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Le jour d’après : Briser trois mythes sur l’état du monde après la pandémie

Des gens applaudissent lors d'une cérémonie le 11 juin 2020 marquant le redémarrage de la fontaine historique de Genève, connue sous le nom de « Jet d'Eau », après 83 jours d'extinction. Fabrice Coffrini/AFP

Décideurs et penseurs s’accordent pour affirmer que la pandémie du Covid-19 transformera radicalement et durablement le monde dans lequel nous vivons. Évènement majeur, à l’instar des moments clés de l’histoire récente tels que la chute du mur de Berlin ou les attentats du 11 septembre 2001, ses conséquences politiques et économiques ne seront véritablement visibles qu’à long terme.

Les écrits se multiplient pour alerter sur les risques et plaider pour des orientations politiques, laissant apparaître les luttes idéologiques à l’œuvre dans les différentes capitales. D’aucuns distordent les perceptions sur trois évolutions clés : le monde post-coronavirus marquerait la victoire de l’autoritarisme sur la démocratie ; il favoriserait la recrudescence des États faibles ou faillis ; il accélérerait le déclin de l’ordre libéral et renforcerait la compétition entre les grandes puissances. Ces théories continuent de voir le monde à travers les yeux de Thucydide pour qui l’épidémie de la « peste » d’Athènes, au Ve siècle avant notre ère, conduisit à un cataclysme et à une désintégration sociétale.

À rebours de ces discours, l’objectif de ce texte est d’effectuer une estimation des changements à venir en fonction des tendances actuelles et des connaissances scientifiques sur les raisons pour lesquelles les pandémies peuvent susciter des dynamiques plus positives.

Mythe n° 1 : la revanche de l’autoritarisme sur la démocratie

Une idée reçue qui prend de l’ampleur ces temps-ci est que les régimes autoritaires seraient mieux armés pour lutter contre la propagation de la pandémie. Certes, pris de panique et insuffisamment préparés, certains gouvernements ont dû prendre des mesures radicales, contraires aux valeurs de la démocratie libérale, fermant les frontières, restreignant les échanges, confinant les populations. Certains hommes politiques, à l’instar de Viktor Orban en Hongrie, ont instrumentalisé la crise pour accentuer la dérive autoritaire en renforçant un pouvoir devenu absolu pour un temps indéterminé.

Cependant, n’oublions pas que la crise actuelle a été provoquée par un régime autoritaire. Malgré des avertissements constants, la Chine n’a pas pris les mesures nécessaires pour réguler les marchés d’animaux aux conditions sanitaires déplorables où sont nés plusieurs virus graves des dernières décennies. Le régime chinois a également manipulé les informations, censuré les premiers médecins qui avaient détecté le virus et a retardé l’édiction de mesures qui s’imposaient, favorisant ainsi la diffusion de la maladie non seulement en Chine, mais aussi à travers le monde entier.

Par contraste, les régimes démocratiques voisins comme le Japon, la Corée du Sud et Taiwan ont réussi à limiter l’expansion de l’épidémie, non pas en concentrant le pouvoir ou en niant le danger, mais en privilégiant la transparence et en suivant les prescriptions d’organismes scientifiques autonomes, afin de faciliter l’acceptation par la population d’un sacrifice commun difficile. Une étude de The Economist publiée en février tend à démontrer que les démocraties font mieux : le taux de mortalité provoqué par les maladies épidémiques y est plus faible que dans les États non démocratiques.

Des visiteurs se préparent à la réouverture imminente du parc à thème Universal Studios Japan, Osaka, le 4 juin 2020. Str/Jiji Press/AFP

Même si quelques régimes autoritaires ont réussi à développer des systèmes de santé efficaces – à l’instar de la Chine, de Cuba et de l’Arabie saoudite, il est désormais bien établi que l’absence de démocratie a des effets désastreux sur la prévention, le contrôle et le traitement des épidémies. Pour assurer la santé de la population en période d’épidémie, il convient au contraire d’établir de nouvelles normes de responsabilité publique, de renforcer la capacité des citoyens à exprimer des désaccords et des doléances, de rendre les informations librement disponibles, de coopérer au niveau international et de développer la recherche scientifique indépendante.

