C’est l’un des principaux objets du grand débat national, le sujet qui a initié le séisme social de l’automne dernier dont les répliques n’en finissent plus de se faire ressentir : l’impôt, cette « contribution commune […] indispensable » et pourtant contestée. Les critiques sur son niveau (trop élevé !), sa structure (trop complexe et/ou trop injuste !) ou encore sur son utilisation (mal employé !) ont certes toujours existé : l’histoire du consentement à l’impôt n’a jamais été un long fleuve tranquille. Mais les évènements en cours, qui trouvent leur origine dans les années 1970 avec le début de la crise de l’État-providence et le questionnement corollaire de son financement, seront peut-être ultérieurement regardés comme un jalon majeur dans l’Histoire fiscale. La raison ? L’épuisement d’un levier traditionnel du consentement à l’impôt qui avait fait preuve, jusqu’à présent, d’une redoutable efficacité : la mobilisation de la fiscalité indirecte.
On parle certes beaucoup d’impôt sur la fortune immobilière dans les réunions publiques, un peu d’impôt sur le revenu dans les ministères, mais la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et la fiscalité pesant sur les carburants restent bien les deux prélèvements au cœur de la plupart des échanges. Leur point commun ? Être des impôts indirects, c’est-à-dire des prélèvements pour lesquels celui qui effectue le reversement à l’administration fiscale n’est pas celui qui en supporte effectivement la charge.
Ce type d’impôts présente un certain nombre d’avantages pour les pouvoirs publics : son recouvrement est plutôt aisé (concentration sur un nombre relativement restreint d’acteurs économiques), son rendement est procyclique (adossé à la consommation), et surtout il est plus indolore pour la population que les impôts directs. Ainsi, quand certains pays du Golfe ont décidé de mettre en place des impôts pour la première fois l’an dernier, c’est une taxe sur la valeur ajoutée qui a été retenue.
Les attraits de la fiscalité « spéciale »
Or, ce ressort semble aujourd’hui épuisé en France. La TVA et la taxe intérieure de consommation sur les produits pétroliers (TICPE) ne passent plus inaperçues aux yeux de nos concitoyens, malgré les trésors de discrétion qui avaient été mis en place pour les rendre le moins visibles possible (rappelons qu’aux États-Unis et au Canada les prix sont affichés hors taxes). Dans un mouvement de balancier somme toute classique, il est fort probable que cette fiscalité indirecte longtemps ignorée ne devienne un sujet central, ou même un coupable idéal, lorsqu’il s’agira d’identifier les origines de l’affaiblissement ressenti du pouvoir d’achat.
Que va donc pouvoir faire le gouvernement ? La tentation serait forte d’avoir recours au second levier traditionnel du consentement à l’impôt : la mobilisation de la fiscalité « spéciale ».
Derrière cette expression du professeur Robert Hertzog, on retrouve en réalité deux ensembles de prélèvements. D’une part, ceux qui relèvent d’une fiscalité comportementale et/ou écologique, et visent à faire supporter à certains les externalités négatives de leurs comportements. D’autre part, ceux qui relèvent d’une fiscalité affectée, donnant au contribuable une information sur la destination de sa contribution et supprimant de facto tout un pan de la critique de l’impôt (où vont les fonds publics ?).
Cette fiscalité spéciale présente bien des attraits. Elle a déjà fait ses preuves au niveau national, avec notamment la contribution sociale généralisée (CSG) fléchée vers la protection sociale, comme au niveau local, avec la taxe d’enlèvement des ordures ménagères (TEOM) ou encore le versement transport (VT). Ces deux taxes ont d’ailleurs connu des hausses importantes sur les dernières années (+ 50 % pour la TEOM entre 2006 et 2016 !), sans commune mesure avec les évolutions subies par la taxe d’habitation ou la contribution foncière des entreprises. Cette dynamique a été permise par leur cadre juridique (pas de contrainte sur le taux de la TEOM, remontées régulières du plafond du VT en lois de finances) mais aussi, on peut le penser, par leur nature : l’affectation d’un impôt l’expose moins à la critique des citoyens en cas de hausse, puisqu’ils peuvent potentiellement en identifier les traductions concrètes (augmentation de la fréquence des tournées pour l’enlèvement des ordures ménagères, acquisition de nouveaux bus, etc.).
Les risques d’une logique tarifaire
Il pourrait donc être tentant, face à l’épuisement de la solution préférentielle qu’était la fiscalité indirecte, de multiplier le recours aux impôts spéciaux, ces impôts pour (les hôpitaux, les écoles, l’armée, etc.) et ces impôts contre (les fumeurs, les pollueurs, etc.). Une telle solution, aussi attrayante soit-elle dans la position actuelle de nos gouvernants, ne doit être mise à l’étude que d’une main tremblante.
D’une part, elle consacrerait un recul majeur de l’État qui renoncerait ainsi à sa prérogative historique qu’est le choix de la destination de la contribution commune, et fragiliserait incidemment encore sa légitimité. D’autre part, elle acterait une situation de défiance des citoyens à l’encontre de l’État (au même titre que la fiscalité indirecte était une forme de défiance de l’État à l’encontre de ses citoyens) sur laquelle il serait difficile de revenir.
Enfin et surtout, le recours accru à la fiscalité affectée porte en lui les germes d’une translation vers une logique tarifaire du financement de l’action publique : qu’il serait aisé de basculer d’une exigence de financement d’un service public rendu à tous à une exigence de financement du seul service public qui m’est rendu, d’exiger de savoir ce que je paie pour l’enlèvement des ordures dans ma ville à ne payer que pour l’enlèvement de mes ordures. Nous n’en sommes pas encore là, et il y aurait même une certaine hypocrisie à essayer de décrédibiliser une solution en ne mettant en avant que ses excès potentiels à long terme. Gardons seulement à l’esprit que, en matière fiscale comme ailleurs, il n’y a pas de solution miracle.