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La concurrence, ni dieu, ni diable

Le cartel du sirop d’érable englué

Pas de pénurie de sirop d’érable au Québec. Doctor Zizmor/Flickr, CC BY-ND

Saviez-vous qu’il existait une réserve stratégique mondiale de sirop d’érable - ce liquide sucré que les Américains versent abondamment sur leurs crêpes ? Elle a été inventée par nos cousins du Québec afin de stabiliser les prix. Et pour l’instant ça marche ! En 2015, pour la troisième année consécutive, la récolte des érablières a été excellente , les stocks sont pleins et pourtant le prix de gros ne s’est pas effondré.

Les plus grands bénéficiaires du cartel se trouvent cependant de l’autre côté de la frontière canadienne. Les producteurs des Etats de la Nouvelle Angleterre empochent des revenus plus élevés, leur part de marché augmente et ils sont devenus plus compétitifs. Ils remercient chaque jour les Québécois qui commencent à faire grise mine. Inexorablement, les cartels attirent la concurrence et se défont, même si cela peut prendre du temps.

Une matière première fluctuante

Comme toutes les matières premières agricoles la sève brute récoltée des érables est plus ou moins abondante selon les années. Les prix sont donc très fluctuants. A demande constante, le prix plonge lorsque les conditions météorologiques ont été favorables à la production et il s’élève dans le cas contraire. Averses au risque et faute d’assurance, les producteurs sous-investissent. Pour corriger ce défaut du marché libre, les acériculteurs québécois ont décidé en 2000 de s’organiser légalement en cartel. Une agence de commercialisation ayant le monopole des ventes a été créée, des quotas de production ont été alloués à chaque exploitation et une réserve stratégique a été mise en place. Elle est de facto mondiale car le Québec est le principal collecteur de sève brute d’érable ainsi que le principal producteur du sirop qui en est tiré. Il détenait 80% du marché mondial à la création de la réserve .

Concrètement, la mécanique est la suivante. Les bonnes années, l’acériculteur vend le volume de son quota au prix qu’impose l’agence de commercialisation à l’ensemble des acheteurs de sirop et l’excédent est versé dans la réserve stratégique. L’acériculteur ne touchera le produit de la vente de cette partie de sa production qu’au déstockage. Les mauvaises années le quota n’est pas atteint, tout son volume est cette fois vendu au prix fixé par l’agence. Mais comme l’offre est inférieure à la demande, une partie des stocks est mise sur le marché. L’acériculteur percevra alors une partie des recettes de son volume hors quota des années précédentes.

Un marché peu élastique

Tout semble se passer au mieux. Le prix est stable et il est en moyenne plus élevé que le prix concurrentiel puisque l’agence de commercialisation détient un quasi-monopole mondial. Les acériculteurs vivent mieux de leur activité. Ils investissent plus qu’auparavant. Ils entaillent plus d’érables pour accroître leur capacité de production et améliorent le rendement des érablières en place. Bien sûr, le sirop d’érable est plus cher pour les consommateurs, mais l’élasticité prix de la demande étant faible, les ventes n’ont pas fléchi. Seule une petite part des consommateurs réguliers ont changé leurs habitudes. Pour napper (et certains carrément noyer !) leurs pancakes, ils recourent alors au sirop de maïs (ou sirop de poteau pour les mauvaises langues).

Mais la situation se tend.

D’abord pour des raisons conjoncturelles. Du fait de la succession ininterrompue de bonnes années, la réserve stratégique s’accroît. Elle est passée de quelques milliers de livres en 2009 à plus de 70.000 aujourd’hui. Les entrepôts craquent et les acériculteurs ne sont pas payés.

Un cartel québécoisbon pour les États-Unis

Surtout pour des raisons structurelles. Le cartel fait le lit de la concurrence. Il n’y a pas qu’au Québec qu’il y a des érables. Les Etats-Unis ont connu depuis le début des années 2000 une expansion spectaculaire de l’acériculture. La production a presque doublé, essentiellement du fait de l’installation de nouvelles exploitations de très grande taille et à très haut rendement. Le cartel québécois est à l’origine du boom. En effet les acériculteurs des états de la Nouvelle Angleterre bénéficient de ses bienfaits sans en subir les coûts. Contrairement aux producteurs du Québec, ils ne payent pas le stockage du sirop dans la réserve stratégique mais ils vendent au même prix. Le prix de gros du sirop d’érable sur le marché libre aux États-Unis est en effet parfaitement aligné à celui du cartel québécois. De plus, ils vendent toute leur production à ce prix car ils ne sont pas contraints par des quotas. Ils disposent en quelque sorte des mêmes avantages que les producteurs de pétrole qui ne sont pas membres de l’OPEP. Enfin, ils ont des coûts de production plus faibles du fait des caractéristiques de leurs exploitations.

Ainsi, à volume collecté identique, un producteur étatsunien empoche plus de recettes et de profit qu’un producteur québécois. Il bénéficie à la fois de la rente absolue créée par ce dernier et d’une forte rente différentielle. Rien de tel pour accélérer les investissements. Y compris bien sûr de la part d’acériculteurs canadiens qui partent s’étendre dans le Vermont ou l’Etat de New York. Au cours de la dernière décade, la part de marché mondial du Québec a ainsi diminué de 1.2% en moyenne par an au profit des États-Unis.

A long terme, la situation n’est pas tenable. Les États-Unis détiennent aujourd’hui 23% du marché mondial et cette part va croître encore. Ils disposent de la moitié de la capacité mondiale potentielle de production des érablières. A force d’augmenter leur part de marché, ils permettront aux acheteurs de sirop de faire jouer la concurrence contre l’agence de commercialisation québécoise. Elle ne pourra plus imposer son prix. L’option alternative serait que les acériculteurs étatsuniens rejoignent le cartel. Mais cette solution est inenvisageable car illégale de ce côté-là de la frontière. En 1940, les États-Unis étaient le premier producteur mondial de sirop d’érable, ex-aequo avec le Canada. Ils peuvent le redevenir… grâce à la création du cartel québécois.

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