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Des jeunes Syriens jouent sur un char détruit de l'armée syrienne garé devant la mosquée d'Azaz, au nord de la ville agitée d'Alep, le 2 août 2012. C'est à cette époque que Romain Huët, auteur de « La Guerre en tête », y a effectué son premier séjour. Ahmad Gharabli/AFP

En Syrie et en Ukraine, vivre la guerre au plus près des combattants et des civils

Voilà plus de dix ans que l'ethnographe Romain Huët, spécialiste de l'étude des diverses formes de violence, porte son expertise sur les terrains de guerre. Ses nombreux longs séjours en Syrie et en Ukraine ont donné lieu à de nombreuses publications, notamment sur The Conversation France, et à un ouvrage remarqué, « La Guerre en tête. Sur le front, de la Syrie à l'Ukraine », paru en janvier dernier aux éditions des Presses universitaires de France, et dont nous vons présentons ici l'avant-propos. Romain Huët partagera son expérience jeudi 20 juin 2024 à 18h dans le cadre de notre webinaire « Les nouvelles violences qui bousculent notre monde » - renseignements et inscription ici


Ce livre est tiré de plusieurs mois d’expériences ethnographiques sur des terrains de guerre en Syrie (2012 2018) et en Ukraine (2022 2023). Le terme « d’ethnographie » désigne une façon d’observer le monde. Pour l’essentiel, elle consiste à le vivre, à le ressentir dans le corps, ici aux côtés de celles et ceux qui font la guerre, par immersion à l’intérieur de bri gades ou de groupes de volontaires. La particularité de tels individus est de ne pas avoir été préparés à la guerre. Ils ont pris les armes au nom d’une cause qu’ils considèrent comme juste. Je cherche à comprendre les points de vue, à imaginer les ressentis, à sentir les vécus des gens ordinaires de ces luttes armées. Des questions simples m’animent : que fait la guerre aux hommes ? Comment s’y engage-t-on ? Comment les transforme-t-elle ? En Syrie ou en Ukraine, je n’ai pas jugé décisif mon accord ou mon désaccord moral et politique vis-à-vis des engagés volontaires que j’ai côtoyés. Là n’est pas la question. Le parti-pris n’est pas politique.

En 2012, je pars une première fois en Syrie, à Azaz dans le nord, pour une durée d’un mois. Un concours de circonstances – que j’explique dans le premier chapitre – me conduit à rejoindre l’Armée Syrienne Libre. Littéralement embarqué dans la brigade, je découvre alors pour la première fois la guerre. Un mélange de fascination et de terreur m’excite. Ce premier voyage dure un peu moins d’un mois. Lors de mon retour en France et malgré les aventures obscures vécues sur place, je ne pense qu’à retrouver ces combattants. Je suis habité par le sentiment que je ne peux en rester là. L’idée de n’avoir été, sous le prisme d’une quête d’aventure, qu’un « touriste de la guerre », me terrifie. Je suis animé par l’idée d’être fidèle aux événements auxquels j’ai assisté.

D’autres mobiles m’agitent. L’ivresse de la guerre en est un. Je décris cette sensation dans les chapitres 1 et 7. Cette ivresse est banale. Elle touche de nombreux observateurs ou acteurs de la guerre. Elle a pour origine de se trouver au milieu de personnages qui donnent leur vie pour une cause qu’ils considèrent juste. Elle réside aussi dans l’excitation du péril et de l’inhabituel. Je tente d’étouffer ces impulsions, de ne pas trop les laisser déborder et commander mes décisions. J’aspire plutôt à réfléchir la guerre. Tout n’est pas affaire de géopolitique, de jeux de nations et de rapports de force entre grandes puissances. Il y a aussi des hommes et des femmes ordinaires, qui croient juste de se précipiter dans les abîmes de la violence. Ils s’engagent corps et âmes dans ces luttes armées alors que rien ne les disposait à une telle aventure. Ils sont devenus des combattants ou des volontaires. Désormais, ils vivent la violence dans leur chair. Le regard ethnographique ouvre la question trop souvent délaissée dans l’étude des conflits du présent : le vécu intime de ceux qui font la guerre.

