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Découvrez comment, enfin, réussir vos soufflés. Ceeseven / Wikipedia, CC BY-SA

En cuisine : comprendre pour réussir, ou comment obtenir le soufflé parfait

Accepterions-nous vraiment de partir pour un voyage dont nous ignorerions la destination, et sans savoir à l’avance de quoi nous avons besoin et quel moyen de transport nous devons emprunter ? Vers où diriger nos pas ? Irions-nous à pied, en vélo, en avion ? La cuisine, au sens de la préparation des mets, jusqu’à présent, nous met pourtant dans une telle position. Pas étonnant qu’il y ait des ratés… sans compter que la personne qui nous donne des indications les unes après les autres n’a pas toujours la connaissance des effets des gestes qu’elle prescrit de faire.

En matière d’enseignement culinaire, aussi, on en est resté à de l’enseignement par « reproduction », au lieu d’un enseignement par compréhension… D’ailleurs, comment choisir ce qu’il faut reproduire, quand on voit quelqu’un cuisiner ? Quels gestes sont essentiels, et quels gestes sont personnels, idiosyncratiques ?

Sans compter, enfin, que les prescriptions classiques sont… « fragiles ». C’est d’ailleurs ainsi que j’ai commencé mes travaux, le 16 mars 1980, alors que je faisais un soufflé au roquefort, avec une « fiche recette » : il était écrit d’ajouter les jaunes d’œufs deux par deux dans la préparation à base de béchamel et de fromage qui était initialement préparée. J’ai eu l’occasion de voir que cette « précision culinaire » était insensée, alors qu’elle figurait dans les livres de cuisine depuis plus d’un siècle ! Car, en réalité, ce n’est pas cela la question ; peu importe que les jaunes d’œufs soient ajoutés un par un, ou deux par deux, ou tous ensemble ! La seule chose importante, en l’occurrence, c’est que les jaunes d’œufs soient mis dans la béchamel au fromage quand cette dernière est à moins de 60 °C, afin que les jaunes ne soient pas coagulés (« cuits ») à cette étape !

Le soufflé à la vanille

Mais examinons une recette de soufflé à la vanille (pour un dessert festif), pour ceux qui en ont besoin. L’objectif, tout d’abord, c’est de faire une préparation qui gonfle beaucoup à la cuisson, et qui ne tient que jusqu’au moment du service. Car, soit dit en passant, une préparation qui resterait gonflée serait un gâteau, et pas un soufflé.

Pour obtenir un soufflé, donc, il y une façon classique de faire, qui consiste à faire une préparation pâteuse, salée ou sucrée selon les cas, qui contient des jaunes d’œufs (non coagulés, comme on l’a vu), et à laquelle on ajoute des blancs d’œufs battus en neige. Le mélange des deux préparations est versé dans un ramequin beurré et fariné (pour les soufflés salés) ou sucré (pour les soufflés sucrés).

Recette traditionnelle de soufflé à la vanille. M. Patisserie.

Ici, pour notre soufflé à la vanille, partons donc d’une préparation intermédiaire entre une crème anglaise et une crème pâtissière : la crème anglaise est obtenue par cuisson d’un mélange de lait, de jaunes d’œufs et de sucre (elle épaissit en cuisant), tandis que la crème pâtissière est le même type de préparation, mais avec de la farine. Ici, il est sans doute préférable d’utiliser une quantité de farine intermédiaire entre rien et la quantité de la crème pâtissière.

Cette crème anglaise « batarde » (on nomme ainsi les sauces détournées par la farine) étant faite, et refroidie, on y ajoute donc des jaunes d’œufs, tandis que l’on bat les blancs en neige d’autant plus ferme que l’on a ajouté du sucre pendant le battage, après qu’ils sont montés. Puis on mélange les deux préparations, et on met l’ensemble dans un moule beurre et sucré, et l’on enfourne au four préchauffé à 180 °C pendant un temps qui dépend de la taille du soufflé (disons 20 minutes pour un petit soufflé, et jusqu’à 45 minutes pour un gros soufflé).

Ce que l’on ne vous a pas dit

Jusque ici, nous n’avons vu que le principe du soufflé, mais nous n’avons pas considéré les détails de la préparation. Par exemple :

  • Pour obtenir une bonne crème à la vanille, il faudra… de la vanille ! Cela peut être une gousse que l’on ouvre en deux et dont on gratte l’intérieur pour le faire tomber dans du lait chaud, où la matière solide infusera, mais cela peut-être, plus simplement, un dé à coudre de « vanille liquide » (une solution de vanilline, souvent avec du sucre et du caramel) !

