler avec les femmes, et vice-versa. Je me suis rendu compte qu’il n’était pas toujours facile de travailler avec une personne d’un autre genre. Mais très honnêtement, les difficultés que j’ai eues pendant longtemps avec les collègues au travail étaient beaucoup moins liées à leur genre qu’à leur personnalité. Je ne peux pas travailler avec certaines femmes comme je ne peux pas travailler avec certains hommes.
Ces dernières années, toutefois, les tensions autour du fait que j’étais une femme au travail se sont accrues. Sous l’influence des dispositifs et mesures pour la parité (les dernières en date sont la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les hommes et les femmes ainsi que la loi sur le dialogue social), j’ai constaté que la question du genre était devenue une problématique constante, voire obsédante dans les collectifs de travail. Pourquoi ?
Du salarié à l’individu, un changement de vision
D’abord parce que l’acte juridique n’est pas un acte anodin. C’est un acte performatif (Austin, 1962). Les discours juridiques créent un nouvel état. C’est le cas avec les textes qui cadrent l’égalité homme-femme. En posant qu’il faut lutter contre les inégalités homme-femme au travail, on pose le genre. On pose que les salariés ne sont pas des individus mais des hommes ou des femmes.
Aussi, au fil des années, le cadre législatif pour améliorer la diversité a-t-il eu cet effet inattendu de nous poser en tant qu’individu au travail dans un débat genré. Depuis quelques années, il faut composer des comités, des commissions, des groupes de travail qui soient à parité. Ceci pour inciter les femmes à prendre des positions et à « déverrouiller » les positions prises par les hommes.
Car ces normes administratives instituent aussi une certaine vision de la femme et de l’homme au travail. Elles partent du postulat que les hommes dans les entreprises sont les grands méchants et qu’ils brident les positions de pouvoir : qu’ils ne veulent pas lâcher le pouvoir. Comme si le genre posait l’attirance au pouvoir. C’est une image très particulière des hommes qui est véhiculée par ces textes. Une image qui nie totalement toutes les avancées sur la compréhension du psychisme humain et la diversité des possibles et envies en termes de relation aux autres.
C’est aussi une image très particulière de la femme. La femme doit être protégée et valorisée parce qu’elle est femme et que c’est dur pour elle dans le monde du travail. Pour les femmes ceci est assez condescendant, voire méprisant. Une femme n’aurait-elle pas la capacité à se dire elle-même ? À affirmer son identité et son envie d’implication et d’engagement professionnel ? Personnellement, je n’ai pas du tout besoin d’être protégée. J’ai juste besoin d’être reconnue dans mon travail comme n’importe quel individu.
La normalisation au risque de l’uniformisation
Cette institutionnalisation du genre par les actes juridiques pose un problème. Elle accentue les différences au lieu de les faire disparaître. Cette situation est bien connue en Théorie des organisations. À partir du moment où vous définissez une règle autour d’un problème qui auparavant s’autorégulait socialement, vous prenez le risque de faire porter toute l’attention sur ce problème. Ce qui n’en était pas toujours un peut en devenir un. L’instrument de gestion – la règle – institue le problème. Il ne fait pas que le rendre visible pour le combattre, il peut aussi le créer.
Par exemple, les normes qualités dans les entreprises ont été mises en place pour lutter contre les dysfonctionnements et faire que les collectifs de travail soient plus efficaces. Elles ont certainement aidé à améliorer certains processus, mais elles ont aussi dit ce qui était le « bien travailler » et le « mal travailler ». Ainsi, elles ont normalisé le travail et ont conduit à casser des processus de travail qui fonctionnaient dans certaines entreprises.
Impossible, alors, de sortir de ce cadre, d’agir différemment. Il faut se conformer pour être vue comme une bonne entreprise (Meyer et Rowan, 1977), même si ceci peut conduire l’entreprise à l’inefficacité voire la faillite. L’acte juridique en disant ce qu’est la femme et l’homme au travail et en disant ce qu’est l’égalité homme-femme normalise et uniformise des individus au travail au lieu de reconnaître leur diversité.
Un long travail de déconstruction
Pour beaucoup de femmes dans le travail la position est aujourd’hui très dure à tenir. Si je prends mon exemple, lorsqu’on me sollicite pour faire une action au travail ou pour me valoriser, je ne peux que m’interroger : est-ce parce que je suis moi ou parce que je suis du genre féminin ? Ceci d’autant plus que comme il y aurait peu de femmes dans mon monde professionnel, on me sollicite beaucoup en me disant que c’est justement parce que je suis une femme et qu’il faut la parité sur les listes électorales, dans les commissions de recrutement… Je dois donc lutter pour ne pas faire que cela et finir en symbole de la femme au travail au lieu de faire mon métier.
Les hommes, quant à eux, sont aux aguets. Tous actes qui les confrontent ou les associent aux femmes leurs posent la question de leurs interprétations : une réaction à l’action menée par une femme va très vite être interprétée comme une réaction genrée. Face à l’évolution/valorisation d’une femme professionnellement, ils en viennent également – légitimement – à se demander si ce n’est pas lié à son genre. Insidieusement, ces actes juridiques ont ainsi conduit dans certains milieux professionnels à opposer hommes et femmes.
Le problème de l’égalité homme-femme est un problème profond, social, ancré dans des pratiques et des cultures. Les schémas mentaux à déconstruire prendront des années, des générations. On est certes encore loin d’une résolution de ce problème. Quand un jeune cadre à haut potentiel d’une grande entreprise française m’explique qu’il ne peut pas demander du télétravail sous peine de sabrer sa carrière parce que le télétravail est considéré comme un dispositif pour les femmes qui ont des enfants, je me dis que le travail sera encore long. Quand un jeune homme me raconte qu’il voudrait être assistant de puériculture mais qu’il ne peut pas se lancer dans ce métier car il sait que les crèches ne voudront pas l’embaucher, je me dis qu’il faut encore travailler.
Éducation, formation, sensibilisation
Il est évidemment nécessaire que l’État et le législateur agissent pour aider à cette transformation culturelle et sociale. Ces mesures ont le mérite de mettre en lumière l’importance de ce sujet pour notre société. En revanche, la solution n’est pas seulement dans l’acte juridique et les dispositifs législatifs qui posent l’égalité homme-femme. Elle est beaucoup plus à chercher autour de l’éducation, de la formation, de la sensibilisation et du dialogue. De la sanction, aussi, quand une femme ou un homme est traité différemment parce qu’il est femme ou homme.
Cet apprentissage double-boucle (Argyris et Schön, 1978) qui remet profondément en cause nos cadres de pensée est long, mais bien plus efficace que des actes législatifs qui finissent par opposer plutôt que de comprendre l’autre. Trop peu a été fait sur ce volet-là en France. On a considéré que la loi et l’acte juridique réglaient le problème. Il pourrait bien s’avérer que c’est le contraire…
Dans le débat sur le burkini, nous héritons du même discours et de la même façon d’agir pour lutter contre les inégalités de traitement entre les hommes et les femmes. En partant d’une volonté salutaire (promouvoir l’égalité homme-femme), ces mesures instituent peu à peu ce qu’est une femme « normale » et par opposition ce qu’est un homme « normal ». À force de jouer cette petite musique du genre, nous pourrions bien en arriver, sans nous en apercevoir, à étouffer toute diversité et à dessécher tout ce qui fait la beauté de la personnalité humaine.