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Photo d'Alexeï Navalny entourée de fleurs
Mémorial improvisé en l’honneur d’Alexeï Navalny, sur le monument aux victimes des répressions politiques à Saint-Pétersbourg le 16 février 2024. Des centaines de personnes ont été arrêtées en Russie pour avoir déposé des fleurs ou brandi des pancartes dénonçant la mort de l’opposant. Olga Maltseva/AFP

Le martyre de Saint Alexeï : la mort de Navalny et la culture du sacrifice en Russie

L’annonce de la mort d’Alexeï Navalny par les autorités pénitentiaires russes, le vendredi 16 février 2024, a suscité de très nombreux commentaires dans les médias où les thèmes de son martyre et de son sacrifice sont revenus fréquemment.

En l’état actuel de nos connaissances, rien ne permet d’affirmer que Navalny ait été animé par des pulsions autodestructrices ou masochistes, par une « jouissance mortifère ». Baptisé, il se décrivait comme un « croyant post-soviétique typique ». Dans le même temps, ayant survécu à une tentative d’empoisonnement au Novitchok, il avait pleinement conscience des risques qu’il courait en rentrant en Russie, en janvier 2021. Si elle devait arriver, sa mort, avait-il dit à la fin du documentaire consacré à son empoisonnement, serait une confirmation du bien-fondé de son combat contre le régime de Poutine et une manifestation de la force de son mouvement.

Le retour de Navalny en Russie peut s’expliquer par des considérations politiques : refuser de s’exiler définitivement, comme le voulait le régime russe. Mais dans la mesure où il connaissait les risques auxquels il s’exposait, sa mort – qu’elle ait résulté « accidentellement » de mauvais traitements ou qu’il s’agisse d’un assassinat en bonne et due forme, comme l’affirme notamment sa collaboratrice Maria Pevchikh – peut s’apparenter à un autosacrifice.

Le phénomène du martyre, en particulier politique, n’est évidemment pas spécifiquement russe. Le considérer comme la composante intrinsèque d’une supposée « âme slave » relève selon nous d’un fantasme occidental. Cela dit, le martyre et la souffrance occupent une place essentielle dans l’histoire et la culture russes.

La nature éminemment conservatrice et répressive des régimes politiques successifs, de l’autocratie au communisme, l’asservissement d’une grande partie de la population par le servage (jusqu’en 1861) et l’importance du fait militaire, les invasions et campagnes de « colonisation », accompagnées souvent de grandes violences, ont constitué un terrain propice à l’émergence d’une culture de la souffrance érigée en mode et en idéal de vie, et merveilleusement illustrée par les œuvres de Dostoïevski, Anna Akhmatova et Vassili Grossman, liste loin d’être exhaustive. L’étymologie du mot russe moutchenik (martyr) est d’ailleurs « souffrance » (mouka), tandis qu’en français ou en anglais par exemple, martyr descend du grec martus, qui signifie « témoin ».

D’autre part, la singularité russe ne tient pas tant dans l’existence d’une « fabrique des martyrs », c’est-à-dire dans ce que nous appelons une « culture du sacrifice de défiance » vis-à-vis du pouvoir, attestée aussi ailleurs, mais dans la tension forte qui existe entre celle-ci et la permanente « fabrique des héros », qui relève d’une culture du sacrifice par et pour l’État. L’articulation de cette double culture sacrificielle peut nous aider à comprendre le destin tragique de Navalny, et à penser les retombées de sa mort.

La fabrique des martyrs

La culture du « sacrifice de défiance » est constituée de plusieurs strates historiques, dont la plus ancienne est religieuse. Elle renvoie à la diffusion d’une culture chrétienne orthodoxe centrée autour de la vie et de la mort des saints, puis à l’émergence de mouvements religieux dissidents réprimés par le pouvoir.

