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Face à la crise sociale, les réponses inadaptées du gouvernement chilien

Le 24 octobre à Santiago, une affiche représentant un montage des visages du Président Sebastián Piñera et du dictateur Augusto Pinochet, avec la légende « Démissionne Piñera ». Martin Bernetti / AFP

Le 16 octobre, le prix du ticket de métro à Santiago augmentait de 30 pesos, faisant passer son prix à 830 pesos en heure de pointe (environ 1 euro). Dans un pays où le salaire médian est de 400 000 pesos (environ 500 euros), le coût du transport pèse fortement sur le précaire équilibre financier de bon nombre de foyers chiliens.

Les étudiants du secondaire de la capitale ont commencé à organiser un mouvement « d’évasion », passant les tourniquets sans payer en criant « Frauder, une autre forme de lutte ». Le jeudi 17 octobre, les usagers du métro suivent le mouvement. Le lendemain, le grief à l’encontre des « 30 pesos » devient une dénonciation de « 30 ans » d’abus de systèmes privatisés de santé, éducation, retraite, et ressources naturelles.

Depuis, les rassemblements spontanés se multiplient à chaque coin de rue, au rythme des casseroles, en dépit de la criminalisation du mouvement par les autorités politiques, qui ont remis les clés du pouvoir aux militaires avec l’instauration de l’état d’urgence et du couvre-feu dans une partie du pays, le 19 octobre. Les protestations de ces derniers jours prennent place dans un contexte d’articulation des mouvements sociaux de ces dernières années (étudiant, féministe, contre le système de retraites) avec des revendications contre la privatisation et l’extractivisme.

Des signaux contradictoires

Mardi 22 octobre, dans une allocution télévisée, le président Sebastián Piñera a demandé « pardon » au pays pour avoir manqué de « vision » face aux « inégalités et abus ». Mais il n’a pas eu un mot pour les victimes et leurs familles, ces 18 personnes tuées au cours des manifestations – selon le décompte officiel, bilan alourdi depuis à 19 – dont 5 par des agents des forces de l’ordre. Comme José Miguel Uribe, un jeune homme de Curicó (sud du Chili), abattu à bout portant alors qu’il participait à une manifestation dans une zone qui n’était pas encore soumise à l’état d’exception.

Les événements sont difficiles à lire : on assiste dans la journée à des scènes de fraternisation entre l’armée et les manifestants, alors que la nuit ramène aux heures les plus sombres du pays. Les militaires prennent possession des rues, mitraillette au poing. Au septième jour (vendredi 25) de l’état d’exception, on peut mettre en avant au moins deux phénomènes, qui s’inscrivent dans les dynamiques socio-économiques complexes du Chili de la post-dictature.

Des mesures économiques insignifiantes

Le premier, c’est le décalage avec les attentes du pays des mesures promises par le président Piñera pour apaiser la colère, qui montrent son attachement au modèle néolibéral de l’État subsidiaire en régulant la distribution des richesses au profit des plus riches, et en intervenant au travers de subsides en direction des catégories aux plus faibles revenus.

En exemple le relèvement plutôt dérisoire du revenu minimum, annoncé hier soir, pour un montant équivalent à 500 euros bruts, bien en-deçà de ce qui permettrait de combler l’incroyable brèche salariale du Chili, le pays le plus inégalitaire de l’OCDE (après impôts). Concrètement, le salaire sera complété par l’État pour atteindre ce montant, sans qu’il y ait de contrainte pour les employeurs de s’aligner sur ce minimum.

Le relèvement des pensions de retraite les plus basses et autres mesures annoncées sont à l’avenant, loin du nouveau pacte social réclamé par les manifestants et les partis d’opposition, hormis peut-être l’augmentation de l’impôt pour les plus gros revenus. Mais il n’y a pas eu une seule annonce concernant les ressources naturelles, autre point fort des revendications citoyennes, en particulier pour les ressources hydriques du pays, accaparées par de grands groupes économiques et dont la gestion et la distribution sont soumises aux lois du marché alors que le pays est soumis à fort stress hydrique.

