Début septembre 2019, pour la première fois en France, deux femmes, Anne-Sophie Monsinay et Eva Janadin, ont dirigé une prière du vendredi (ǧumuʿa, à Paris. Ce temps de prière était voulu mixte et « progressiste » sans port du voile obligatoire. L’initiative très médiatisée de ces « imames » fait aussi écho avec celle de la théologienne et doctorante en islamologie, Kahina Bahloul.
Plusieurs universitaires se sont emparés de ce sujet, y compris sur The Conversation, publiant un article fort discutable à mon sens. Les auteurs soulignent en effet qu’il n’existe aucun « fondement juridique » ou « doctrinal » à l’imamat féminin. Il me paraît important de réfuter cette thèse à l’aune de la tradition islamique elle-même mais également des études récentes en la matière.
En effet, d’autres praticiennes et théoriciennes telles que Amina Wadud, Ani Zonneveld aux États-Unis et d’autres, s’inscrivent dans une tradition de l’islam que non seulement la majorité des musulmans pratiquants connaissent peu mais aussi nombre d’universitaires. Il s’agit du réformisme islamique.
L’imamat féminin, aucun fondement juridique ?
Selon nos collègues, les écoles juridiques de l’islam dans leur ensemble n’accorderaient pas ce droit aux femmes. Par ce positionnement, ils et elles semblent partager avec les milieux pratiquants musulmans une vision quelque peu mythifiée de la tradition de l’islam classique. La magistrale leçon de Gilbert Achcar à propos de la bonne distance des islamologues à l’égard de leur objet d’étude a visiblement encore de l’actualité. On ne peut que recommander sa lecture lorsqu’il épinglait alors « l’orientalisme à rebours ».
Une rapide recherche sur YouTube parmi les vidéos à destination des milieux pratiquants musulmans nous montre une image déjà plus nuancée que l’affirmation de nos collègues. Ainsi l’imam Abdelmonaim Boussenna qui, malgré sa position de refus de l’imamat féminin, reconnaît malgré tout l’existence d’« un avis marginal » l’autorisant. Il fait d’ailleurs preuve sur ce point d’honnêteté en citant les trois célèbres autorités du passé sur lesquelles s’appuie cet avis : le jurisconsulte šāfiʿite Abū Ṯawr al-Baġdādī (IXe siècle), l’exégète et historiographe Muḥammad b. Ǧarīr al-Ṭabarī (Xe siècle) et le maître mystique et théologien Ibn ʿArabī (XIVe siècle).
Notons que la seule existence de cet avis, même qualifié de « marginal », anéantit à lui seul toute prétention au consensus (iǧmāʿ) invoqué par cet imam et, avec lui, par l’écrasante majorité des opposants à l’imamat féminin, dans la mesure où l’iǧmāʿ signifie selon eux un « accord unanime ».
Mieux encore, en 2005, le cheikh d’origine irakienne Tāhā Ǧābir al-ʿAlwānī (m. 2016), Docteur en uṣūl al-fiqh « fondements du droit », figure respectée du mouvement des Frères musulmans (avant de se déclarer ouvertement réformiste les dernières années de sa vie), avait lui-même déclaré que la question de l’imamat n’était en fait qu’une « question sujette à l’interprétation » (masʾala ḫilāfiyya) et par conséquent qui ne peut être tranchée de manière catégorique.
Il faisait alors face à la théologienne Amina Wadud qui s’apprêtait à diriger aux États-Unis une prière du vendredi mixte avec des femmes dont certaines ne portaient pas le voile. Contre toute attente, il l’avait soutenue dans sa démarche au nom même de la pluralité de la tradition classique de l’islam.
Enfin, nos collègues laissent entendre que même les penseurs coranistes contemporains s’opposeraient également à l’imamat féminin. C’est encore une fois aller un peu vite en besogne, une simple recherche là encore sur YouTube dans les nombreuses vidéos produites par le penseur coraniste Ousmane Timera contredit cette affirmation gratuite.
En effet, dans une intervention de 2016, ce dernier affirme on ne peut plus clairement que les opposants à l’imamat féminin n’ont en fait pas d’autre argument que « cela n’a jamais été fait ».
Il distingue au sujet de la prière, et de manière très pertinente, entre les « modalités » liées au contexte de l’époque (placer les femmes derrière les hommes, placer les enfants entre eux, etc.) et les « règles » qui s’imposent en tout temps (la présence des femmes, l’appel à la prière, etc.).