L’exemple le plus connu de ces derniers est celui des Vieux-Croyants, opposants à la réforme entreprise par le patriarche Nikon au milieu du XVIIe afin de mettre l’Église orthodoxe russe en conformité avec l’Église grecque et qui entraîne un schisme au sein de la communauté orthodoxe, le Raskol. Persuadés que la disparition de l’Église traditionnelle marque le début du règne de l’Antéchrist, les Vieux-Croyants n’hésitent pas à s’immoler par le feu pour s’opposer aux autorités civiles et religieuses, corrompues selon eux.

Le chef et principal idéologue des Vieux-Croyants, le protopope Avvakoum, ainsi que le prêtre Lazar, le diacre Théodore et le moine Épiphanius ont été exilés dans le Grand Nord et emprisonnés dans une prison de terre à Poustozersk. Après 14 ans d’emprisonnement et de tortures, ils ont été brûlés vifs en 1682. Tableau de Piotr Miasoiédov, 1897. Wikimedia

La deuxième strate de la culture russe du sacrifice est politique. Elle renvoie à l’émergence en Russie, dans les années 1830-1840, d’une nouvelle catégorie de la population, l’intelligentsia, comprise au sens de population instruite et lectrice, mais surtout animée par des idéaux politiques inspirés par le siècle des Lumières.

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Le soulèvement en décembre 1825, à la mort d’Alexandre Ier, d’un groupe d’officiers, les « décembristes », qui exigèrent la fin de l’autocratie et l’avènement d’une monarchie constitutionnelle, est un moment fondateur qui prépare le terrain de ce qu’on appellera les « martyrs révolutionnaires » à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. Les meneurs furent exécutés et les autres, accompagnés de leurs épouses, issues de grandes familles nobles, exilés.

« Les Décembristes », Semion Levinkov, 1957. À l’époque soviétique, les décembristes seront volontiers présentés comme des annonciateurs de la révolution de 1917, et leur destinée fera l’objet de nombreuses hagiographies. Wikimedia

Leur exemple a nourri plusieurs générations d’opposants jusqu’à la génération de ceux qui ont choisi la voie de la violence. Citons l’exemple de Sofia Perovskaïa, organisatrice de l’attentat qui a coûté la vie au tsar Alexandre II en 1881, la seule femme exécutée pendant le tsarisme pour un crime politique, et qui savait parfaitement que son régicide lui vaudrait l’échafaud.


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La troisième strate de la culture de l’autosacrifice est forgée à l’époque soviétique. Elle est à la fois religieuse et politique. Deux groupes se distinguent : d’une part, les martyrs de la foi, membres de l’Église orthodoxe ou d’autres cultes comme les Témoins de Jéhovah, et dont le martyre a un rayonnement assez limité ; de l’autre, les dissidents « libéraux », dont l’action a contribué à l’émergence d’une véritable « diplomatie publique de la souffrance », un phénomène qu’on n’avait pas observé depuis que la politique antisémite des tsars, au début du XXe siècle, avait provoqué une crise entre la Russie et les États-Unis.

Citons ici, entre autres exemples, les sept Soviétiques qui bravent le KGB le 25 août 1968, en manifestant à Moscou contre l’invasion de la Tchécoslovaquie ; le physicien Andreï Sakharov, placé en résidence surveillée en 1980 pour avoir ouvertement dénoncé l’invasion de l’Afghanistan et la traque des dissidents ; ou encore Anatoli Martchenko, dont la mort en camp pénitentiaire, en décembre 1986, pousse Gorbatchev à libérer Sakharov et à amplifier sa politique de glasnost.

Les uns comme les autres savaient parfaitement qu’en s’élevant contre l’État soviétique, ils couraient d’immenses risques, mais estimaient, pour des raisons éthiques, que le coût de l’inaction aurait été, pour eux, plus élevé.


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La fabrique des héros

L’autosacrifice « de défiance » coexiste dans la culture politique russe avec l’autosacrifice « de défense », par et pour l’État. Il consiste principalement en la construction d’une mythologie du sacrifice individuel et collectif comme ciment de la nation russe et soviétique.