Une réponse armée disproportionnée

Le second phénomène inquiétant est l’usage démesuré de la force militaire, appelée à la rescousse par le président à la faveur de ce qui restera probablement comme un « auto-coup d’État ». On compte 2 410 détenus, dont 200 enfants et adolescents. L’Institut National des Droits Humains a établi que des actes de torture ou des sévices sexuels ont été commis. Avant de demander pardon – sans réelle inflexion sur le terrain –, le président Piñera s’est dans un premier temps déclaré « en guerre », lundi soir.

Les Carabineros, police militarisée chilienne, surveillent une manifestation le 19 octobre dernier. Jorge Morales Piderit/Wikimedia, CC BY-NC-ND

En effet, la stratégie de maintien de l’ordre du gouvernement apparaît largement en décalage avec les manifestations pacifiques de ces derniers jours, même en prenant en compte l’ampleur des actes de vandalisme commis (incendies de stations de métro et pillages de supermarchés).

Cette stratégie se comprend au regard de la répression de l’action politique contestataire, notamment aux marges sociales et géographiques du Chili : dans les territoires mapuche et les « zones de sacrifice », ces zones industrielles où les habitants sont intoxiqués par l’air qu’ils respirent et l’eau qu’ils boivent.

Série de suicides ou d’assassinats

Le Chili a connu ces dernières années une vague de « suicides » ou d’assassinats de militants écologistes (Macarena Valdés en 2016), de dirigeants syndicaux (Juan Pablo Jímenez en 2013, Alejandro Castro en 2018) ou mapuche (Camilo Catrillanca en 2018). La mort de Camilo Catrillanca, la seule élucidée à ce jour, a créé une onde de choc dans le pays : ce jeune chef traditionnel mapuche – principale population indigène au Chili – a été abattu à bout portant par les forces spéciales au cours d’une opération de maintien de l’ordre. Une forme d’intervention récurrente dans les communautés mapuche du sud du pays, alors même que ces opérations sont régulièrement dénoncées par les organisations de défense des droits de l’homme.

Ces morts – et les évènements actuels – nous rappellent que le pays est administré en fonction des intérêts de quelques grands groupes économiques qui, quand ils se sentent menacés, n’hésitent pas à en venir à la force et à la rhétorique guerrière. Il n’est pas anodin qu’à la faveur du couvre-feu, ces derniers jours, des personnes associées à la militance écologique aient été arrêtées chez elles sans autre forme de procès.

Année zéro pour le pays ?

Cela a été le cas lundi, lorsque la police a fait irruption chez un étudiant de sociologie de l’Université de Valparaíso, connu pour son activisme à Quintero, une zone industrielle portuaire au cœur d’un scandale industriel et sanitaire depuis l’année dernière. Et c’est pourquoi la « guerre » du président Piñera est si inquiétante, elle repose sur une stratégie militaire dont l’objectif n’est pas le maintien de l’ordre, mais le maintien d’une politique de la peur et d’un clivage durable entre les « vrais compatriotes » et les « vandales » selon les termes qu’il a lui-même employés.

Le Chili, un petit pays de 6 millions d’habitants en 1970, qui avait osé tenter un modèle démocratique plus redistributif sous Salvador Allende, l’a payé par 17 ans de dictature – entre 1973 et 1990, instaurée par un coup d’État du général Augusto Pinochet. Aujourd’hui, la contestation contre l’ordre social, politique et économique structurel reçoit à nouveau comme réponse la violence politique.

Néanmoins, le contexte a changé. Espérons que cette contestation dans un pays de néolibéralisme précoce, considéré comme un « exemple » dans une région instable, constitue une pièce supplémentaire aux mobilisations sociales qui, de l’Équateur à la France, contestent la production et la reproduction des inégalités.

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