Menu Close
En France, la hausse des taux de la Banque centrale européenne (BCE) devrait conduire à la perte de 0,9 point de PIB en 2024. Shutterstock

« Face au ralentissement économique, l’Europe doit porter l’effort sur l’éducation et la R&D »

L’année 2024 devrait être marquée par un essoufflement de la dynamique économique européenne liée notamment au resserrement de la politique monétaire. Dans ce contexte délicat, Céline Antonin, économiste à l’OFCE, plaide pour une politique d’investissements de long terme centrée sur l’innovation. Comme elle l’explique avec les économistes Philippe Aghion et Simon Bunel dans leur livre Le Pouvoir de la destruction créatrice (Éditions Odile Jacob), l’écosystème américain pourrait servir de source d’inspiration.


L’économie mondiale devrait ralentir dans son ensemble en 2024, mais davantage en Europe. Pourquoi ce décrochage par rapport aux zones Amérique du Nord ou Asie ?

L’économie mondiale devrait connaître un ralentissement global en 2024, qui sera plus marqué dans les pays développés, notamment en Europe et aux États-Unis. Cependant, ce qui compte, c’est l’évolution depuis 2019 : par rapport à une trajectoire où le PIB aurait progressé à la même vitesse que les tendances de croissance antérieures à 2020, les États-Unis ont presque effacé les crises sanitaire et énergétique. En revanche, certains pays européens, comme l’Allemagne, restent en retard. Ce rattrapage plus rapide aux États-Unis s’explique principalement par trois facteurs : d’abord, la crise énergétique de 2022 a relativement épargné le continent américain, qui produit du pétrole et du gaz. En outre, les plans de soutien depuis 2020 ont été plus massifs aux États-Unis. Enfin, un phénomène de désépargne a profité à la consommation outre-Atlantique, alors que les Européens ont moins puisé dans leurs réserves depuis la pandémie.

Peut-on parler de phase de normalisation après les politiques économiques exceptionnelles mises en place face à la crise économique liée à la pandémie ?

Sur le plan monétaire, la normalisation est effectivement en cours avec la remontée des taux directeurs initiée en 2022 par la Réserve fédérale américaine (Fed) puis la Banque centrale européenne (BCE). Les deux banques centrales continuent d’ailleurs de privilégier la fermeté en raison des niveaux d’inflation, notamment sous-jacente (hors énergie et alimentation), qui restent élevés. On peut noter ici qu’il s’agit d’une normalisation qui intervient non pas après la crise de 2020, mais après plus d’une décennie de politiques monétaires expansionnistes entreprises pour préserver l’euro. Sur le plan budgétaire, une phase de normalisation progressive s’amorce, mais de façon graduelle. En 2024, il s’agit uniquement de la suppression progressive des mesures d’aides aux ménages et aux entreprises en réponse à la crise énergétique. La phase de consolidation budgétaire devrait devenir une réalité vers fin 2024-2025.

Quel est le rôle du ralentissement de la locomotive allemande dans l’essoufflement de la croissance européenne ?

L’Allemagne a notamment connu des difficultés en raison de sa dépendance au gaz russe. La crise énergétique a affecté sa production industrielle et a entraîné une inflation qui a atteint des pics proches de 10 %. Les retards dans la mise en place d’un bouclier énergétique ont en outre amplifié les effets négatifs. L’industrie allemande a ainsi perdu en compétitivité. Par ailleurs, les salaires ont crû moins vite que les prix, ce qui s’est traduit par une baisse du pouvoir d’achat et de la consommation des ménages allemands. Comme le commerce extérieur allemand reste très lié à celui de ses partenaires européens, il existe un effet d’entraînement sur les économies des autres pays, déjà confrontés globalement aux mêmes crises que l’Allemagne.

Faut-il voir dans ce ralentissement économique un effet collatéral direct de la politique de remontée des taux directeurs enclenché par la Banque centrale européenne (BCE) à partir de mi-2022 ?

Ce n’est pas la seule raison mais il s’agit effectivement d’une cause importante. Quand on estime la croissance de 2024, on prend la croissance spontanée (la croissance que l’on observerait en l’absence de choc) et on lui soustrait les différents chocs. Pour la France, l’OFCE estime cette croissance hors chocs à 1,7 % en 2024, mais 0,8 % avec les chocs. Parmi ces chocs, la hausse des taux a conduit à la perte de 0,9 point de PIB, un effet substantiel que l’on retrouve dans les autres pays de la zone euro. La remontée des taux pèse en effet aujourd’hui sur la consommation et l’investissement, avec des canaux de transmission multiples.

Le chômage a connu une légère remontée fin 2023 qui devrait se poursuivre dans les prochains mois. Aux États-Unis, le président de la Réserve fédérale (Fed), Jerome Powell, avait expliqué en 2022 qu’il s’agissait d’un « mal nécessaire » dans la lutte contre l’inflation. Sommes-nous dans ce moment-là en Europe ?