L’instrumentalisation du passé à des fins politiques est absolument centrale dans ce qui apparaît comme un processus d’héroïsation par le sacrifice, même si son impact sur la population demeure difficile à quantifier. L’histoire de ce processus est liée à l’émergence de la Russie en tant qu’entité idéologique au XVIe siècle, avec la diffusion des concepts de « Moscou, troisième Rome » et de « Sainte Russie », incarnés plus tard dans « Mère Russie » et Rodina, la patrie « sacrée », qui doit être défendue à tout prix.

Trois types de « héros construits » peuvent ici être distingués. Il y a tout d’abord le héros suprême, le « chef charismatique » cher à Max Weber, qui se dévoue entièrement au bien-être de son peuple, jour et nuit, souvent au péril de sa vie. Dans la Russie des tsars, c’est le gosoudar, le « maître » et le « petit père » (batiouchka) ; en Russie soviétique, c’est le vojd, le guide, et le « père des peuples » (otets narodov). Le dirigeant risque sa vie, comme Lénine, activement recherché par les services secrets du tsar avant d’arriver au pouvoir et, ensuite, cible d’un attentat en 1918. Son héroïsation est consacrée après sa mort : Lénine, momifié, est placé dans un Mausolée, tandis que Nicolas II, assassiné sur ordre de ce même Lénine, est canonisé en 2000.

Deuxième catégorie de héros construits : les héros de guerre, à la fois en tant qu’individus particuliers et en tant que peuple dans son entièreté. L’héroïsation des soldats, dans la propagande civile et religieuse ainsi que dans les arts, renvoie à la centralité de la dimension militaire et impérialiste de l’identité collective russe. Dans cette mythologie officielle, le sacrifice peut être nécessaire non seulement pour défendre (et mourir pour) la rodina, mais aussi pour sauver d’autres peuples, qu’ils soient « frères » (Slaves) ou pas.

Le mythe du héros de guerre émerge avec la « guerre patriotique de 1812 », contre Napoléon. L’appel à la population russe à se sacrifier, en prenant comme modèle les « héros du passé », devient un thème central de la propagande pendant la Grande Guerre, et surtout la « Grande Guerre patriotique » (1941-1945). Cette dernière tend à occuper une position centrale dans la mythologie soviétique sous Brejnev, le guéroï devenant une référence absolue et indépassable de l’idéal de l’autosacrifice patriotique. Cette guerre élargit le spectre des héros-martyrs en forgeant des mythes à destination des jeunes et des femmes, le sacrifice de Zoïa Kosmodemianskaïa, partisane pendue par les nazis à l’âge de 18 ans, étant l’exemple le plus connu. Le culte de la Grande Guerre patriotique sera repris et amplifié par Poutine, qui institutionnalisera le « Régiment immortel », défilé d’enfants et de petits-enfants portant les photos de leurs parents et grands-parents tués en 1941-1945. À l’époque soviétique, ce culte des héros et des martyrs est également très sélectif, passant volontairement sous silence les violences faites aux populations juives – les Juifs ne sont mentionnés qu’en tant que combattants ou civils faisant partie d’un tout, le « peuple soviétique ».

Parade du « Régiment immortel » à Saint-Pétersbourg, le 9 mai 2015. konstantinks/Shutterstock

Enfin, une troisième catégorie est constituée par les « héros de paix », qui défendent la Russie et l’URSS contre les dangers venant de l’extérieur ou de l’intérieur en dehors des périodes de guerre. Ils peuvent être des dirigeants « victimes de complots aux vastes ramifications », l’exemple le plus connu étant Sergueï Kirov, le chef du parti communiste de Leningrad, assassiné le 1er décembre 1934, un événement qui aurait décidé Staline à préparer la Grande Terreur. Les héros peuvent aussi être de simples citoyens cherchant à sauver la vie de leurs concitoyens. Un exemple est le martyre de Nadejda Kourtchenko, hôtesse de l’air mortellement blessée au cours du détournement d’un avion Aeroflot en octobre 1970 par un dissident lituanien, Pranas Brazinskas et son fils de treize ans (!), Algidras. Le mythe de Kourtchenko a alors servi à contrecarrer la mythologie du sacrifice de défiance des dissidents.