  • Pour avoir une belle crème anglaise, il est bon de commencer par fouetter les jaunes d’œufs avec le sucre (tant pour tant), jusqu’à ce que le mélange blanchisse : en effet, ce battage fait comme un « jaune en neige », tandis que le sucre se dissout dans l’eau qui est apportée par les jaunes d’œufs (un jaune, c’est 50 pour cent d’eau).

  • Pour obtenir ce blanchissement des jaunes, il est bon de ne pas stocker les jaunes avec le sucre sans battre, car les protéines du jaune seraient alors coagulées autour des cristaux de sucre, qui deviendraient plus difficiles à dissoudre.

  • Nous n’avons pas dit, surtout, comment cuire ! Or c’est cela qui est essentiel, car, quand j’ai commencé mes travaux, en 1980, il y avait des cuisiniers triplement étoilés qui prétendaient qu’il fallait des blancs en neige bien fermes pour avoir des soufflés bien gonflés, tandis que d’autres, également triplement étoilés, prétendaient qu’il fallait des blancs pas fermes. En réalité, les expérimentations ont établi que tout cela n’a pas beaucoup d’importance ; le premier facteur est de cuire par le fond, par exemple en plaçant le ramequin sur la « sole » du four (la partie inférieure, que l’on doit chauffer).

Pourquoi les soufflés gonflent-ils ?

On voit, dans la longue description précédente, qu’il y a lieu de bien rénover la technique culinaire, et cela a été – et reste – une des applications de la « gastronomie moléculaire ».

Le soufflé d’Hervé This. MOOC factory by CRI.

Oui, je parle bien de « gastronomie moléculaire », à savoir cette discipline scientifique qui cherche les mécanismes des phénomènes, à bien distinguer de la « cuisine moléculaire », laquelle est de la cuisine rénovée techniquement. D’ailleurs, pour les soufflés, nous n’avons pas tout expliqué, parce que cela serait bien long, et je propose que nous nous limitions à la cuisson par le fond.

Dans les années 1980, quand j’ai commencé mes études de gastronomie moléculaire, il était indiqué que les soufflés auraient gonflés parce que les bulles d’air des blancs en neige auraient été dilatées par la chaleur. Oui, les bulles d’air se dilatent à la chaleur, lors de la cuisson, mais cela ne produit un gonflement que de 20 pour cent, alors que les cuisiniers font du 200 ou du 300 pour cent !

Une de mes premières découvertes a été le fait que les soufflés gonflent en réalité parce qu’une partie de l’eau de la préparation s’évapore : or 1 gramme d’eau qui s’évapore fait 1,5 litre de vapeur, et un petit soufflé de 100 grammes perd jusqu’à 10 grammes ! Cela dit, on comprend alors – et alors seulement – que c’est au fond du récipient que cette évaporation doit avoir lieu : la vapeur formée au fond pousse les couches du soufflé vers le haut. Alors que si l’on chauffait par dessus, la vapeur formée serait perdue en pure perte !

Ajoutons qu’il y a maintenant ce que le cuisinier mondialement connu Pierre Gagnaire nomme les « règles de Hervé pour la cuisson des soufflés » :

  • Faire des blancs fermes (la vapeur formée aura plus de mal à s’échapper)

  • Si possible utiliser un récipient de cuisson métallique (afin que le contact avec le four soit meilleur, et que, surtout pour le fond, la chaleur puisse rapidement évaporer l’eau, avant que la masse du soufflé ne coagule)

  • Commencer la cuisson en faisant rapidement une croûte sur le dessus (ainsi, la vapeur s’échappera plus difficilement)

  • Cuire par le fond, pour la raison exposée précédemment.

Des séminaires de gastronomie moléculaire

Terminons en signalant que, lors d’un des séminaires de gastronomie moléculaire que nous organisons, nous avons fait encore mieux que ce que les cuisiniers imaginaient…

Mais il faut d’abord présenter ces séminaires : ce sont des rencontres publiques et gratuites, qui se tiennent chaque mois depuis vingt ans, au Lycée hôtelier Guillaume Tirel, à Paris. Et ceux qui ne peuvent y assister peuvent recevoir gratuitement les comptes rendus, en les demandant à icmg@agroparistech.fr.

