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La « RSE politique », entre engagement pour la société et fragilisation de la démocratie

L’action des entreprises en matière de RSE peut s’interpréter comme une volonté de faire évoluer la législation. Shutterstock

En 2008, le géant du luxe Kering crée une fondation destinée à combattre les violences faites aux femmes en France mais aussi dans d’autres pays (Italie, Mexique, Royaume-Uni, États-Unis et Chine). L’action de cette fondation passe par des campagnes de sensibilisation, le financement et l’accompagnement d’entreprises sociales engagées dans ce combat, des opérations de levées de fonds ou le soutien d’initiatives associatives (Maisons des femmes de Saint-Denis en 2014 par exemple).

Depuis 2020, le géant français de la cosmétique L’Oréal, en partenariat avec la Fondation des Femmes et l’organisation non gouvernementale (ONG) Right to Be, a lancé le programme « Stand Up » qui lutte contre le harcèlement de rue en formant les individus à la méthode des « 5D » qui désigne cinq actions simples pour intervenir en toute sécurité dans cette situation.

Au Royaume-Uni, les commerces, les bars, les restaurants sont invités depuis 20165 à rejoindre l’initiative « Ask for Angela » destinée à lutter contre le harcèlement et les violences de rue subies par les femmes. Avec ce programme, les femmes ont la possibilité de trouver un refuge dans ces commerces avec le code « Angela » et de bénéficier d’un accompagnement et d’une aide pouvant aller jusqu’au recours aux services de police si nécessaire. En 2020, les commerces de plusieurs villes françaises, en partenariat avec des associations et certaines mairies, mettent en place ce programme Angela.

Des enjeux insuffisamment traités par les États

Toutes ces initiatives naissent d’un constat : les violences faites aux femmes, trop longtemps invisibilisées, constituent un problème que les États ne parviennent pas à juguler. En 2020, l’Institut d’études Ipsos, en collaboration avec L’Oréal et l’Université de Cornell, montrait que 81 % des femmes en France avaient déjà été victimes de harcèlement sexuel dans les lieux publics et que seules 20 % d’entre elles avaient reçu de l’aide. De janvier à septembre 2023, on dénombrait déjà 95 féminicides (147 en 2022). La médiatisation croissante de ce phénomène (accentuée depuis le mouvement #MeToo) a fait émerger une prise de conscience des différents acteurs de la société.

Dans ce contexte, certaines entreprises ont pris l’initiative d’agir en faveur de la protection des femmes, pour pallier l’insuffisance de l’action des pouvoirs publics et des États. Ces initiatives et ces actions renvoient au concept de « RSE politique », qui s’appuie sur la notion de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), c’est-à-dire la mesure de la performance extra financière des organisations.

Dans le cadre d’un travail doctoral, nous avons exploré ce concept, qui n’a pas véritablement de définition consensuelle bien qu’il ait émergé dans les pays anglo-saxons au début des années 2000, et l’avons appliqué au cas de la France. La RSE politique peut ainsi se définir comme un processus par lequel les entreprises, en collaboration avec diverses parties prenantes, participent à la gouvernance de questions sociétales insuffisamment traitées par les États.

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Ce processus est contingent au contexte économique, social et institutionnel du pays et peut être visualisé comme un continuum d’actions allant de campagnes de sensibilisation et de communication à des actions relevant de l’activisme politique.

Par exemple, EDF est partenaire de la campagne de sensibilisation #aidetacollegue initiée par Jacques Lambert, écrivain et fondateur de la web TV webscran, et parrainée par la comédienne Blandine Métayer. Cette campagne veut remettre du lien social dans les relations entre collègues et sensibiliser les salariés des entreprises aux violences conjugales subies par leurs collègues de travail car ils peuvent en être les premiers témoins au quotidien.

À l’autre extrémité du spectre de l’action sociétale des entreprises et à la suite des restrictions partielles ou totales portant sur l’avortement dans certains États américains, Lyft a mis en œuvre son engagement. Le service de voiture de transport avec chauffeur propose désormais d’amener les femmes qui souhaitaient avorter dans des États frontaliers de l’Oklahoma ou du Texas autorisant cette intervention, et a collaboré avec des partenaires de santé pour couvrir les frais des déplacements. En outre, Lyft s’est engagé à couvrir les frais de justice des conducteurs qui seraient poursuivis pour avoir contourné la réglementation.

Une privatisation de la démocratie ?

Si ces actions apparaissent, dans une première lecture, comme de nature à améliorer la vie des citoyens, en se substituant ou en complétant la politique menée par les États, des interrogations subsistent sur le caractère démocratique de ces initiatives. En effet, l’action de ces entreprises peut s’interpréter comme une volonté d’impacter la législation et de faire évoluer la société.

Certains chercheurs soulignent dès lors le risque de confiscation des politiques publiques par les entreprises privées, voire de véritable « privatisation » de la politique.

Poussé à l’extrême, ce raisonnement conduirait à priver les citoyens du pouvoir politique qui serait concentré dans les mains de multinationales, se déclarant en charge des problématiques sociétales de manière illégitime. D’une part ces entreprises n’étant pas élues, elles n’ont pas la légitimité démocratique que l’État peut avoir ; d’autre part, à la différence des ONG, l’action sociétale n’est ni leur mission première ni leur cœur d’expertise, ce qui les prive de cette légitimité sociétale.

Finalement, la RSE politique met en lumière un double paradoxe. D’un côté, les États ne parviennent pas à assurer les missions dont ils ont la charge et pour lesquelles les citoyens les ont mandatés ; d’un autre côté, les entreprises prennent en charge des actions en marge de leur objectif économique, qui seront interprétées par les uns comme un comportement éthique, par les autres comme une volonté hégémonique sur la société.

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