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En Polynésie française, la recherche et les populations locales font cause commune pour préserver les cônes marins

Collection de cônes collectés dans le milieu naturel, chez une habitante des Tuamotu. Camille Mazé (juillet 2021), CC BY-NC-SA

Avez-vous déjà entendu parler des cônes marins – Conidae pour les spécialistes ? En tout cas, vous les avez certainement déjà croisés. Arborant de beaux motifs et des couleurs variées, ces mollusques gastéropodes sont très appréciés des collectionneurs pour leurs coquilles.

Comme beaucoup d’autres espèces marines vivantes, les cônes sont aujourd’hui menacés par les impacts anthropiques et les fragilités environnementales liées au changement global. Ce contexte renforce la vulnérabilité de la biodiversité marine et des ressources prélevées par les sociétés humaines.

De nombreux cônes sont d’ailleurs déjà inscrits sur la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature dont le congrès s’est tenu à Marseille début septembre 2021.

Les venins de prédation et de défense du cône contiennent par ailleurs des centaines de peptides bioactifs – des conotoxines – dont le pouvoir thérapeutique est jugé important pour le traitement de plusieurs maladies humaines telles que le cancer, les maladies neurodégénératives, l’épilepsie et la gestion de la douleur chronique. Ils pourraient donc devenir un puissant antalgique, avec moins d’effet d’accoutumance que la morphine.

Étal de coquillages sur le marché de Papeete. Camille Mazé (juillet 2021)

Partant de ce double constat, le projet Polycone associe plusieurs disciplines et crée un lien avec les gestionnaires de ressources marines et les communautés locales.

L’objectif est de bâtir un plan inédit d’exploitation et de gestion durable des cônes marins dans le respect du protocole de Nagoya. Entré en vigueur le 12 octobre 2014, ce dernier concerne notamment l’accès aux ressources génétiques et le partage juste et équitable des avantages découlant de leur utilisation.

En juillet dernier, ce projet a été présenté au président de la République française au Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement (Criobe), en tant que première tentative mondiale pour développer un modèle intégré, éthique et durable d’utilisation des cônes marins pour l’exploitation de leurs molécules toxiques (venins).

Au cœur de la démarche se trouve le transfert équitable de connaissances de la science vers la société et l’industrie.

Une exploitation qui menace leur survie

Si les molécules de ces mollusques gastéropodes intéressent aujourd’hui la recherche, celle-ci appréhende avec prudence les perspectives d’exploitation des toxines, les conditions d’extraction et de collecte des venins ainsi que les retombées médicales, pharmacologiques, dermatologiques, physiologiques, éco-toxicologiques et donc, industrielles.

Malgré ses potentiels, la ressource est en effet rarement disponible, que ce soit pour les chercheurs ou les sociétés pharmaceutiques. Et le venin lui-même est pour l’heure majoritairement obtenu à partir de glandes à venin disséquées – avec parfois jusqu’à cent spécimens sacrifiés pour l’isolement d’une seule conotoxine – ce qui n’est pas durable et éthiquement discutable.

De plus, les molécules sont le plus souvent synthétisées. Il convient dès lors de développer des méthodes de collecte et d’extraction des venins non létales pour les cônes. L’enjeu est aussi de produire davantage de recherche fondamentale sur leur adaptation ainsi que leur capacité de survie et de reproduction en aquarium dans la perspective éventuelle d’un développement en aquaculture. En ce sens, une centaine de cônes ont déjà été prélevés dans le milieu naturel et mis en aquarium par nos chercheurs.

Cônes prélevés dans le milieu naturel et mis en aquarium au Criobe. Valentin Raymond (juillet 2021), CC BY-NC-SA
Valentin Raymond (juillet 2021), CC BY-NC-SA

Cela devrait permettre d’affiner les connaissances sur les propriétés des venins, notamment issus d’espèces endémiques. L’un des objectifs est de constituer une banque de venins à destination des scientifiques.

La gestion des ressources en question

Afin d’éviter de nouvelles « tragédies des communs », l’économiste Elinor Ostrom a mis en évidence la capacité des communautés à s’auto-organiser pour gérer durablement les ressources. Dans ce contexte, il convient d’être attentif à la fois à l’écologie des cônes ainsi qu’aux contextes socioculturels et aux modes de gestion des espèces sauvages par les communautés humaines.

En raison de la perturbation de l’habitat et des faibles densités de la plupart de ces espèces, face à la difficulté de synthétiser artificiellement et de collecter leurs venins, il est essentiel de faire en sorte que l’exploitation du cône ne conduise pas à son extinction.

