Nous assistons au premier exemple de philanthropie chinoise qui se lance au secours du monde. Les fondations privées et donateurs de Chine apportent déjà la majorité des plus de 1,3 milliard de dollars de dons privés collectés en quelques semaines pour lutter contre la propagation du virus COVID-19. Le plus grand don provient de l’entreprise d’internet Tencent Holdings. Les Etats-Unis d’Amérique sont le deuxième contributeur mondial, dont $100 millions offerts par la Fondation Bill & Melinda Gates.
Le 29 janvier, le milliardaire chinois Jack Ma avait déjà promis l’équivalent de 144 millions de dollars de fournitures médicales pour Wuhan et la province de Hubei, ainsi que 14 millions de dollars pour développer un vaccin. Vendredi 13 mars, il vient d’offrir 500 000 kits de tests et un million de masques aux Etats-Unis qui en manquent.
Lundi 16 mars, il a ajouté un don de 1,1 million de kits de tests et 6 millions de masques pour l'Afrique tout entière.
A l’automne 2019, le fondateur du site d’e-commerce Alibaba, avait pris sa retraite des affaires. Cet ancien professeur laissait les rênes d’un groupe de 100 000 employés, valorisé plus de 450 milliards de dollars, et déclarait vouloir se consacrer à la philanthropie dans le domaine de l’éducation où sa fondation innove.
« Les événements sont l’écume de l’histoire » écrivait Paul Valéry. En Chine, d’autres personnalités pratiquent depuis longtemps la philanthropie – entendue comme « générosité volontaire privée en faveur du bien public » – souvent dans la discrétion, voire l’anonymat. Mais l’ampleur de la première fortune du pays (21ᵉ mondiale, estimée à 43 milliards USD), icône de l’entrepreneur parti de zéro, combinée à son aptitude à créer l’attention médiatique, indique que nous sommes à un tournant décisif de l’histoire de la philanthropie chinoise.
Le renouveau d’une activité philanthropique millénaire
L’un des aspects souvent méconnus du capitalisme chinois est la relative absence de philanthropie privée de la part des classes aisées envers les plus modestes, jusqu’à une période récente.
Pourtant, historiquement, la Chine a une très ancienne tradition de générosité remontant à plus de trois millénaires. Celle-ci a stagné après 1949, dans les premières années de la République populaire : nationalisation des actifs ; organisations étrangères dissoutes ou refoulées du territoire. L’État socialiste devait pourvoir aux besoins sociaux et les initiatives privées furent découragées.
Cette chronologie contraste nettement avec l’histoire économique des États-Unis où la philanthropie s’est posée très tôt en remède aux maux sociaux du capitalisme « sauvage » de la fin du XIXe siècle.
La philanthropie a servi depuis plus d’un siècle de « soft power » pour les pays qui la pratiquent. Les exemples historiques abondent, comme pendant la Guerre froide où il s’agissait pour l’Occident de lutter contre le marxisme. Le monde en développement est aujourd’hui une vaste zone où s’exercent des influences philanthropiques multiples, en invoquant la poursuite des Objectifs de développement durable de l’ONU.
On compte déjà un nombre croissant de chercheurs d’origine chinoise au sein de la communauté académique dédiée aux organismes à but non lucratif et à la philanthropie (conférence ARNOVA 2019), et la Chine y fait l’objet d’études de plus en plus approfondies.
Depuis son ouverture à l’économie de marché sous l’ère Deng Xiaoping, la Chine a connu une croissance fulgurante. L’un des effets secondaires étant le creusement des inégalités, les premières fondations privées ont bourgeonné dans les années 1980-90 pour tenter d’enrayer ce processus et seconder l’État dans ses dépenses sociales. Il faut attendre 1994 pour que la compatibilité entre philanthropie et socialisme soit officiellement admise. On assiste aujourd’hui à une véritable renaissance de l’esprit de philanthropie privée dans le pays.
Une tradition de générosité solidement ancrée
Les fondements philosophiques de la tradition philanthropique chinoise sont à rechercher en partie dans la pensée confucéenne, un humanisme fondé sur des valeurs (bonté, droiture, loyauté) et visant à l’harmonie sociétale, qui occasionne cependant des défis pour l’identité chinoise contemporaine.
On peut y ajouter la gratitude qu’éprouvent les bénéficiaires de la modernisation économique et leur obligation morale de « redonner à autrui » une part de leur succès, faisant écho à la norme sociale américaine du « give-back ».
L’éducation est de loin la principale cause bénéficiaire des dons privés, car elle est perçue comme un moyen d’émanciper les populations de la pauvreté.
