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Les codirigeants de l’AfD Alice Weidel et Tino Chrupalla se congratulent en découvrant les premiers sondages de sortie des urnes lors de la soirée électorale de leur parti à Berlin, le 9 juin 2024. Ralf Hirschberger/AFP

Européennes 2024 en Allemagne : vers un nouveau « Mur de Berlin » ?

En Allemagne, les résultats des élections européennes du 9 juin dernier ont une nouvelle fois mis en évidence l’irrésistible ascension du parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (Alternative pour l’Allemagne, AfD), arrivé en deuxième position avec près de 15,9 % des suffrages, derrière les conservateurs de la CDU/CSU (30 %).

Ce score constitue pour l’AfD un net progrès par rapport aux élections européennes de 2019 (+4,9 %). Pendant ce temps, la CDU/CSU n’a gagné que 1,1 point, tandis que les sociaux-démocrates du SDP et les Verts (Grünen) ont respectivement perdu 1,9 et 8,6 points. Lors de ces européennes, l’AfD a donc devancé le SDP (13,9 %), les Grünen (11,9 %) et les libéraux du FDP (5,2 %), les trois partis qui forment la coalition actuellement au pouvoir… Un résultat impressionnant au vu des péripéties de la campagne électorale et, surtout, un résultat dû avant tout aux votes venus des territoires issus de l’ancienne RDA.

Une campagne agitée

Depuis plusieurs mois, l’AfD est confrontée à des manifestations hostiles dans de nombreuses villes en Allemagne à la suite des révélations du média allemand Correctiv.


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Pour rappel, en novembre 2023, plusieurs hauts cadres de l’AfD se sont réunis avec des membres de groupuscules extrémistes afin de mettre en place un projet visant à expulser massivement d’Allemagne les étrangers ou personnes d’origine étrangère, ce qui provoqua une vive réaction dans l’opinion publique, suivie de rassemblements dans tout le pays. Entre le 19 et le 21 janvier 2024, pas moins de 1,4 million de personnes ont manifesté contre l’AfD.

Ces manifestations ne mettaient pas l’AfD dans les meilleures dispositions à l’entame des européennes… et le moins que l’on puisse dire, c’est que sa campagne fut laborieuse et marquée par des scandales à répétition.

Sa tête de liste, Maximilian Krah, a été interdit de mener campagne par son propre parti après s’être retrouvé embourbé dans de nombreuses polémiques. À seulement trois semaines du scrutin, dans une interview au journal italien La Repubblica, il déclara :

« Je ne dirai jamais que quiconque portait un uniforme SS était automatiquement un criminel. »

Ces propos suscitèrent une vive émotion en Allemagne, conduisant l’AfD à écarter son propre candidat de ses meetings. Il y eut aussi des conséquences à l’international, puisque quelques jours plus tard le Rassemblement national affirma qu’il ne souhaitait plus siéger avec l’AfD au sein du groupe ID au Parlement européen en raison de ce dérapage, lequel était loin d’être le premier.

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Un peu plus tôt, en avril dernier, Maximilian Krah avait déjà défrayé la chronique après l’arrestation de l’un de ses assistants parlementaires, accusé d’espionnage en faveur de la Chine. Une enquête préliminaire avait alors été ouverte sur les allégations selon lesquelles Krah aurait accepté des paiements de la Russie et de la Chine pour son travail en tant que député européen. Son bureau au Parlement européen avait même été perquisitionné.

Un pays coupé en deux

Toutes ces péripéties n’ont cependant pas empêché l’AfD d’obtenir un score impressionnant aux européennes. Et plus encore que le résultat, ce qui a frappé au sortir des élections, c’est ce constat que l’Allemagne était scindée en deux : à l’Ouest, la CDU/CSU a très largement remporté le scrutin, tandis qu’à l’Est, c’est l’AfD qui s’est placée en tête, recueillant près de 30 % des suffrages dans les nouveaux Länder intégrés à la RFA en 1990 (Brandebourg, Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, Saxe, Thuringe et de Saxe-Anhalt). Comment expliquer cette coupure ? Pourquoi l’AfD est-elle si « puissante » à l’Est alors qu’elle n’arrive pas à percer à l’Ouest ? Comment interpréter ces différences de comportements électoraux qui subsistent entre l’Allemagne de l’Ouest et l’ex-RDA ?

