Menu Close

En Russie, l’élite politique gagnée par la nervosité face aux critiques du camp ultra-nationaliste

Représentation d'Evguéni Prigojine durant un carnaval en Allemagne, dénonçant l'Ukraine, l'Allemagne, l'UE l'OTAN, les États-Unis et le Royaume-Uni comme autant de « nazis »
Evguéni Prigojine, le patron de Wagner, ici caricaturé lors du carnaval du Lundi des Roses à Düsseldorf le 20 février dernier, ne cesse d’appeler le pouvoir russe à durcir encore sa guerre contre l’Ukraine et ses soutiens, tous assimilés à des nazis. Il n’est pas le seul à tenir un tel discours. Ina Fassbender/AFP

Que la contre-offensive ukrainienne qui a commencé début juin 2023 réussisse ou non à déloger les troupes russes des territoires occupés, plusieurs signes indiquent qu’elle a déjà suscité une véritable inquiétude à Moscou.

Le malaise a été particulièrement perceptible lors de la rencontre de Vladimir Poutine le 13 juin avec un groupe d’influents blogueurs militaires – des « journalistes patriotes » qui soutiennent la guerre mais qui critiquent parfois la manière dont elle est menée. Cette rencontre a d’autant plus retenu l’attention que, au cours des mois précédents, le président russe avait évité les déclarations publiques sur la guerre, annulé sa conférence de presse annuelle de décembre et reporté son émission annuelle de questions-réponses avec la population à l’occasion de la fête nationale qui aurait dû se tenir mi-juin.

Lors de cette réunion du 13 juin, Poutine a été contraint de répondre à des questions précises qui l’ont mis en difficulté. Notons que dans ses réponses, il a employé à plusieurs reprises le terme « guerre », s’écartant ainsi de son mantra selon lequel ce qui se passe en Ukraine est une « opération spéciale ». Il a également admis que les attaques ukrainiennes sur le territoire russe avaient fait des dégâts.

C’est à l’occasion de cette réunion que Vladimir Poutine a publiquement commenté l’« opération militaire spéciale » pour la première fois depuis que les forces ukrainiennes ont porté la guerre sur le territoire russe : rappelons que Moscou a subi des attaques de drones le 1er mai et à nouveau le 30 mai, et que la région de Belgorod a été bombardée et a même été le théâtre d’une incursion armée le 22 mai, ce qui a entraîné l’évacuation de dizaines de milliers de civils russes.

Tous ces développements sapent encore davantage l’affirmation récurrente de Poutine selon laquelle ce qui se passe en Ukraine est une simple « opération militaire spéciale » et non une véritable guerre, et que la vie peut se poursuivre normalement pour les Russes ordinaires.

Le défi Prigojine

Dans le même temps, Poutine se retrouve confronté au défi politique que représente désormais Evguéni Prigojine, le patron du groupe Wagner, une société privée qui a recruté quelque 50 000 combattants pour participer à la guerre en Ukraine du côté de Moscou.

[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

Ces combattants ont joué un rôle clé dans la prise de la ville ukrainienne de Bakhmout, tombée le 20 mai après un siège de 224 jours. Après la chute de Bakhmout, un sondage a indiqué que, pour la première fois, Prigojine avait fait son apparition dans la liste des 10 responsables politiques auxquels les Russes font le plus confiance.

Or, ces derniers mois, Prigojine a ouvertement critiqué la façon dont le ministre russe de la Défense Sergueï Choïgou et le chef de l’état-major général Valéri Guérassimov conduisent la guerre. En outre, en mai 2023, il a organisé une série de meetings publics dans plusieurs villes de Russie pour présenter ses exigences au pouvoir (mobilisation générale, rétablissement de la peine de mort, instauration d’un état de guerre officiel dans toute la Russie..). Pour tenter de maîtriser Prigojine, Choïgou a ordonné que tous les combattants volontaires signent un contrat avec le ministère de la Défense avant le 1er juillet, ce que Prigojine refuse de faire.

L’empire commercial de Prigojine comprend des médias, l’Agence de recherche sur Internet qui, selon les États-Unis, a interféré dans l’élection présidentielle américaine de 2016, une série de films et des comptes sur les réseaux sociaux qui lui permettent d’atteindre des dizaines de millions de Russes. L’ensemble forme ce que le journaliste Scott Johnson a surnommé le « Wagnerverse ».

Des questions dérangeantes

Dans ce contexte marqué par des critiques croissantes sur la façon dont la guerre est menée et par des attaques directes sur le territoire russe, Vladimir Poutine a été confronté à des questions difficiles lors de sa rencontre avec les blogueurs militaires.

L’un d’eux a demandé pourquoi les sociétés militaires privées n’étaient pas légales en Russie. Poutine a simplement répondu qu’il était temps de changer la loi.

Un autre a voulu savoir pourquoi les primes versées aux soldats diffèrent selon les régions dont ceux-ci sont originaires. En réponse, Poutine a simplement rappelé que la Russie est un système fédéral et que les régions versent à leurs habitants partis au front ce qu’elles peuvent se permettre.

