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bateau de pêche qui navigue dans la mer
Le réchauffement du golfe du Saint-Laurent induit dans l’équilibre des espèces un véritable bouleversement, qui a des répercussions directes sur le secteur de la pêche commerciale. (Shutterstock)

La pêche commerciale bouleversée par le réchauffement des eaux du golfe du Saint-Laurent

Le dernier rapport sur l’état de l’écosystème du golfe du Saint-Laurent est on ne peut plus clair : on y démontre de façon indéniable que le système se réchauffe rapidement.


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Ce réchauffement se produit aussi bien dans sa couche de surface, directement exposée au réchauffement climatique, que dans sa couche la plus profonde, en raison de l’augmentation récente de l’entrée d’eau chaude en provenance du Gulf Stream dans ses chenaux profonds par le détroit de Cabot.

En profondeur, le réchauffement se combine à une baisse importante du taux d’oxygène, qui amplifie l’ampleur des changements de l’habitat des espèces marines.

En affectant aussi bien les organismes se distribuant près de la surface que ceux qui vivent en profondeur, le réchauffement actuel influence l’ensemble de l’écosystème et induit dans l’équilibre des espèces un véritable bouleversement, qui a des répercussions directes sur le secteur de la pêche commerciale.


Cet article fait partie de notre série Le Saint-Laurent en profondeur
Ne manquez pas les nouveaux articles sur ce fleuve mythique, d'une remarquable beauté. Nos experts se penchent sur sa faune, sa flore, son histoire et les enjeux auxquels il fait face. Cette série vous est proposée par La Conversation.


Titulaire de la Chaire de recherche du Canada en écologie halieutique, je m’intéresse aux causes et conséquences des changements dans la dynamique des espèces exploitées commercialement. Dans cet article, j’explique les changements en cours dans l’équilibre des espèces qui peuplent les eaux de fond du golfe du Saint-Laurent.

Le déclin des espèces d’eau froide

À la suite de l’effondrement historique des stocks de morue franche au début des années 1990, causé par une combinaison de surpêche et de conditions très froides, des espèces d’origine arctique, dont la crevette nordique, le crabe des neiges et le flétan du Groenland, ont profité du refroidissement et d’une diminution de la prédation et de la compétition dans le système pour s’installer confortablement dans le golfe du Saint-Laurent.

La dominance de ces espèces aura duré plus de deux décennies, permettant l’essor de pêcheries lucratives, dont les revenus ont non seulement remplacé, mais largement dépassé la valeur des débarquements préeffondrement de la morue. Toutefois, alors que ces espèces doivent aujourd’hui composer avec le réchauffement rapide de leur habitat, on constate le déclin de leur abondance.

La crevette nordique dans l’eau chaude

La crevette peut être considérée comme un véritable baromètre de l’état de l’écosystème marin démersal, c’est-à-dire de la couche d’eau située près du fond, puisque sa distribution fluctue rapidement en fonction des changements de la température du milieu. Préférant les eaux dont la température est comprise entre 1 et 6 °C, elle a vu une diminution marquée de son habitat au cours de la dernière décennie.

Les données du relevé de monitorage effectué par Pêches et Océans Canada montrent qu’en raison du réchauffement de son habitat, la superficie occupée par la crevette a diminué de moitié depuis 2008, et l’estimation d’abondance en 2021 figure parmi les valeurs les plus faibles de l’historique du suivi de cette ressource. Cette diminution de l’abondance a entraîné une réduction de 12 % des captures autorisées en 2022. Avec une réduction additionnelle de 18 % annoncée pour 2023 et un coût élevé du diesel, la rentabilité des entreprises qui dépendent de cette ressource est menacée à court terme.

graphique montrant la diminution de l’abondance de la crevette nordique
La biomasse combinée des 4 stocks de crevette nordique du golfe du Saint-Laurent est en diminution depuis 2004. Les données sont issues du dernier rapport d’évaluation de stock de Pêches et Océans Canada. (Dominique Robert), Fourni par l'auteur

Le crabe des neiges et le flétan du Groenland : un équilibre fragile

Comme la crevette nordique, le crabe des neiges et le flétan du Groenland sont deux espèces d’origine arctique dont les stocks du Saint-Laurent correspondent à la limite sud de leur répartition. Tout réchauffement des eaux du golfe, déjà plus chaudes que la moyenne de leur habitat, peut ainsi affecter négativement la productivité de ces stocks.

Le crabe des neiges est particulièrement vulnérable lors de ses premiers stades de vie, et plus précisément au moment où les juvéniles s’établissent sur le fond marin. Leur survie dépend alors de la disponibilité d’eaux très froides, dont la température se situe entre 0 et 2 °C. À l’heure actuelle, l’abondance du crabe des neiges demeure relativement élevée, en particulier dans le sud du golfe du Saint-Laurent, où ses effectifs sont les plus importants. Toutefois, les modèles océaniques indiquent que d’ici à 2050, la température des eaux de fond de ce secteur du golfe excédera 3 °C, ce qui réduira grandement le potentiel de maintien d’une forte abondance de l’espèce et pourrait entraîner à moyen terme un effondrement des stocks.

L’abondance du flétan du Groenland, espèce qui soutient la pêcherie de poisson de fond la plus lucrative depuis les années 1990, est en déclin depuis 15 ans. Ce déclin a entraîné une baisse des captures autorisées de presque 50 % en 5 ans, ces dernières passant de 4 500 à 2 400 tonnes de 2017 à 2022. Bien que les causes exactes du déclin de ce stock dans les eaux du golfe du Saint-Laurent demeurent incertaines, le réchauffement et la baisse des taux d’oxygène en cours dans les eaux des chenaux profonds sont pointés du doigt comme explications les plus probables.

graphique présentant l’évolution de l’abondance du crabe des neiges et du flétan
Alors que la biomasse du stock de crabe des neiges du sud du golfe du Saint-Laurent demeure stable, l’indice d’abondance du flétan du Groenland montre une décroissance de ce stock depuis 2004. Les données sont issues des derniers rapports d’évaluation des stocks de Pêches et Océans Canada. (Dominique Robert), Fourni par l'auteur

Le homard et le sébaste : une véritable marée rouge !

