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Histoire : la croisade féministe de Joséphine Butler

Portrait de Josephine Butler par George Richmond, 1851.
Portrait de Josephine Butler par George Richmond, 1851. Wikipédia

On l’ignore souvent, le règne de la reine Victoria (1837-1901) fut marqué par de nombreux combats en faveur de l’égalité entre femmes et hommes. L’Anglaise Josephine Butler s’impliqua dans nombre d’entre eux, au premier rang desquels l’éducation des femmes.

On la trouve en 1867 à la tête d’un Haut conseil de l’éducation supérieure des femmes du Nord de l’Angleterre. Bien d’autres chantiers l’occupèrent : l’accès des femmes aux professions réservées aux hommes, la durée du temps de travail, le contrôle des naissances, le statut de la femme mariée, et bien sûr le droit de vote. Elle fut en 1866 l’une des signataires de la pétition portée par le grand philosophe John Stuart Mill en faveur de l’élargissement du droit de vote.

Mais son combat majeur, celui qui lui valut plus tard l’admiration de Virginia Woolf, c’est celui qu’elle mena à partir de 1869 contre la criminalisation de la prostitution et contre l’exploitation sexuelle des enfants, c’est-à-dire contre les odieuses « lois sur les maladies contagieuses », votées à partir de 1864. Cette « croisade », cette « guerre sainte », deux de ses expressions favorites, qu’elle conduisit sans relâche, en Angleterre mais aussi partout en Europe et jusqu’en Inde (la reine Victoria fut faite Impératrice des Indes en 1876), réorienta l’histoire de sa vie, fit de cette vie un destin. Elle devait obtenir l’abrogation des lois plus de vingt ans plus tard, au terme d’une lutte sans répit qui l’aurait épuisée et ruinée.

Une jeune fille de bonne famille

Mais qui était Josephine Butler ? Née le 13 avril 1828 à Millfield, dans le Northumberland, comté situé sur les frontières avec l’Écosse, au sud d’Édimbourg, Josephine Grey eut une enfance favorisée et heureuse. Les Grey, grande famille « whig » (les libéraux progressistes, adversaires des « tories », les conservateurs), avaient donné un Premier ministre à la nation, lord Charles Grey, qui de 1830 à 1834, s’était efforcé de moderniser les institutions et notamment le système électoral.

Cette jeune fille de bonne famille fut également encouragée par son père à se familiariser avec les causes qu’il défendait lui-même : la réforme du droit de vote, l’abolition de l’esclavage, l’abrogation des lois sur le blé qui affamaient les plus pauvres. À l’âge de 17 ans, elle eut une révélation religieuse et spirituelle : elle eut le sentiment intime qu’une force supérieure lui dictait de consacrer sa vie à la défense des faibles, d’une manière absolue, bien plus affirmée et résolue, en tout cas, que ne le prévoyaient les traditions philanthropiques de son milieu d’origine.

Une lady pleine d’audace

Josephine eut en outre la chance de trouver en George Butler un mari exceptionnellement compréhensif, à une époque où les rôles des époux étaient strictement définis, et dans un milieu où le principe de respectabilité était primordial. Pas une fois il ne s’opposa à ce que sa femme recueille sous le toit familial les petites victimes qu’elle souhaitait réconforter ou accompagner dans leurs derniers instants. L’abnégation dont il fit preuve fut remarquable, car jamais cet universitaire a priori destiné à une brillante carrière ne devait obtenir le moindre avancement, que ce soit dans l’université ou dans l’Église anglicane, les deux voies entre lesquelles il hésita.

Celle qu’il avait prise pour épouse devait attirer sur le couple la foudre incessante de rumeurs et de scandales qui brisèrent sa carrière. Car Josephine Butler manifesta de la compassion pour le rebut de la société (les prostituées, ou les filles-mères), prit la parole en public sur des sujets tabous (la sexualité des familles bourgeoises), s’associa avec des personnages sulfureux (des proxénètes repentis, des maquerelles rongées par le remords, des journalistes à scandale), mena une incessante agitation politique (sur les places publiques, sous les fenêtres du parlement), inventa les formes du militantisme qui nous sont familières aujourd’hui (pétitions, manifestations, campagnes électorales, dénonciations médiatiques) – et celles-ci constituaient à l’époque un grave manquement aux obligations de décence d’une lady.

Un regard neuf sur les prostituées

Pourquoi ces « lois sur les maladies contagieuses » avaient-elles été adoptées par le parlement britannique ? C’est que les rangs de l’armée étaient ravagés par les maladies vénériennes, en particulier par la syphilis, et les autorités politiques, militaires et médicales, soutenues par l’Église, cherchaient par tous les moyens à limiter la propagation de ce fléau, chez les militaires comme chez les civils. L’Europe tout entière était frappée par la pandémie. Or, les « lois sur les maladies contagieuses » déportaient toute la responsabilité du problème sur les seules prostituées, ce que Josephine Butler trouva insupportable.

