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La légitimité de la Cour suprême américaine à l’épreuve de son conservatisme

Manifestants pro-Trump devant la Cour suprême
Des partisans de Donald Trump manifestent devant la Cour suprême, à Washington, le 14 novembre 2020. Olivier Douliery/AFP

Selon les derniers décomptes, Joe Biden, président nouvellement élu des États-Unis, dépasse le président encore en exercice Donald Trump de plus de 5 millions de voix en termes de vote populaire national.

Cependant, la vague bleue attendue par les Démocrates ne s’est pas matérialisée : au vu des faibles marges des victoires de Biden dans plusieurs États clés, comme le Wisconsin, la Pennsylvanie et la Géorgie, au vu de la capacité des Républicains à conserver des sièges clés au Sénat et au vu des performances médiocres des Démocrates dans la conquête des sièges contestés à la Chambre, quelle que soit la façon dont les derniers votes seront comptés (et recomptés) pour déterminer les résultats, l’élection de 2020 n’aura pas été le référendum anti-Républicain que le parti de l’âne avait espéré.

Cette réalité peut être déterminante pour la façon dont la majorité conservatrice à la Cour suprême, fraîchement galvanisée par la nomination in extremis d’Amy Barrett, choisira de trancher les litiges électoraux et légaux pendants (notamment celui qui porte sur l’Obamacare).

La Cour restera-t-elle, dans les années à venir, un pouvoir judiciaire objectif et indépendant de tout agenda partisan ?

« Conservatrice » n’est pas synonyme d’« à la botte des Républicains »

Un peu plus d’une semaine avant le jour de l’élection, et cinq semaines seulement après la mort de la juge Ruth Bader Ginsberg, le Sénat a confirmé, par 51 voix contre 48, la nomination à la Cour suprême d’Amy Coney Barrett, juge de la septième Cour de circuit, à l’issue d’un processus éclair, renforçant ainsi la majorité conservatrice de la Cour.

Les trois nominations de Donald Trump à la Cour suprême au cours de son actuel mandat de président ne sont pas en soi exceptionnelles, bien qu’aucun président républicain n’ait nommé trois juges depuis Ronald Reagan et Richard Nixon avant lui. Mais le choix des personnalités sélectionnées témoigne de l’existence et de l’efficacité d’un mouvement conservateur concerté dans le monde des gens de loi, et soulève des questions concernant le mandat supposé apolitique de la Cour.

La domination conservatrice sur la Cour suprême n’est plus une impression mais un fait confirmé. Depuis l’émergence de la Federalist Society, qui a démarré en 1982 comme une association d’étudiants conservateurs de Yale sous les bienveillants auspices de la présidence Reagan, des avocats, juristes, universitaires et politiciens conservateurs ont travaillé discrètement et avec diligence à développer un réseau cohérent et omniprésent, capable d’exercer une influence décisive sur le système judiciaire américain. La consolidation de la majorité conservatrice de la Cour est moins un coup d’État à courte portée qu’une maturation de long terme, fruit d’un investissement organisationnel et institutionnel réalisé sur un demi-siècle.

Cependant, une Cour conservatrice n’équivaut pas nécessairement à une Cour à la botte du parti républicain, une nuance que beaucoup d’appels à l’élargissement de la Cour et à l’élimination de la nomination à vie des juges semblent ignorer. Contrairement aux pouvoirs exécutif et législatif, dans la branche judiciaire l’idéologie politique, qui n’a d’ailleurs pas toujours été le marqueur absolu de l’identification partisane qu’elle est devenue, a une incidence différente.

Pour les fonctions électives, l’appartenance à un parti est un outil puissant et nécessaire. Le rattachement partisan, qui reste l’indicateur le plus fort du choix des électeurs, permet de faire entrer les hommes politiques en fonction, et de les y maintenir. Dans le processus électoral, les programmes des partis politiques aident les électeurs à traduire leurs valeurs, leurs convictions et leurs préférences en projet politique articulé, poursuivi ensuite par les élus souhaitant rester en poste. Représenter la ligne politique des électeurs (le plus souvent celle de leur parti) est un élément essentiel du travail des élus.

Dans la branche judiciaire, cependant, la tradition américaine de Common Law n’offre aucun rôle structurel formel aux partis politiques. Comme Amy Coney Barrett l’a répété tout au long de son audience de confirmation, le stare decisis signifie que les juges sont liés par les précédents de la Cour dans leurs décisions. Un tribunal conservateur ne signifie pas un tribunal Républicain. L’influence de l’idéologie politique dans le prétoire est différente, par conception, de son influence au Congrès ou à la Présidence.

Le rôle de l’idéologie à la Cour

Même si une majorité conservatrice à la Cour ne peut pas signifier la même chose qu’à la Chambre ou au Sénat, l’idéologie joue certainement un rôle dans la façon dont les juges sont examinés lors de leurs audiences de confirmation, puis dans celle dont ils choisissent les affaires à entendre et, en fin de compte, appliquent les précédents pour décider de ces affaires.