Faut-il en passer par la récession pour combattre l’inflation, comme nous l’a montré le cas américain au tournant des années 1980, lorsque le président de la Fed Paul Volker avait conduit une politique monétaire très restrictive ? Ce n’est pas certain. Certes, en théorie, la courbe de Phillips met en évidence une relation inverse entre inflation et chômage. Or, plusieurs épisodes historiques montrent que cette relation inverse ne s’observe pas toujours et qu’elle dépend de la nature de l’inflation – importée ou interne. Par exemple, la forte hausse du chômage après la crise financière de 2008 n’a pas relancé l’inflation. Même Jerome Powell l’avait souligné peu de temps avant la déclaration que vous rappelez.

Quels sont, selon vous, les principaux risques liés au ralentissement de la croissance économique dans la zone euro ?

La question prédominante concerne actuellement l’accroissement de la dette publique, qui a déjà connu une augmentation significative depuis 2008 et qui a été affectée plus récemment tant par la pandémie de Covid que par la crise énergétique, avec une réponse systématique par le recours à l’endettement. L’inflation a limité quelque peu la progression du ratio d’endettement mais son reflux, combiné à la hausse du taux d’intérêt sur la dette, expose à des risques. En particulier, même si les investisseurs conservent leur confiance dans la capacité de remboursement des États, ces derniers se voient privés de marges de manœuvre financières pour réaliser des investissements productifs cruciaux.

Faut-il s’inquiéter des différences observées entre les niveaux d’endettement des pays membres ?

De façon générale, plus les trajectoires entre pays membres sont divergentes, plus la conduite d’une politique commune est rendue difficile. Ce que révèle la montée de l’endettement en zone euro, c’est que les traités budgétaires sont souvent enfreints, avec des ajustements négociés. Au total, cela pose la question de la capacité de l’UE à imposer des politiques de réduction de l’endettement même en période de croissance, ce qui compromet le potentiel d’investissement à long terme.

Dans ce contexte de ralentissement économique, la zone euro risque-t-elle de perdre du terrain dans le commerce international ? Des mesures comme le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) ou encore les nouvelles règlementations de l’économie numérique (Digital services Act) ne risquent-elles pas en outre d’isoler l’économie européenne ?

En effet, ces initiatives peuvent entraîner, dans un premier temps, une détérioration de la compétitivité des entreprises européennes. C’est d’ailleurs ce que soulignaient les économistes Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz dans leur rapport de 2023 sur les « incidences économiques de l’action pour le climat » en ce qui concerne le MACF. Toutefois, ce dispositif contient des mesures pour favoriser la localisation des activités en Europe, ce peut générer des gains de productivité et de la croissance. Mais tout cela reste hypothétique à l’heure actuelle.

Quelles mesures pourraient être mises en œuvre pour stimuler la croissance économique dans la zone euro ? Que peut-on attendre des plans de relance ou des politiques industrielles européennes (en faveur des batteries ou des voitures électriques) ?

« Le Pouvoir de la destruction créatrice », Philippe Aghion, Céline Antonin, Simon Bunel. Éditions Odile Jacob (2020)

Il s’agit là d’initiatives positives mais l’échelle reste limitée et il est difficile d’en attendre des effets sur la productivité. Au nom de la politique de concurrence, la zone euro ne doit pas renoncer à une politique industrielle, avec de grands investissements sur le modèle de la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) américaine. Par ailleurs, l’Europe semble avoir perdu de vue l’objectif de 3 % du PIB consacré à la R&D, contrairement aux États-Unis. Elle gagnerait pourtant à s’inspirer de l’écosystème d’innovation américain qui repose sur des universités bien dotées, un puissant réseau de financeurs – fondations, investisseurs institutionnels, capital-risqueurs –, et une synergie de financement public-privé de la R&D, qui explique largement la supériorité américaine en matière d’innovation et de croissance, comme nous l’écrivons dans le livre Le pouvoir de la destruction créatrice avec Philippe Aghion et Simon Bunel.

Comment évaluez-vous plus largement la coopération entre les pays de la zone euro pour faire face aux défis économiques actuels ?

Certes, on a observé ces dernières années des cas de coopération approfondie entre les pays de la zone euro. Par exemple, les mécanismes de sauvetage budgétaire des années 2010 auraient été impensables quelques années plus tôt. Une politique d’innovation et de croissance, fondée sur l’investissement dans la R&D, et dans des grands projets coopératifs entre États, par exemple dans les domaines de l’intelligence artificielle, les technologies quantiques ou les semi-conducteurs, me semble un bon moyen de relancer le projet européen.


Cette contribution est publiée en partenariat avec le Printemps de l’Économie, cycle de conférences-débats qui se tiendront du mardi 2 au vendredi 5 avril au Conseil économique social et environnemental (Cese) à Paris. Retrouvez ici le programme complet de l’édition 2024, intitulée « Quelle Europe dans un monde fragmenté ? »

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,600 academics and researchers from 4,945 institutions.

Register now