Dans ces séminaires, chaque mois donc, nous testons expérimentalement des précisions culinaires, en partant de ce qui est écrit dans les livres de cuisine, ou les manuels, ou les déclarations des cuisiniers : est-il vrai que les haricots blancs se fissurent moins à la cuisson quand on les a fait tremper ? Non. Est-il vrai que des bouchons de liège dans l’eau de cuisson des poulpes rendent ces derniers plus tendres ? Non ! Est-il vrai que le flambage rende le cognac ou le vin moins acide ? Non, et c’est même le contraire pour le cognac. Combien de temps faut-il ébouillanter des tomates pour enlever facilement leur peau : 5 secondes, ou 10 secondes, ou 15 secondes, ou 20 secondes, ou 25, secondes, ou 30 secondes ? On a entendu de tout, mais finalement, c’est un temps de 20 secondes qui donne le meilleur résultat, et quelles que soient les tomates que nous avons utilisées !

Arrêtons-là cette liste qui comporte environ 200 entrées, et revenons au soufflé, testé dans un séminaire : j’ai cuit un soufflé sans même battre les blancs en neige, mais en chauffant très spécifiquement par le fond… et il a gonflé autant que le même soufflé avec blancs battus en neige ! Les professionnels qui étaient présents n’en croyaient pas leurs yeux, alors qu’ils avaient eux-mêmes préparé les soufflés, et je me souviens très bien de celui qui était assis derrière moi dans l’amphithéâtre et qui répétait : « Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible… ».

Oui, il y lieu de contribuer à faire évoluer la technique culinaire, en la débarrassant de toutes les scories de son développement ! Et cela passe par des tests, par des questionnements, au lieu de supporter l’enseignement par reproduction qui a été évoqué précédemment. Il y a lieu de ne pas céder à l’argument d’autorité des chefs étoilés ou pas. Ces derniers, d’ailleurs, ont reçu une formation empirique, et leur compétence est plus artistique (le bon, c’est le beau à manger) que technique. Faisons comme pour les grands ouvrages civils : confions le dessin des ponts à des architectes qui sont des artistes, mais confions la solidité des ouvrages à des ingénieurs qui connaissent la résistance des matériaux (et d’ailleurs, évitons de laisser entre les mains des ingénieurs les dessins, ou entre les mains des artistes la solidité !).

Bref, la gastronomie moléculaire a encore beaucoup à faire : j’ai dans mes dossiers 25 000 précisions culinaires, rien que pour la cuisine française ! Les questions sont innombrables, et il faudra le concours de tous, dans un esprit de recherche, pour arriver à les explorer.

Pour autant, la cuisine ne deviendra jamais scientifique, contrairement à ce que le cuisinier Auguste Escoffier a écrit, de façon tout à fait insensée. Car la cuisine est une technique, doublée d’une composante artistique, et elle le restera : la cuisine doit produire des mets, ce qui est précisément un travail technique + artistique.

La science, elle, – disons plus justement les sciences de la nature – doit plutôt chercher les mécanismes des phénomènes ; et elle fait avec la méthode suivante :

  • identifier un phénomène (et rien de pire que de chercher les mécanismes de phénomènes si ceux-ci n’existent pas, d’où les études expérimentales des séminaires de gastronomie moléculaire) ;

  • le caractériser quantitativement : la mesure de nombreux aspects du phénomène produit des nombres, des résultats de mesures ;

  • réunir ces résultats de mesures en équations, nommées des « lois » ;

  • réunir des lois et introduire des concepts nouveaux pour produire une « théorie » (ou « modèle ») qui, en quelque sorte, donne les mécanismes du phénomène ;

  • chercher des conséquences de la théorie ;

  • et tester expérimentalement ces conséquences théoriques, surtout en vue de réfuter la théorie (ce qui permettra de l’améliorer).

On voit bien que cette méthode n’a rien à voir avec la cuisine, et que la cuisine, production de mets, de plats, ne fera jamais ce travail… qui, en revanche, est celui de la gastronomie moléculaire.

Évitons donc des expressions comme « science culinaire » (sauf si l’on parle du savoir des cuisiniers) ; évitons de confondre sciences de la nature et cuisine ; évitons de confondre technique, technologie et sciences de la nature. Ne confondons pas gastronomie moléculaire (de la science de la nature, notamment de la physico-chimie) et cuisine moléculaire (de la cuisine).

Surtout, bien plus positivement, disons que la cuisine moléculaire a été un immense renouveau artistique… qui est aujourd’hui dépassé par la « cuisine note à note » (une autre histoire, que je n’ai pas la place d’expliquer ici, même si c’est la cuisine du futur), tandis que la gastronomie moléculaire, elle, ne cesse de se développer depuis 1980, et ne cessera de le faire : nous en sommes à 34 laboratoires dans des universités du monde entier… et la publication d’un Handbook of molecular gastronomy, qui paraît en avril prochain !

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