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État d’urgence : ne pas confondre régime d’exception et gestion de crise

Des policiers patrouillent à Strasbourg le 1er juillet 2023 dans le cadre d'une stratégie du gouvernement visant à éviter des mesures coercitives plus drastiques. Patrick Herzog/AFP

Dès la première nuit de violences et de dégradations commises dans le sillage de la révolte de la jeunesse populaire suscitée par le décès du jeune Nahel à Nanterre, plusieurs voix se sont élevées pour réclamer la proclamation de l’état d’urgence. Institué par la loi du 3 avril 1955, dans une logique explicitement contre-insurrectionnelle, pour lutter contre les forces de libération nationale algériennes, ce régime d’exception a pour objet de conférer au pouvoir exécutif des attributions répressives étendues « en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ».

Il n’a pas disparu avec la guerre d’Algérie mais a au contraire connu singulière pérennité. Mis en œuvre pour la dernière fois entre novembre 2015 et septembre 2017 à la suite des attentats de Paris, il a notamment été proclamé en 1985 en Nouvelle-Calédonie à l’encontre de mouvements indépendantistes et en 2005 pour faire face au mouvement de révolte ayant embrassé les quartiers populaires des grandes villes à la suite, déjà, du décès de deux adolescents lors d’une opération de police.

Sans totalement fermer la porte à cette hypothèse, les pouvoirs publics ont pour l’instant fait le choix d’écarter cette option pour lui privilégier des mesures de police davantage ciblées. En faisant usage de leurs pouvoirs de police administrative générale, plusieurs maires ont ainsi mis en place dans leur commune des couvre-feux pour les mineurs, leur faisant défense de quitter leur domicile durant la nuit.

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Compétents pour prendre des mesures similaires au niveau départemental ou intercommunal, plusieurs préfets ont également pris des mesures d’interdiction de rassemblement, de suspension de certains transports collectifs de voyageur après 21h ou encore d’interdiction de transport de matériel destiné à réaliser des feux d’artifice. Parallèlement, le gouvernement a mobilisé un très important contingent de policiers et de gendarme chargés, dans les quartiers particulièrement exposés au risque de violences et de dégradations, non seulement de maintenir l’ordre public mais aussi de procéder à l’interpellation des auteurs d’infraction.

Une mise en œuvre qui ne parait pas fondée

Traduisant la volonté d’apporter une réponse proportionnée à la gravité de la situation, cette approche s’est pour le moment révélée suffisamment efficace sinon pour faire cesser complètement les troubles, du moins pour éviter qu’ils ne s’aggravent. Dans une telle perspective, quel serait le sens d’une nouvelle proclamation de l’état d’urgence ? Certes, la mise en place de ce dispositif aurait notamment pour effet de renforcer la force juridique des mesures de restriction de liberté d’ores et déjà mises en œuvre.

D’une part, celles-ci n’auraient plus besoin d’être spécialement motivées en fonction des circonstances locales, la simple déclaration d’état d’urgence suffisant à les justifier. D’autre part, alors que les personnes qui méconnaissent les arrêtés de police n’encourent qu’une amende, elles seraient désormais passibles de peines d’emprisonnement et pourraient, à ce titre, être placées en garde à vue. Mais il faut aussitôt rappeler que, dans une société démocratique, les autorités doivent user du moins de coercition possible et ne peuvent recourir aux pouvoirs répressifs exorbitants que leurs permettent les régimes d’exception que lorsque leurs moyens d’action habituels s’avèrent manifestement insuffisants. En l’occurrence, ainsi qu’il vient d’être rappelé, ces moyens s’avèrent suffisants à prévenir et sanctionner les troubles à l’ordre public observés ces derniers jours : la mise en œuvre de l’état d’urgence n’apparaît ainsi ni nécessaire, ni même juridiquement fondée.

Un risque non négligeable d’arbitraire

Relevons à ce titre que le recours à ce régime d’exception apparaît d’autant moins approprié en l’espèce qu’il est par ailleurs porteur d’un risque non négligeable d’arbitraire. En premier lieu, les critères permettant le déclenchement de l’état d’urgence sont définis de façon particulièrement malléable puisqu’il suffit au gouvernement d’invoquer un « péril imminent » ou, plus vague encore, l’existence d’une « calamité publique ».

Comme le souligne le Conseil d’État dans l’étude annuelle de son rapport pour l’année 2020, cette imprécision a notamment pour effet de favoriser un « usage prolongé » du régime d’exception qui, sur le long terme :

« déstabilise le fonctionnement ordinaire des institutions, en bouleversant le rôle du Parlement et des institutions territoriales, banalise le risque, restreint les libertés de façon excessive et altère, à terme, la cohésion sociale ».

En second lieu, la proclamation de l’état d’urgence autorise le préfet et le ministre de l’Intérieur à prendre des mesures restrictives de liberté individuelle elles-mêmes fondées sur un critère particulièrement extensif. Depuis la loi du 20 novembre 2015, il est ainsi possible d’assigner une personne à résidence ou de perquisitionner son domicile dès lors que son comportement est perçu comme « une menace pour la sécurité et l’ordre publics ».

Débat sur Médiapart avec des militants ou membres d’associations cultuelles assignés à résidence, décembre 2015.

Cette imprécision aura ainsi permis d’assigner à résidence des militants écologistes alors même que l’état d’urgence avait été officiellement proclamé pour lutter contre la criminalité terroriste.

Elle aura également eu pour effet une véritable dispersion des forces répressives : moins d’un pour-cent des perquisitions menées dans ce cadre entre novembre 2015 et septembre 2017 ayant permis la constatation de potentielles infractions terroristes.

Des recours possible contre l’état d’urgence mais peu utilisés

Si l’état d’urgence est proclamé par décret du premier ministre, sa poursuite au-delà de douze jours doit certes être autorisée par le Parlement. Mais on sait que l’économie générale des institutions de la Ve République favorise une singulière subordination du pouvoir législatif au pouvoir exécutif.

De fait, il n’existe aucun exemple d’une demande de prolongation de l’état d’urgence qui ait été refusée par les parlementaires. De ce point de vue, le contrôle pratiqué par le juge administratif sur la proclamation et la mise en œuvre de ce régime d’exception s’avère plus tangible. Il souffre néanmoins de deux limites d’importance. D’une part, le Conseil d’État s’interdit de porter son contrôle sur le bien-fondé de la déclaration d’état d’urgence au-delà de l’erreur manifeste d’appréciation du gouvernement – ce qui n’est jamais arrivé.

D’autre part, les juridictions administratives ne sont appelées à contrôler la légalité des mesures individuelles auxquelles peuvent être soumises les personnes (perquisition, assignation…) que si elles en font la demande et, en pratique, de longs mois après leur édiction.

Ainsi, le seul recours véritablement effectif ouvert aux citoyens est la possibilité d’en demander la suspension en urgence par le juge administratif. Mais combien connaissent l’existence d’une telle voie de droit ? Si celle-ci est en principe ouverte à tout citoyen, ses conditions de mises en œuvre la rende difficilement praticable sans le concours d’un professionnel du droit.

Dans ces conditions, on ne saurait trop approuver le choix du gouvernement de ne pas recourir à un tel dispositif, semblant ainsi reprendre à son compte la recommandation par laquelle le Conseil d’État, dans le rapport précité, souligne à quel point il est « nécessaire de sortir de la confusion qui s’est installée entre état d’urgence et gestion de crise ».

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