Un de ses interlocuteurs s’est ému du fait que puisque les zones situées à l’intérieur de la Russie ne sont pas considérées comme faisant partie du cadre de l’« opération militaire spéciale », les soldats qui s’y battent ne reçoivent pas de prime de combat, à l’inverse de ceux qui guerroient en Ukraine.

Un autre a interrogé le président sur la rotation des troupes et sur le moment où les Russes pourront considérer que la guerre a été gagnée. Les réponses du chef de l’État ont été évasives sur ces deux points.

Un participant a interrogé Poutine sur le problème des « généraux de salon », un terme utilisé par Prigojine en référence aux dirigeants installés dans des bureaux confortables loin de la ligne de front. Poutine a reconnu que certains généraux n’étaient pas à la hauteur, mais il a soutenu l’ordre de Choïgou selon lequel tous les volontaires devaient s’inscrire auprès du ministère de la Défense.

Pour résumer, cette rencontre n’a pas été une attaque en règle contre le président, mais elle n’a pas non plus été une discussion amicale dénuée d’aspérités.

Des mesures désespérées

À en juger par les enquêtes d’opinion conduites en Russie, les revers militaires n’ont pas provoqué, du moins à ce stade, une baisse du soutien de la population à la guerre. De nombreux Russes semblent penser que même si le déclenchement de la guerre a été une erreur, il convient de tout faire aujourd’hui pour empêcher la défaite de la Russie.

Toutefois, les membres de l’élite russe semblent partager le malaise croissant exprimé par les blogueurs militaires. Les 20 et 21 mai, des hauts fonctionnaires et experts politiques russes ont participé à une réunion de l’influent think tank Conseil de politique étrangère et de défense. Il ressort des commentaires des participants, tels que le député de la Douma d’État Konstantin Zatouline, que la guerre ne se déroule pas comme la Russie le souhaiterait, loin de là.

Dans un discours prononcé le 1ᵉʳ juin, Zatouline, connu pour ses positions nationalistes, a noté qu’aucun des objectifs initiaux de l’« opération spéciale » n’avait été atteint et a admis que « les Ukrainiens nous détestent parce que nous les tuons ».

Il a également déclaré que lors de la réunion du Conseil de politique étrangère et de sécurité, l’un des participants avait suggéré de larguer une bombe nucléaire sur Rzeszow, la plate-forme de transport dans le sud-est de la Pologne par laquelle la plupart des armes de l’Occident sont acheminées vers l’Ukraine. Un peu plus tard, le 14 juin, Sergueï Karaganov, le président du Conseil a publié un article plaidant en faveur de l’utilisation démonstrative d’une arme nucléaire afin de forcer l’Occident à cesser de fournir des armes à l’Ukraine.

Sergueï Karaganov photographié à Venise en 2011, quand il se rendait encore volontiers dans ces pays occidentaux contre lesquels il appelle aujourd’hui à employer l’arme nucléaire. Alma Pater/Wikimedia, CC BY-NC-SA

Dans les années 1990, Karaganov était considéré comme un libéral qui soutenait l’intégration de la Russie à l’Europe. Aujourd’hui, il semble considérer que l’incapacité de la Russie à vaincre l’Ukraine constitue une menace sérieuse pour sa sécurité. En outre, le fait qu’il préconise d’employer l’arme nucléaire montre que les élites russes sont de plus en plus convaincues que le pays ne peut pas gagner uniquement par des moyens conventionnels. C’est dans ce contexte que, le 16 juin, Poutine a annoncé que la Russie avait déjà commencé à transférer certaines armes nucléaires tactiques sur le territoire de la Biélorussie.

L’enlisement en Ukraine profiterait aux faucons

En attendant, le mercenaire en chef, Prigojine, continue de jouer son propre jeu. Dans l’histoire, il est rare que des généraux mercenaires soient parvenus à s’emparer du pouvoir politique. Le mercenaire le plus célèbre de tous les temps, Albrecht Von Wallenstein, a réussi à commander une armée de 50 000 hommes pendant la guerre de Trente Ans. Il est devenu si puissant que ses les Habsbourg, qui le finançaient, l’ont fait assassiner.

Dans le paysage politique étroitement contrôlé de la Russie, il n’y a pas de précédent comparable à un personnage tel que Prigojine. Il semble avoir peu d’alliés au sein de l’establishment militaire ou des gouverneurs régionaux. Il est donc difficile d’imaginer un scénario dans lequel il serait autorisé, par exemple, à créer son propre parti politique, et encore moins à se présenter à la présidentielle en 2024.

Toutefois, il représente aujourd’hui une épine dans le pied pour Poutine. L’absence de progrès vers une victoire sur l’Ukraine rend l’élite russe de plus en plus nerveuse ; si les choses n’évoluent pas rapidement dans un sens favorable aux intérêts de Moscou, il sera compliqué de maintenir la stabilité sociale et de contrôler le camp nationaliste qui plaide de plus en plus bruyamment pour une conduite de la guerre encore plus agressive…

This article was originally published in English

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,600 academics and researchers from 4,945 institutions.

Register now