Les propos de la sénatrice démocrate de Californie Diane Feinstein lors de la première audience de confirmation de Barrett à la Cour d’appel du septième district – s’inquiétant que le dogme vivait fort en elle, ce qui a pu apparaître comme une disqualification idéologique potentielle de la foi catholique de Barrett – ont été largement critiqués comme étant hors limites et inappropriés. Pour autant, bien que la foi catholique de Barrett et sa position rigide sur l’avortement ne dussent pas la disqualifier pour siéger au sein de la Cour suprême en vertu de la clause constitutionnelle « No Religious Test » (article VI), beaucoup notent son apparente discordance avec l’opinion publique américaine : une majorité d’Américains ne souhaitent pas voir le droit à l’avortement remis en cause.

Comme les juges de la Cour sont si fortement liés à la pratique du précédent, la manifestation la plus ostensible de leur idéologie passera par leur rattachement à une philosophie du droit spécifique dans l’élaboration de leur argumentaire.

La dichotomie « activisme versus retenue judiciaire », qui alimente une grande partie du débat actuel sur la façon dont les juges considèrent leur rôle et sont identifiés idéologiquement, n’a pas toujours été une question d’appartenance libérale ou conservatrice. Dans un article de la Texas Law Review, Jack M. Balkin note que les libéraux et les conservateurs ont changé de position sur la retenue judiciaire et le rôle des tribunaux fédéraux deux fois au cours du seul XXe siècle, les libéraux étant pour la retenue quand les conservateurs étaient en position dominante, c’est-à-dire le plus souvent. Si l’histoire est un outil utile pour comprendre les tendances futures, ce qui peut être aujourd’hui une philosophie du droit conservatrice peut ne pas l’être demain.

En outre, l’idéologie des juges ne reste pas figée dans le temps, mais tend à évoluer au fur et à mesure que les juges s’affermissent dans leur fonction – la tendance étant en fait d’une évolution vers la gauche (comme l’ont montré les juges Kennedy et maintenant Roberts). Si une tendance à la libéralisation à long terme n’apporte peut-être pas beaucoup de réconfort à ceux qui notent à juste titre que les personnalités nommées par Trump ne suivront probablement pas la « troisième voie » modérée de Roberts, on peut trouver de l’espoir dans le besoin de légitimité de la Cour.

Un besoin sans fin de légitimité

Hamilton écrit dans les Federalist Papers (essai 78) qu’à cause de la faiblesse naturelle du pouvoir judiciaire, il risque constamment d’être écrasé par les autres branches.

Le déficit démocratique de la Cour est à la fois son plus grand atout et sa plus grande faiblesse : pour avoir la liberté, une nation doit avoir un pouvoir judiciaire indépendant des évaluations constantes des électeurs. Contrairement au président ou aux membres du Congrès, le pouvoir judiciaire doit être libéré du joug de la responsabilité démocratique – sinon les juges agiraient probablement comme des législateurs représentant la volonté des électeurs (dans l’espoir de conserver leur fonction).

Paradoxalement, c’est cette même protection qui devient un handicap. John Marshall en était bien conscient lors de l’affaire Marbury v. Madison (1803) : fallait-il céder à la tentation partisane en privilégiant la vision fédéraliste des juges et risquer de perdre toute légitimité si le Président choisissait de ne pas tenir compte de leur décision ? On peut dire la même chose de la relation de la Cour avec l’opinion publique. D’après Paul Freund, spécialiste du droit constitutionnel états-unien au XXe siècle, « la [Cour] ne devrait jamais être influencée par le temps qu’il fait, mais elle le sera inévitablement par le climat de l’époque ».

Même si les juges sont à l’abri des grêlons de l’opinion publique, un mépris total, en particulier s’il est supposé fondé sur une base partisane, des positions des autres branches du gouvernement et de l’opinion publique menacerait l’élément vital de la Cour, à savoir sa légitimité. Le président pourrait tenter de la faire plier, comme Franklin D. Roosevelt avait menacé de le faire avec le projet de loi de réforme des procédures judiciaires de 1937, et le public pourrait décider d’ignorer ses décisions.

Malgré le désir manifeste du président Donald Trump de voir la Cour suprême reconsidérer les résultats de l’élection en sa faveur, l’avance de Biden a été suffisamment importante pour qu’il soit peu probable que la Cour décide de la course, comme elle l’a fait en 2000. Le président a suggéré qu’il continuerait de s’opposer aux résultats par le biais des tribunaux. Si jamais l’un des nombreux procès intentés par la campagne Trump devait atteindre la Cour suprême, la nouvelle majorité conservatrice déciderait non seulement des votes qui devraient ou ne devraient pas être comptés, mais aussi de son propre avenir en tant que troisième branche légitime et indépendante du gouvernement.

À tort ou à raison, le fait que la campagne Trump ait réussi à obtenir une troisième nomination en quatre ans signifie que tous les yeux seront tournés vers la nouvelle Cour conservatrice et qu’elle patine sur une mince couche de glace.

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