En décembre 2012 et janvier 2013, je retourne en Syrie pour revoir les mêmes combattants pendant une petite dizaine de jours. En dépit de la brièveté de ce voyage, ils apprécient mon retour. À leurs yeux, je suis davantage qu’un journaliste parce que je reviens au milieu d’eux. Je commence alors à tisser des amitiés qui me semblent sincères. Je leur apporte quelques modestes cadeaux de France pour montrer que celle-ci est entière. Je me considère alors davantage comme un ami ou un soutien moral qu’un ethnographe.

Je les suis dans leurs combats à Alep, à Azaz et dans d’autres villes du nord du pays. L’ambiance est plus sinistre que lors du précédent voyage. Le froid et la neige rendent les conditions d’existence difficiles. La perspective de renverser Bachar Al Assad se fait plus abstraite. Les civils manquent de tout. Je n’observe plus une révolution mais une guerre sordide. Durant ces premiers séjours, je ne réfléchis pas la guerre. Je la documente. C’est seulement plusieurs mois plus tard que je construis un questionnement de recherche précis. Je chercherai à savoir comment un individu ordinaire accepte de tuer et de mourir pour des questions politiques.

En 2014, je retourne en Syrie à deux reprises. Je rejoins une brigade affiliée au Front Islamique. Elle est composée d’islamistes dits modérés et de salafistes. Elle combat aux côtés du Front Al-Nosra, la branche d’Al-Qaida en Syrie. La révolution se transforme en Jihad. Les combattants n’oublient pas les premiers élans révolutionnaires des débuts. Seulement, ils y pensent moins, à force de s’enliser dans une guerre où les lignes de front bougent lentement et où les horizons victorieux n’ont aucune réalité concrète. Ils s’encroûtent et s’habituent à de nouvelles routines à l’intérieur d’un monde effondré. Ils ne sortent pas indemnes de cette épreuve longue de la violence.


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Il faudra quatre années avant que j’entreprenne un cinquième voyage à Manbij, non loin des frontières turques, pour m’immerger dans la brigade arabe Jaych al-Thuwar. Alliée des forces kurdes en Syrie, elle lutte contre l’État Islamique sur le front de Raqua (2018).

Ces voyages nourrissent mes connaissances sur la guerre. Au fil du temps, ce ne sont plus des concours de circonstances ni des quêtes existentielles qui me conduisent en Syrie et en Ukraine. Ces expériences constituent le cœur de ma recherche sur la violence. Lorsque la guerre éclate en Ukraine à la suite de l’invasion russe en février 2022, il ne me faut que quelques jours pour décider de partir. La situation est incomparable avec la Syrie mais je suis frappé par l’impressionnant mouvement de volontariat des Ukrainiens et des internationaux.


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Cet extrait est issu de « De la rue à la présidence : foyers contestataires à Mexico », d’Hélène Combes, qui vient de paraître aux éditions du CNRS.

Dès les premiers jours, la Défense territoriale ukrainienne (milice composée de réservistes ou de civils volontaires, placée sous le commandement du ministère de la Défense ukrainien) croule sous les propositions. Elle est obligée de refuser de nombreux candidats au combat. Beau coup se replient alors sur les actions humanitaires et de secours auprès des civils. Je comprends cette mobilisation massive comme l’expression d’un refus du présent et l’occasion historique pour les Ukrainiens de s’inventer en tant que peuple. J’y fais trois séjours d’un mois chacun, en avril 2022, juillet-août 2022, mai-juin 2023. Je vis avec de jeunes volontaires de Kharkiv, non loin de la frontière russe, qui tentent d’atténuer les effets de la violence en livrant chaque jour des colis alimentaires d’urgence dans les zones soumises aux bombardements incessants de l’armée russe.

Je rejoins un autre groupe de volontaires dans le Donbass et participe à l’évacuation des civils de la ville de Sievierodonestk (juin 2022). Je quitte la ville quelques jours après sa prise définitive par l’armée russe. Ces voyages dans le Donbass me conduisent aussi dans des milieux de combattants à Tchassiv Yar, non loin de Bakhmut, et à Kramatorsk (2023). Mon questionnement est toujours le même : comment ces gens ordinaires en sont venus à s’engager dans la guerre, comment ils la vivent et comment ils se transforment au contact de ces violences de haute intensité.


Retrouvez Romain Huët, auteur de cet article, le jeudi 20 juin 2024 à 18h dans notre webinaire « Les nouvelles violences qui bousculent notre monde ». Renseignements et inscription ici

Un événement en partenariat avec le Forum mondial Normandie pour la Paix.


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