Mythe n° 2 : davantage d’États faillis

Les États faibles ou faillis souffrent d’un triple déficit : d’autorité, de légitimité et de capacité. Ils peuvent dès lors constituer une menace pour la sécurité internationale. D’aucuns soutiennent que la crise sanitaire pourrait balayer sur son passage ces États incapables de protéger leur population. En réalité, cette crise met aussi en exergue la vulnérabilité des États perçus comme solides : les puissances européennes manquent cruellement de masques, de tests, de matériels médicaux, etc. Mais rien ne garantit que les conséquences de la pandémie soient uniformément négatives pour l’État.

Les rancunes, divisions et affiliations ethno-politiques ont été mises de côté en Bosnie-Herzégovine pour lutter plus efficacement contre la pandémie. Milorad Dodik, le chef des Serbes de Bosnie et avocat de la sécession de la Republika srspka, a lui-même appelé à un effort uni. Face à une crise provenant de l’extérieur, plutôt que fabriquée par les élites politiques locales, les institutions étatiques se révèlent cruciales pour limiter la propagation du virus, ce qui nécessite une prise de décision conjointe. Il est probable que ce moment soit de courte durée : les tensions ethno-politiques pourraient revenir, les élites continuant à instrumentaliser les nationalismes. Cette pandémie démontre toutefois que les divisions peuvent être surmontées pour le bien commun et que l’action d’une structure institutionnelle légitime est nécessaire pour assurer la sécurité.

Par ailleurs, les capacités de ces États sont souvent mal évaluées, notamment en Afrique, en raison des difficultés à mesurer des fonctionnements complexes et différents. En conséquence, on néglige souvent que la flexibilité, l’inventivité et l’adaptabilité combinées à des initiatives intelligentes permettent aux sociétés d’être résilientes, plus efficaces et de sortir de la crise plus rapidement qu’attendu. Ces politiques intelligentes se font parfois par mimétisme grâce à la diffusion des bonnes pratiques, mais aussi grâce à une meilleure préparation des structures ayant eu affaire à d’autres épidémies infectieuses telles qu’Ebola récemment.


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Un simple coup d’œil sur les scènes nationales présentes et passées permet de constater que les développements institutionnels les plus profonds ont été précédés par des crises et scandales sanitaires. Ces crises poussent l’État à développer ses capacités, à créer et gérer des organisations complexes et spécialisées, à mobiliser ses ressources et, enfin, à renforcer son pouvoir de contrôle sur l’usage de la contrainte. Les populations elles-mêmes se tournent vers les entités étatiques pour les protéger, renforçant ainsi la légitimité et la raison d’être de celles-ci : la pandémie contribue donc à accroître les fonctions sécuritaires de l’État wébérien, faisant de la sécurité sanitaire un bien public et une mission régalienne.

Mythe n° 3 : la fin de l’ordre international libéral

La crise peut paraître propice au repli sur soi, au renforcement des mouvements nationalistes et à l’intensification de la compétition entre grandes puissances. Les premiers réflexes semblent en apparence donner raison aux tenants de cette vision. Pour eux, l’interdépendance rend les États plus vulnérables et crée davantage de problèmes qu’elle n’apporte de solutions. Cependant, cette forme de protectionnisme engendre des coûts considérables et se révèle à long terme néfaste pour tout le monde. La fermeture des marchés augmente les coûts des produits et empêche de lutter efficacement contre la pandémie, menace à terme les intérêts des États et contribue à dégrader profondément les relations interétatiques.

En réalité, si l’on sort du flux quotidien de l’actualité pour prendre un peu de recul en mobilisant nos savoirs, il n’y a aucune raison logique de penser que l’ordre post-coronavirus serait moins libéral et se déplacerait vers l’Est. Pour qu’une telle transformation se réalise, il faudrait que la crise actuelle décime largement les ressources de la puissance américaine – inégalée à ce jour – tout en épargnant celles de la Chine, et que de surcroît la puissance émergente se positionne radicalement contre l’ordre international qui prévaut.