Il cite même, pour achever sa démonstration, l’épisode du célèbre changement de direction de la prière à l’époque du Prophète, de Jérusalem vers la Mecque, lorsque les hommes se retrouvèrent soudainement lors d’une prière collective derrière les femmes ; sauf erreur, cette prière n’a jamais été ensuite invalidée.
Pourquoi dans ce cas présenter l’imamat féminin comme s’il s’agissait d’une rupture avec la tradition majoritaire ?
Comparaison n’est pas raison
Toute la démonstration de nos collègues se fonde sur une tentative comparatiste avec le contexte de revivalisme religieux d’un certain type de chamanisme présent sur le continent latino-américain. Dans ce contexte, les « chamans non natifs » se trouveraient en situation d’opposition face aux chamans natifs et leur longue initiation. Les premiers légitiment par une inspiration quasi-magique ce que les seconds ont acquis laborieusement de génération en génération.
Partant de ce principe, des femmes telles que Kahina Bahloul ou d’autres ne pourraient ainsi appréhender correctement leur tradition religieuse car il leur ferait défaut l’« apprentissage intellectuel » et une longue « initiation » transmise là aussi de génération en génération.
La comparaison entre l’initiation des chamans et ces femmes qui interprètent de manière égalitaire la tradition religieuse de l’islam n’est pas convaincante.
D’une part, et notamment pour Kahina Bahloul, l’argument tombe à l’eau dans la mesure où elle achève justement une thèse de doctorat en islamologie (« Dimension théologico-juridique de la pensée d’Ibn ‘Arabî »).
Nombre d’imams ou de savants autoproclamés ne peuvent se targuer de ce niveau académique et, de par sa socialisation en Algérie ainsi que ses études de droit en arabe, elle serait plutôt à classer parmi les « chamans natifs », si je devais reprendre l’exemple avancé par mes collègues.
D’autre part, la perte de l’initiation longue et fastidieuse qu’ils semblent déplorer ne provient en aucun cas dans l’islam contemporain de la demande d’égalité d’une poignée de théologiennes mais bien plutôt du choc de la modernité ouest-européenne qui bouscula dès le XVIIIe siècle la tradition classique de l’islam et qui, pour y répondre, se transforma en mettant en cause l’autorité des écoles juridiques traditionnelles (maḏāhib).
Ce ne sont par conséquent pas des femmes musulmanes militantes pour l’égalité qui ont brisé la longue initiation que semblent déplorer nos collègues mais bien plutôt les rapports de force géopolitiques ainsi que des mutations internes à la tradition de l’islam.
Réformisme, l’angle-mort
Nous ne pourrons nous étendre ici sur la question d’Ibn ʿArabī mais il y aurait beaucoup à dire sur cette figure qui pourrait à l’avenir retrouver la place qui fut la sienne avant d’avoir été quasiment disqualifiée aujourd’hui par celle du savant syrien Ibn Taymiyya (XIVe siècle).
L’exigence de l’égalité dans l’imamat que portent ces femmes théologiennes s’inscrit en réalité dans un courant bien plus vaste, le réformisme islamique, né très probablement à l’aube du XIXe siècle au sein de l’empire ottoman et dont les premiers actes forts sont à situer dans l’actuelle Tunisie (qui n’était à l’époque qu’une province de cet empire sur le déclin).
Ces réformistes, femmes et hommes, savants et hommes politiques, ont légitimé par la tradition religieuse elle-même, par leur ouverture sur le monde et par leur inventivité, des évolutions telles que : l’abolition de l’esclavage (1846), la promulgation de la première constitution du monde musulman (1861 en Tunisie), la contestation du pouvoir absolu du sultan ottoman et de ses administrateurs (fin du XIXe siècle), l’égalité dans l’héritage et dans la rupture du contrat de mariage ou encore la participation pleine et entière des femmes à leur société sans l’obligation de se voiler.
Cette tradition réformiste, brillamment étudiée, reste cependant méconnue, aussi bien des acteurs musulmans que des observateurs non spécialistes. Elle a en effet été noyée dans le discours dominant imposé par l’Arabie saoudite mais aussi par des relais inattendus issus de la « galaxie » intellectuelle des Frères musulmans.
Les femmes imames d’aujourd’hui sont les témoins vivants que le réformisme perdure et qu’il est promis à un grand avenir dans les prochaines générations.