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Élimination de Ghassem Soleimani : une dangereuse escalade dans la politique américaine d'assassinats ciblés

Ghassem Soleimani en 2018. EPA/EPA-EFE/Iranian Supreme Leader's Office

Le général iranien Ghassem Soleimani, commandant de la Force Al-Qods, l'unité d'élite des Gardiens de la révolution, a été tué par une frappe aérienne américaine aux premières heures du 3 janvier.

Il s'agit du développement le plus récent et le plus important du conflit par procuration qui oppose les États-Unis à l'Iran. Ce conflit se déroule en large part sur le territoire irakien. Il y a quelques jours à peine, l’ambassade américaine à Bagdad a subi une attaque que l’administration Trump a explicitement attribuée à l’Iran. Les autorités iraniennes, notamment par la voix du ministre des Affaires étrangères Javad Sharif, ont affirmé qu’en assassinant Soleimani les États-Unis avaient commis un « acte de terrorisme international » et s’étaient engagés dans « une escalade extrêmement dangereuse et imprudente ».

S'il est trop tôt pour prévoir les conséquences qu’aura cette opération américaine, l'assassinat du général iranien est indéniablement le signe d'une escalade de la politique américaine d'assassinats ciblés. Il s’agit également d’un précédent dangereux en matière de politique internationale.

Dans son communiqué, le Département de la Défense des États-Unis a justifié la frappe aérienne en affirmant que Soleimani « préparait activement des attaques contre des diplomates et militaires américains en Irak et dans toute la région », rappelé que la Force Al-Qods est considérée par le gouvernement américain comme une organisation terroriste étrangère, et souligné que l’opération visait à protéger le personnel américain à l’étranger et à prévenir de futures attaques.

Mais Soleimani était aussi un officiel d’un pays étranger. Et il n'est pas évident qu'il représentait une menace imminente pour des ressortissants américains. Le communiqué du Département de la Défense ne donne aucun détail sur ce dernier point. Or ces deux aspects – le statut de la cible et la nature de la menace qu’elle représentait – étaient jusqu’ici des éléments fondamentaux dans toute décision d’élimination ciblée ou de frappe préventive prise par le gouvernement américain.

La justification des assassinats ciblés, de Reagan à Obama

Depuis le milieu des années 1970, un décret interdit aux agences du gouvernement américain de se livrer à des assassinats. Cependant, tout en maintenant l'interdiction d'assassinat, l'administration de Ronald Reagan s'est efforcée de créer l'espace juridique et politique dont elle avait besoin pour éliminer des terroristes quand elle le jugeait bon. Les avis juridiques rendus à cette époque par la CIA et le Pentagone suggéraient que le recours à la force pour lutter contre le terrorisme était une tout autre affaire et ne relevait donc pas de l’interdiction frappant la pratique des assassinats.

Comme l'indique clairement la Directive sur les décisions relatives à la sécurité nationale n°138, l'administration Reagan fondait sa position sur l’idée que ces mesures étaient préventives et prises en légitime défense contre des cibles constituant une menace imminente pour les intérêts et le personnel des États-Unis.

Précédent important dans la perspective de l'assassinat de Soleimani plusieurs décennies plus tard : certains membres de l'administration Reagan ont également fait valoir que les éliminations ciblées pouvaient viser non seulement des terroristes, mais aussi des dirigeants d’États soutenant le terrorisme. Bien que certains désaccords subsistent, plusieurs sources primaires et secondaires semblent convenir que l'administration Reagan a tenté de tuer le leader libyen Mouammar Kadhafi lors d'une frappe aérienne sur son quartier général et son domicile en 1986. Si les membres de l'administration Reagan ont maladroitement nié que Kadhafi, qui avait survécu au bombardement, avait été directement visé , ils espéraient aussi, comme l'administration Trump aujourd'hui, que l'attaque aurait un effet dissuasif.

Donald Trump, un précédent dangereux. Al Drago/Bloomberg/Getty Images

Au lendemain du 11 Septembre, l’élimination de terroristes avérés et suspectés est devenue un élément central de la politique antiterroriste américaine. Le nombre de frappes de drones a nettement augmenté, en particulier pendant le premier mandat de Barack Obama.

Toutefois, au cours de son second mandat, Obama a fait un effort tardif et peu convaincant pour rendre la politique antiterroriste américaine plus conforme aux normes juridiques internationales relatives au recours à la force en cas de légitime défense. Son administration a alors insisté davantage sur le fait que l'élimination d'un terroriste n'était possible qu'à la condition que celui-ci représente une menace imminente pour les États-Unis. Mais la définition de la notion d'imminence adoptée par l'équipe d'Obama s'est révélée particulièrement souple. Cette justification juridique a créé des précédents internationaux que d'autres États (comme la Turquie et le Pakistan) ont été plus qu'heureux de reprendre à leur compte.

L'attaque qui a tué Soleimani va cependant au-delà de la pratique américaine récente et semble rendre explicite une opinion qui était restée quelque peu implicite dans les années Reagan. Il semblait jusqu’ici clairement établi que les seules personnes auxquelles l'interdiction d'assassinat ne s'appliquait pas étaient les acteurs terroristes non étatiques représentant une menace imminente. Or Soleimani était en charge, côté iranien, de la guerre par procuration qui met aux prises les États-Unis et l'Iran. Il ne s'agissait toutefois pas d'une guerre déclarée, ce qui aurait fait de Soleimani une cible légitime (comme le général japonais Yamamoto pendant la Seconde Guerre mondiale). Même s’il était un militaire, il était indéniablement un haut responsable étranger ; par conséquent, son élimination semble enfreindre l'interdiction d’assassinat, ou au moins la remettre explicitement en cause.

La politique de Trump

La justification publiée par le Département de la Défense offre un compte-rendu détaillé des actions passées de Suleimani, indiquant :

Il avait orchestré des attaques contre des bases de la coalition en Irak au cours des derniers mois – en particulier l’attaque du 27 décembre – à l’origine de morts et de blessés supplémentaires parmi les soldats américains et irakiens. Le général Soleimani a également approuvé les attentats de cette semaine contre l’ambassade des États-Unis à Bagdad.

Mais il n'y a pas de preuve détaillée du fait qu’il représentait une menace imminente. Ce point peut sembler mineur, mais il se trouve au cœur de la justification légale de la frappe aérienne. Tout porte à croire que Soleimani n'a pas été tué parce qu'il représentait une menace imminente, mais plutôt en guise de représailles pour les événements récents et pour dissuader l’Iran de se livrer à d’autres attaques à l’avenir.

D’ailleurs, Agnès Callamard, rapporteur spécial des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, a déjà suggéré que les États-Unis pourraient avoir agi illégalement dans cette affaire.

L'administration Trump a, jusqu'à présent, refusé d'expliquer et de justifier sa politique d'assassinats ciblés. Ce qui est sûr, c’est que cette dernière opération sape encore plus les normes internationales et américaines en matière d'assassinats et crée certainement un précédent international dangereux dans ce domaine.

This article was originally published in English

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