Il s’agit aussi de penser la gestion des ressources dans le cadre d’une justice environnementale, en s’assurant notamment que l’usage des molécules de cônes ne profite pas à un groupe social dominant au détriment d’autres – en l’occurrence des communautés qui vivent sur des territoires où les cônes font l’objet de collectes.

À partir des pratiques historiques et des capacités d’action présentes et futures des communautés locales, deux scénarios sont explorés : élevage et reproduction en aquaculture ; aires protégées pour la collecte dans le milieu naturel.

La Polynésie française, un terreau favorable

Située au sein de la plus grande région indo-pacifique, la Polynésie française recense environ 1/8ᵉ de toutes les espèces connues de cônes.

Certaines espèces de cônes sont endémiques, c’est-à-dire qu’elles ne sont présentes nulle part ailleurs, notamment aux Marquises. La Polynésie française est donc idéalement positionnée pour développer une gestion durable et une utilisation équitable de cette ressource qui, pour l’heure, est abondante et d’une grande richesse.

Jeune femme récoltant des coquillages à Tikehau. Camille Mazé (juillet 2021)

Les communautés autochtones et locales de Polynésie française possèdent une expérience inédite de gestion durable des ressources naturelles à travers la pratique du Rāhui.

L’anthropologue Tamatoa Bambridge, qui porte aujourd’hui le projet de Rāhui Center, a bien décrit cette pratique de jachère traditionnelle propre à la Polynésie (pas seulement française : Hawaï, île de Pâques, îles Cook, Nouvelle-Zélande), en expliquant en quoi elle constitue une véritable institution.

Le Rāhui, pratique traditionnelle remise au goût du jour

Le Rāhui permet de poser une interdiction temporaire de prélèvement d’une ressource (agricole ou lagunaire) sur un territoire insulaire. Il revenait en effet à un groupe (un clan, une famille élargie ou une chefferie) d’interdire l’accès à un espace et le prélèvement d’une ressource pendant une période variable.

Cette pratique politique et institutionnelle a été mise à mal par la colonisation, mais elle connaît aujourd’hui un renouveau, en regard de la montée en puissance des objectifs de durabilité environnementale, liant l’écologique et le social.

Cette pratique collective tient compte des interdépendances entre les humains et leur environnement. Elle correspond ainsi, bien avant l’heure, à l’idée de « gestion écosystémique » ou « adaptative » censée pallier les risques d’extinction des ressources naturelles et des sociétés qui en dépendent.

Des savoirs locaux pour gérer les ressources

Tandis que les communautés polynésiennes révèlent leur aptitude à gérer collectivement et de manière adaptative certaines ressources naturelles, tout l’enjeu est de ne pas reproduire les erreurs du passé ou certaines actuelles. La mobilisation des savoirs locaux est alors indispensable en vue d’atteindre la gestion soutenable des ressources marines.

En ce sens, les recherches anthropologiques permettent de mieux saisir les relations qui se nouent entre ces communautés et les coquillages, et les savoirs qui en résultent. Il s’agit notamment d’appréhender les usages et représentations des coquillages – dont les cônes – parmi lesquels l’artisanat et l’alimentation.

Femme des Tuamotu travaillant le coquillage pour en faire des bijoux ou des objets d’artisanat (Rangiroa, passe de Tiputa). Camille Mazé (juillet 2021)

Mais au-delà de la bonne connaissance de ces coquillages et des lieux où ils se trouvent, ces derniers revêtent également une importance symbolique et historique.

Ainsi, ce qui est aujourd’hui appelé « ressources » – avec en filigrane les notions de « bien commun », de propriété et de marchandisation – doit être pensé dans toutes ses dimensions et construit collectivement comme « un commun », avec les entreprises qui les exploitent et les communautés locales.

C’est la raison pour laquelle le projet Polycone va explorer plusieurs scénarios, allant de la création d’aires marines gérées avec les communautés locales sur le modèle du Rāhui, jusqu’au développement de fermes aquacoles basées sur l’acquisition de connaissances en biologie et l’innovation en biotechnologies.

À ce titre, il est essentiel de reconstituer l’histoire des filières d’exploitation des ressources marines en Polynésie française – telle la filière perlière – afin d’identifier les leviers et les blocages à la mise en œuvre d’une trajectoire durable.

Repenser notre gouvernance de « la nature »

Ces approches intégrées passent par une déconstruction critique, créatrice et constructive de nos manières de penser notre rapport au vivant et de gouverner la nature.

Les humanités environnementales, en étroite interaction avec les sciences du vivant et de la terre, nous aident dans cette tâche aujourd’hui devenue nécessaire et urgente pour dépasser les clivages entre nature et culture, humain et non-humain, science et politique encore largement dominants dans la pensée et les pratiques de la gestion de l’environnement et des ressources naturelles.

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