Le sociologue spécialiste de l’extrême droite Matthias Quent explique que l’Est est un terrain propice à l’expansion de l’AfD dans la mesure où le parti peut y développer ses thématiques conservatrices plus facilement qu’à l’Ouest, jugé « plus progressiste ».

Une étude datant de 2023, initiée par l’Université de Leipzig, a montré que les Allemands de l’Est auraient (en raison de leur passé au sein de la RDA) un rapport à la démocratie plus complexe qu’à l’Ouest, ce qui favoriserait l’essor de l’AfD dans cette partie de l’Allemagne. À l’Est, les électeurs sont en quête d’un parti politique fort qui place l’autorité au cœur de son projet. En outre, cette même étude met en avant le fait qu’à l’Est l’AfD arrive plus facilement à convaincre les électeurs, en raison des disparités économiques et sociales que la chute du Mur a pu engendrer. En effet, bon nombre d’Allemands de l’Est sont nostalgiques de la RDA laquelle leur permettait – selon leurs dires – de mieux vivre. Ils portent en eux un certain héritage datant de la RDA, notamment une attitude plutôt compréhensive à l’égard de la Russie.

En outre, durant de nombreuses années, jusqu’à la crise migratoire de 2015, l’immigration à l’Est a été faible. Depuis, les arrivées d’étrangers sont devenues de plus en plus nombreuses, d’où l’attrait exercé par l’AfD, qui promet de stopper net l’immigration de masse pour « redonner le pouvoir aux Allemands ».

Enfin, cette partie de l’Allemagne s’est toujours sentie, d’une certaine manière, abandonnée par les gouvernements successifs à partir des années 1990, ces territoires ayant connu une désindustrialisation massive et un chômage qui n’a cessé d’augmenter, au point que les Allemands de l’Est ont montré une certaine défiance à l’égard des partis traditionnels tels que le SPD ou la CDU, ce qui allait ainsi faire le jeu de l’AfD…

Le politologue Kai Arzheimer résume : les excellents résultats obtenus par l’AfD en Allemagne de l’Est sont dus au rejet massif de « l’immigration, du multiculturalisme et d’autres processus de transformation sociale ».

L’AfD peut-elle séduire massivement à l’Ouest ?

À l’Ouest, où, avec 13 % des suffrages, elle est arrivée en quatrième position derrière la CDU, le SPD et les Grünen, l’AfD cherche à s’implanter de manière durable à l’échelon local pour tenter de devenir, à terme, la première force politique du pays. Mais pour le moment, force est de constater qu’elle n’y parvient pas dans la mesure où les Allemands de l’Ouest sont traditionnellement très attachés à la démocratie et aux partis traditionnels. Pour autant, les élections européennes ont tout de même vu l’AfD progresser dans cette partie de l’Allemagne, ce qui tend à montrer que ce parti, dont il faut rappeler qu’il n’a été créé qu’en 2013, pourrait constituer un danger pour le bipolarisme de la vie politique allemande.

Si l’on compare à 2019, on constate que les préoccupations de la population allemande, à l’Ouest comme à l’Est, se rapprochent de plus en plus de celles défendues par l’AfD. Ainsi, 53 % des Allemands jugent que l’immigration est trop élevée (en augmentation de 19 points par rapport à il y a cinq ans) et 74 % confessent être inquiets face à la hausse de la criminalité (en augmentation de 22 points).

Le 9 juin dernier, l’AfD s’est un peu plus ancrée dans le paysage politique allemand, même si elle reste encore en retrait à l’Ouest. Mieux encore, elle arrive, élection après élection, à capter de nouveaux électeurs, à commencer par les 16-24 ans qui, à près de 16 %, ont voté en faveur de l’AfD quand ils ne sont que 11 % à avoir voté pour les Grünen et 9 % pour le SPD. En dépit des polémiques qu’il suscite, le parti cherche à s’engager dans une phase de normalisation, du moins en apparence, pour rassurer l’opinion publique. Parler de conquête de la chancellerie allemande semble prématuré mais l’AfD pourrait en revanche s’affirmer comme un partenaire crédible de coalition dans certains Länder, voire au niveau fédéral…

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