Elle demanda publiquement, d’une part, sur quels critères objectifs une femme pouvait être fichée comme prostituée, et, d’autre part, pour quelles raisons les hommes eux-mêmes n’étaient pas pris en compte dans le dispositif gouvernemental, alors même que leur sexualité favorisait l’exploitation sexuelle des faibles. Mais surtout, ses multiples enquêtes de terrain finirent par la convaincre que l’appareil législatif qu’elle combattait n’était en réalité que la partie visible d’un problème bien plus vaste : il lui apparut que la société dans son ensemble reposait sur l’exploitation sexuelle des filles des classes défavorisées, et que les lois ne cherchaient au fond qu’à garantir aux consommateurs issus des classes aisées une marchandise saine, et de plus en plus jeune.

Il faut bien saisir la portée révolutionnaire du propos : pour la première fois dans l’histoire des représentations de la prostituée, cette dernière n’était plus perçue comme une tentatrice, une perverse, une hystérique ou une nymphomane ; pour la première fois, la fille des rues fut regardée comme la victime d’un « système » patenté, terme fréquemment utilisé par Butler. On ne pouvait plus voir dans la prostitution le simple symptôme d’une inégalité sociale et économique, qui poussait provisoirement les filles des classes inférieures à de tels expédients. L’exploitation sexuelle des faibles impliquait toutes les femmes, sans distinction aucune : la condition des filles perdues ne faisait que révéler en l’exacerbant une asymétrie fondamentale entre les sexes.

Une figure injustement oubliée

Il paraît d’autant plus nécessaire de braquer les projecteurs de l’actualité sur cette figure que l’histoire moderne du féminisme semble avoir largement choisi de gommer cette croisade de ses annales. Il faut dire que le discours d’inspiration religieuse du personnage s’accommode difficilement des différentes perspectives théoriques qui ont marqué le féminisme moderne, comme il s’accorde mal avec la représentation collective que l’on est venu à se faire de « la féministe » aujourd’hui. C’est oublier qu’il exista des féminismes, et que s’écrivit depuis plus longtemps qu’on ne veut bien le croire une histoire de ces différentes espèces de féminisme, toutes adaptées à leur temps et à leur environnement, toutes capables d’élaborer des stratégies de survie et d’efficacité surprenantes. Cette complexité est aussi ce qui explique que l’on chercha à contourner la difficulté, quand il ne s’agissait pas de l’occulter.

La nécessité de la nouveauté propre à chaque génération, les changements des mentalités, les mutations des rapports de force, tout autant que le contexte concret et matériel des luttes (avant et après l’invention de la photographie de presse, par exemple), expliquent pour grande part qui sont, à une époque donnée, les vainqueur·e·s officiel·le·s de l’Histoire.

Mais quelles furent les conditions de possibilité de telles éclipses, quelles furent les forces en présence, les discours dominants, les armes intellectuelles des militantes et militants, qui peuvent expliquer l’invisibilisation d’une Josephine Butler, son inaudibilité ?

Une éthique puisée dans la religion

Deux premières réponses peuvent être avancées : cette dame du monde se préoccupa de créatures indécentes auxquelles les féministes des années qui suivirent ne souhaitaient guère être associées ; et cette femme scandaleuse et avant-gardiste se servit de la Bible. Oui, à la manière des « non-conformistes » du protestantisme dont elle ne cessa de s’inspirer, Josephine Butler trouva dans une relecture des écrits sacrés, le principe négligé d’une déconstruction des idées et pratiques qui gouvernaient les rapports en hommes et femmes. Elle sut lire dans les Évangiles la possibilité d’un discours non pas banalement moralisateur mais révolutionnairement émancipateur.

Elle s’opposa donc à l’Église établie pour retrouver le souffle de la parole christique, et en dégager une pertinence, une actualité insoupçonnée, tant politique qu’éthique. L’exploitation sexuelle des démuni·e·s, le trafic d’êtres humains, ou encore la pédophilie (dont le concept n’existait pas encore, légalement parlant) pouvaient être condamnés par une loi au-dessus des lois, cette loi divine fondamentale qui était le refus de l’iniquité. Josephine Butler se battit avec les armes philosophiques dont elle disposait, et ces armes ne sont plus les nôtres. Mais est-ce si sûr ?


Frédéric Regard vient de faire paraître un essai biographique sur le combat de Josephine Butler : « Josephine Butler. Récit d’une croisade féministe » (Essai biographique), Paris, Les Éditions de Paris/Max Chaleil, 2021 (ISBN 978-2-84621-341-1, 159 p., 18€).

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