En plus du stock de flétan de l’Atlantique qui s’est rétabli et qui se porte présentement très bien, deux espèces de couleur rougeâtre connaissent une véritable explosion démographique dans le golfe du Saint-Laurent. Il s’agit du homard américain, qui vit sur les fonds en zones côtières, et du sébaste, un poisson qui se distribue sur les fonds en eaux profondes.

homard dans son habitat naturel
Le homard est aujourd’hui de loin la ressource la plus lucrative dans le Canada Atlantique. (Jean-Daniel Tourangeau Larivière), Fourni par l'auteur

Le homard est aujourd’hui de loin la ressource la plus lucrative dans le Canada Atlantique. Par exemple, pour les pêcheurs du Québec, il représentait à lui seul 42 % des revenus totaux en 2020. Dans le sud du golfe du Saint-Laurent, les pêcheurs des Îles-de-la-Madeleine ont enregistré des prises records en 2022. De plus, avec le réchauffement progressif des zones côtières du nord du golfe du Saint-Laurent, le homard y est en pleine expansion. Au large de la Côte-Nord, l’augmentation des captures entre 2015 et 2021 a varié de 388 % à 850 % selon les secteurs, ce qui représente une véritable manne pour les pêcheurs, qui ont reçu environ 8$ par livre de homard débarqué en 2022.

Le sébaste, dont les stocks s’étaient effondrés peu après ceux de la morue dans les années 1990, a pris le secteur des pêches par surprise en revenant en force dans les années 2010. Ce retour spectaculaire s’est opéré à la suite de la forte survie des jeunes sébastes nés dans la période 2011-2013, vraisemblablement en raison de conditions environnementales favorables pour les larves.

Ces poissons, qui ont aujourd’hui une dizaine d’années, atteignent la taille minimale permise pour la capture commerciale. Le retour d’une pêche à grande échelle est donc imminent, mais l’industrie fait face à des défis majeurs. En effet, la valeur par unité de poids anticipée pour ces poissons de taille modeste est environ dix fois moindre que celle du homard. Il ne sera donc pas simple de rentabiliser une exploitation durable de cette ressource.

graphique présentant l’augmentation de l’abondance du homard et du sébaste
Le sébaste et le homard ont connu une explosion démographique dans le golfe du Saint-Laurent au cours des 15 dernières années. Les données de biomasse du sébaste sont issues du dernier rapport d’évaluation de stock de Pêches et Océans Canada, alors que les données de débarquements de homard correspondent à la somme des captures réalisées au Québec, au Nouveau-Brunswick et à l’Île-du-Prince-Édouard. (Dominique Robert), Fourni par l'auteur

Des boucles de rétroaction engendrées par les relations entre les espèces

Le retour en force du sébaste dans les eaux du Saint-Laurent pourrait bien signifier, pour les espèces d’eau froide, qu’une mauvaise nouvelle n’arrive jamais seule. En effet, les recherches récentes sur le régime alimentaire du sébaste démontrent qu’à l’atteinte d’une taille de 25 à 30 cm, la crevette nordique devient une de ses proies principales. Or, les sébastes nés dans les années 2010 mesuraient environ 24 cm en 2021. Bien que pour l’instant, nous ne puissions déterminer avec précision la quantité de crevettes nécessaire pour sustenter les 2,8 millions de tonnes de sébastes qui peuplent actuellement le Saint-Laurent, on s’attend à ce que cette pression de prédation accélère le déclin de la crevette, dont la productivité est déjà négativement affectée par le réchauffement des eaux.

Poissons rouges sur un convoyeur
Des équipes de recherche universitaire du regroupement Ressources Aquatiques Québec font équipe avec celles de l’Institut Maurice-Lamontagne de Pêches et Océans Canada dans le cadre d’un programme visant à mieux comprendre l’écologie et la dynamique du sébaste. (Joëlle Guitard), Fourni par l'auteur

Par ailleurs, le régime alimentaire du sébaste montre un niveau de chevauchement important avec celui du flétan du Groenland. Ce dernier pourrait donc être victime de compétition pour la ressource au moment où la qualité de son habitat se détériore. De telles répercussions causées par des relations prédateur-proie s’additionnent ainsi aux changements physiques du milieu pour accélérer le taux de changement dans l’abondance des espèces, ce qui pourrait entraîner le basculement de l’écosystème vers un nouvel état d’équilibre.

Des recherches pour guider le futur

Le retour du sébaste à partir d’une abondance très faible constitue une grande surprise pour les scientifiques et un événement déstabilisateur pour le secteur des pêches. Il est donc important de comprendre précisément les causes et les conséquences de l’explosion démographique de ce stock dans une optique de développement durable du secteur. Pour ce faire, des équipes de recherche universitaire du regroupement Ressources Aquatiques Québec font équipe avec celles de l’Institut Maurice-Lamontagne de Pêches et Océans Canada dans le cadre d’un programme visant à mieux comprendre l’écologie et la dynamique du sébaste.

À terme, les résultats de ces collaborations multidisciplinaires fourniront de précieux éléments permettant de développer une approche écosystémique à la gestion des pêches, et ainsi de favoriser l’exploitation durable de nos ressources.

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