En Chine, les entreprises ou fondations d’entreprises ont contribué 65 % des 23,4 milliards USD de dons caritatifs estimés en 2016. Mais la démarche philanthropique y reste essentiellement une affaire individuelle, dans la mesure où une large part des riches y ont acquis leur fortune de leur vivant (« self-made ») et où de nombreux entrepreneurs identifient étroitement leur propre destinée à celle de leur firme.
Parmi les 200 plus riches du pays, près d’un quart ont créé leur propre fondation pour canaliser leurs dons. En 2014, la générosité totale représentait environ 0,2 % du PIB chinois, contre 2 % en moyenne aux États-Unis.
Un secteur en plein essor
Plus d’un milliard de Chinois utilisent Internet pour faire des dons. En 2015, l’entreprise Tencent (leader des services Internet et mobiles) a lancé la « Journée de la philanthropie 9 Septembre », événement annuel dédié au financement de projets caritatifs. Plusieurs dizaines de millions de personnes y ont déjà participé, ce qui a permis de sensibiliser à grande échelle l’opinion publique chinoise à la générosité en faveur des associations et fondations. L’initiative internationale GivingTuesday est désormais aussi relayée en Chine.
En 2018, les 100 plus grands donateurs (individus ou entreprises) recensés par Forbes ont contribué au total plus de 19 milliards de yuans (2,8 milliards USD) à des causes caritatives. Près du double des 10,4 milliards de yuans donnés en 2016. Pour faire partie de cette liste, il fallait donner un minimum de 18 millions de yuans (2,6 millions USD) en 2018 contre 5 millions de yuans (730 000 USD) en 2016. Les 48 premiers donateurs ont franchi la barre des 100 millions de yuans, et représentent ensemble 90 % du total. Les dons ont été principalement orientés vers l’éducation (49 %) et la lutte contre la pauvreté. Ces montants sont corroborés par la Hurun Philanthropy List 2019.
Multiplication des milliardaires philanthropes
La multiplication des philanthropes chinois est directement liée au rythme d’apparition de grandes fortunes. En 2017, la banque UBS recensait 373 milliardaires en Chine continentale (la deuxième concentration au monde après les 585 milliardaires vivant aux USA), dont 89 nouveaux individus, soit en moyenne près de deux nouveaux milliardaires chaque semaine. Leur nombre s’est réduit à 325 en 2018, en phase avec la tendance mondiale de légère contraction du nombre des ultra-riches après cinq années de hausse continue.
Parmi la nouvelle génération d’entrepreneurs ayant bâti leur propre fortune, de grandes figures nationales souhaitent inspirer une nouvelle génération de philanthropes.
Ainsi le Dr Charles Chen Yidan, cofondateur de Tencent, a-t-il quitté l’entreprise en 2013, après être devenu l’un des hommes les plus riches du pays, pour se consacrer à la promotion de l’éducation. Le Prix Yidan (3,8 millions USD) est le plus généreux au monde pour la recherche en éducation.
Une autre figure proéminente est Madame He Quiaonv, qui a annoncé en 2017 une promesse de 1,5 milliard USD en faveur de la préservation de la biodiversité, le plus grand don de tous les temps pour cette cause.
Les incitations fiscales au mécénat ont été récemment rehaussées. Les particuliers peuvent déduire leurs dons dans la limite de 30 % de leur revenu imposable, et les entreprises jusqu’à 12 % de leurs profits annuels.
Des observatoires de la philanthropie
Les travaux de recherche se multiplient sur la philanthropie chinoise, de même que les institutions visant à accompagner la croissance du secteur et à former les cadres des nouvelles fondations.
Au premier chef, le China Foundation Center dénombrait 5 545 fondations (créées par des particuliers fortunés ou recourant à une collecte publique annuelle) fin 2016, un chiffre qui a plus que quadruplé (+430 %) en une décennie depuis 2006. Leur nombre aurait ensuite crû à 6 322 fondations en 2017 et 7 048 fondations en 2018. En 2014, leurs dons totaux s’élevaient à 102 milliards de yuans (16,7 milliards USD).
Côté américain, l’Université Harvard a créé une base de données afin de recueillir les données les plus précises possibles sur la philanthrope chinoise. Il propose en outre plusieurs formations de haut niveau destinées aux dirigeants de ce secteur émergent.
Le nombre de fondations sino-américaines répertoriées aux US a quadruplé depuis l’an 2000 pour atteindre 1 300 entités en 2014. Des coopérations bilatérales sont en cours pour tenter d’aligner les intérêts et les desseins des deux géants philanthropiques mondiaux.