La mort de Navalny et l’avenir de la Russie

Dans son ouvrage sur la fabrication des martyrs en Russie, la civilisationniste américaine Yulia Minkova a décrit la prégnance de ce phénomène, hérité du stalinisme, dans la Russie poutinienne, et le maintien d’une tension entre héros de l’opposition et héros du pouvoir.

Dans un premier temps, au cours des années 2000-2014, le poutinisme, alors « modéré », a réussi à déminer le risque d’une émergence de martyrs qui auraient pu constituer un risque pour le pouvoir. La première personnalité à faire les frais des répressions, l’homme d’affaires (« oligarque ») Mikhaïl Khodorkovski, emprisonné entre 2003 et 2013 à la suite d’un procès éminemment politique, était devenu au cours de ces années l’incarnation d’un martyr du poutinisme.

Khodorkovski aurait pu continuer à croupir en prison s’il n’avait pas été gracié par Poutine en décembre 2013. L’une des raisons de sa libération avait été la mort en prison, en novembre 2009, de Sergueï Magnitski, comptable travaillant pour un homme d’affaires américain, Bill Browder, qui a mis à jour des détournements de grande ampleur. La mort de Magnitski a eu un grand retentissement à l’étranger, poussant la présidence Obama à rompre avec la politique de « redémarrage » des relations avec la Russie. La libération de Khodorkovski a joué en la faveur de Poutine, puisque l’ancien homme d’affaires, exilé à Londres, a perdu son aura de « messie » et réduit à néant les espoirs placés en lui par l’opposition russe de devenir un rassembleur.

La fuite en avant du régime poutinien après l’annexion de la Crimée en 2014 a été accompagnée par un affrontement sans précédent depuis l’époque de la guerre froide, dans les discours officiels et d’opposition, entre les « martyrs de défiance » et les « héros patriotes ». Le dépôt de fleur sur le lieu de l’assassinat en 2015 du célèbre opposant Boris Nemtsov, autrefois favori de Boris Eltsine, provoque chaque année un bras de fer avec les autorités.

Rassemblement annuel, le 24 février 2019 à Moscou, en mémoire de Boris Nemtsov. Les manifestants portent une banderole affirmant « Nous nous souviendrons de chacun » et les portraits de nombreux journalistes et opposants russes assassinés. limipix/Shutterstock

Rappelons que la justification immédiate de l’invasion de l’Ukraine par Poutine avait été la nécessité d’empêcher le « génocide » des populations russophones du Donbass, victimes d’un régime ukrainien qualifié de « nazi ». Des martyrs imaginaires, comme cet enfant supposément crucifié par les forces ukrainiennes, avaient été inventés pour pousser les soldats russes à s’engager au nom d’une cause noble, puis, plus tard, pour répondre à l’appel de la mobilisation.

Le pouvoir poutinien avait pendant longtemps réussi à limiter le rayonnement de Navalny – la manifestation la plus évidente étant, chez Poutine, le refus de le nommer, le « déni de personnalité » (le long refus de rendre son corps à sa famille a relevé de la même stratégie). En le faisant mourir, le dirigeant russe a confirmé aux yeux d’une partie de la population – celle qui n’est pas « zombifiée » par la propagande et les théories conspirationnistes sur les liens entre Navalny et la CIA – le statut de martyr de Navalny, et dans le même temps, la nature criminelle du régime russe.

Loin d’effacer le message de l’opposant, Poutine en a au contraire amplifié la portée, minant l’effet de sa propre propagande et sapant les chances, déjà très minces, d’une possible issue négociée au conflit en Ukraine : la mort de Navalny a encore davantage tendu les relations entre la Russie et les Occidentaux. Sa veuve, Ioulia, a annoncé sa volonté de reprendre le flambeau de son époux. Reste à savoir si elle saura donner chair à son projet, « La merveilleuse Russie du futur », pour que son sacrifice n’ait pas été vain.

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