De fait, la crise actuelle prouve le caractère profondément interconnecté du monde. L’interdépendance implique avant toute chose de construire et d’intensifier l’infrastructure globale de coopération multilatérale. Des initiatives sont prises, un peu partout dans le monde, pour coordonner la réaction à la pandémie.

Des formes (in)formelles et transnationales de coopération ont émergé pour aider les hôpitaux à faire face à l’afflux de malades, gérer la recherche sur la pandémie, partager les informations essentielles et lancer des fonds de secours. Les organisations internationales se mobilisent pour répondre à la pandémie. La solidarité européenne se met en route, les États s’entraident.

L’UE a commencé à prendre des mesures pour relancer l’économie durement touchée. Le G20 prépare un plan d’aide aux pays en développement. L’Inde, quant à elle, a pris l’initiative d’élaborer une réponse régionale commune avec les autres pays de l’Asie du Sud. L’Assemblée générale de l’ONU a approuvé par consensus début avril une résolution appelant à la coopération internationale et au multilatéralisme.

Cette situation rappelle que les acteurs internationaux rationnels sont incités à privilégier des actions multilatérales susceptibles de déboucher sur de meilleurs résultats. Le monde a réalisé de grandes choses dans le passé en travaillant ensemble – l’éradication de la variole en est un exemple du domaine des maladies infectieuses. Un simple détour par l’histoire démontre que de nouveaux modes de coopération internationale succèdent aux grandes situations de crise : le « comité d’hygiène » de la SDN, ancêtre de l’OMS, est né suite à la grippe espagnole.

Vers une meilleure coopération internationale ?

La coopération n’est certes pas automatique : pour que chaque État joue son rôle, il doit s’assurer que les autres feront de même. Dans les faits, une puissance ascendante telle que la Chine défend certains aspects du libéralisme intergouvernemental et économique. Elle est surtout opposée au libéralisme politique susceptible de menacer la légitimité de son régime autoritaire. Pour ces raisons, il est probable que l’ordre international libéral soit préservé et consolidé dans certains domaines, en particulier la santé et l’économie. Le renforcement des capacités mondiales de résistance aux maladies infectieuses et le redressement économique global passent par des traités et accords multilatéraux, par les organisations internationales et les institutions qui font les règles et normes, surveillent leur respect, résolvent les problèmes, et fournissent des biens publics mondiaux.

En ce sens, loin d’accroître les rivalités de puissance, l’hégémon américain est incité à reprendre sa place de leader sur la scène mondiale et à s’engager activement en faveur de la coopération car cela lui permettra 1) de limiter l’impact du coronavirus, d’en sortir plus rapidement, de se prémunir et de mieux lutter contre les pandémies à l’intérieur de ses frontières ; et 2) de maintenir sa place dominante à long terme dans le monde, en reproduisant l’écart qui sépare sa position de celle de ses rivaux potentiels. Même si elles demeurent modestes à ce stade, l’assistance et l’aide américaine aux institutions multilatérales telles que le FMI ont été revues à la hausse. Et lorsque Donald Trump a décidé de suspendre le financement de l’OMS, il a aussi souligné la nécessité de réformer l’organisation pour la rendre plus efficace.

Malgré l’imprévisibilité de l’administration Trump et ses préoccupations électorales de court terme, il est plausible que les États-Unis sortent progressivement d’une compréhension isolationniste de l’approche « America first » pour exercer de nouveau leur leadership et leur influence sur le monde en soutenant la gouvernance globale. Les États-Unis demeureront une puissance globale, et la pandémie du coronavirus leur rappelle qu’elles ont toujours des « intérêts globaux ».

La pandémie n’effacera pas les défis préexistants. Ils persisteront dans le monde post-coronavirus. Les conflits n’ont pas cessé et les tensions subsisteront. Il est peu probable que les différences de visions sur certains aspects de l’ordre international soient effacées. Cependant, cette situation nous rappelle l’existence de jeux à somme positive. Tout le monde gagne à y coopérer. En renforçant les autres, on assure en retour sa propre sécurité.

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