Ainsi le China Global Philanthropy Institute a-t-il été fondé en 2015 par cinq philanthropes chinois et américains, dont Bill Gates. L’objectif est de susciter des émules en « faisant émerger des philanthropes exemplaires et des dirigeants professionnels du secteur philanthropique », avec une double visée nationale et internationale. Pour y parvenir, l’Institut s’appuie sur un triptyque de formation académique, accompagnement aux bonnes pratiques, et voyages d’études.
D’autre part, fin 2019 vient d’être lancé le China Philanthropy Big Data Research Institute, dans l’optique de mobiliser l’ensemble du champ scientifique et technologique, y compris l’intelligence artificielle, en faveur des activités caritatives, avec une volonté affichée de coopération mondiale.
Ces démarches sont à mettre en regard de l’activisme plus général de la Chine qui recherche une prééminence dans le domaine des technologies applicables aux transactions financières, via l’adoption imminente d’une monnaie électronique ou la maîtrise de la blockchain.
Une projection internationale prévisible
La Grande Chine, incluant Hongkong, est d’ores et déjà la principale source de financement extérieur des universités américaines, via les dons effectués par des anciens élèves (« alumni »), loin devant les sources traditionnelles que sont le Royaume-Uni et le Canada. Ces échanges ne restent pas sans critiques, dans un cadre plus général de tensions entre la Chine et les États-Unis qui affectent les universités.
D’autre part, les fondations chinoises effectuent déjà des dons internationaux, surtout lors des catastrophes naturelles, et ce sur tous les continents. Une dizaine ont même établi des bureaux ou pilotent des projets à l’étranger.
Si les grandes masses de la philanthropie chinoise sont pour l’instant contenues à l’intérieur des frontières nationales, tous les ingrédients sont désormais réunis pour qu’elle se projette à l’international de manière exponentielle. Cela entraînera mécaniquement deux conséquences.
D’une part, le paysage international de la philanthropie va être influencé par la présence accrue d’acteurs chinois, dont personne ne sait dire aujourd’hui quelles orientations ils privilégieront. Comment vont-ils s’insérer dans les réseaux existants du secteur ? Comment entendront-ils contribuer à l’émergence d’une infrastructure philanthropique mondiale ?
Comment cette ascension et la redistribution des cartes au sein de l’écosystème philanthropique international va-t-elle être abordée, sachant que celui-ci est traditionnellement sous forte influence occidentale, par ses valeurs cardinales, ses réseaux financiers, ses modes opératoires ?
Symétriquement, les fondations et philanthropes chinois qui seront actifs à l’international vont probablement nourrir, enrichir, et sans doute infléchir leurs visions au contact de leurs homologues étrangers.
Le partage international d’expériences sera-t-il une source d’inspiration pour l’évolution du secteur philanthropique domestique ? Comment la Chine va-t-elle gérer cet échange à double sens de concepts, d’idées, de techniques, et peut-être même de personnel ?
Quelles que soient les réponses à ces questions, au cours des prochaines années, le secteur philanthropique chinois sera confronté à plusieurs défis : la gestion de l’internationalisation, la transparence des organisations à but non lucratif, la professionnalisation des agents, l’évolution du cadre réglementaire, la prise en compte élargie de la responsabilité sociétale et le virage écologique.
Une influence mondiale
Sur la scène mondiale, la Chine intervient de façon plus visible qu’autrefois, via ses investissements directs étrangers et son aide publique au développement, notamment en Afrique.
Dès 2013 avait été révélée l’initiative des « Nouvelles Routes de la Soie », qui relie le pays à de nombreux partenaires commerciaux via des voies terrestres et maritimes. En 2017 y a été ajouté un volet de coopération entre 300 ONG de 60 pays. En 2019, les autorités ont annoncé leur souhait que ces voies d’échanges évoluent vers une « haute qualité » en mettant l’accent sur leur durabilité financière et environnementale.
Le Président Xi Jinping a présenté en 2017 sa pensée « sur le socialisme aux caractéristiques chinoises pour une nouvelle ère », incluant une déclinaison spécifique pour la diplomatie, appelée à être plus active et à bâtir « un futur commun pour l’humanité ».
Dans l’hypothèse où les autorités déploieraient une visée similaire sur l’orientation du gigantesque potentiel de flux philanthropiques à l’extérieur du pays avec autant de détermination et de stratégie à long-terme, il est indubitable que la Chine accédera au rang de « grande puissance philanthropique ».
Une force sur laquelle il faudra compter bien au-delà de ses frontières au cours du XXIe siècle, et qu’il convient d’observer attentivement dès aujourd’hui parmi les corollaires de la trajectoire ascendante du pays.