Menu Close

Le monde est-il devenu « too big to fail » ?

Personne n’a désormais intérêt à ce qu’une économie majeure décroche brutalement, au risque d’entraîner toutes les autres dans son sillage. Isabel Infantes / AFP

Le monde d’après. Voilà des mois que ce terme s’est imposé dans le débat public et alimente les réflexions des intellectuels, des politiques et des médias. Comme une incantation pour que notre société opère un véritable tournant vers un avenir plus soutenable sur le plan écologique, plus solidaire sur le plan humain, plus juste sur le plan économique.

Mais pour que ce monde d’après advienne, il faudrait une modification substantielle des fondamentaux de notre mode de vie et de notre modèle de développement économique. Et, disons-le tout de go : ces dimensions ont peu de chance d’évoluer en profondeur.

Non seulement parce que nos sociétés ont une inclination naturelle à l’inertie, mais aussi parce que notre système économique mondialisé est en quelque sorte devenu… « too big to fail » (trop gros pour échouer).

Cette expression, employée à l’origine pour les banques, traduit l’idée que la chute d’une organisation aura de telles répercussions que les pouvoirs publics ne peuvent plus se permettre de la laisser disparaître, quelles que soient ses difficultés.

Osons une rapide analyse articulée autour des principales catégories d’agents et de quelques exemples emblématiques qui semblent indiquer que c’est désormais l’ensemble du système économique mondial, qui n’a jamais été aussi interdépendant, auquel on peut dorénavant accoler l’étiquette « too big to fail ».

Intrication inédite

Résultante logique de plusieurs décennies d’accélération sur le front de la mondialisation économique et de la libéralisation des échanges commerciaux et financiers, jamais dans l’histoire nos économies n’ont été aussi interconnectées. Les chaînes de valeur sont fragmentées à l’échelle de la planète, les dettes publiques et privées sont toujours plus largement détenues par des intérêts étrangers, le prix des matières premières se détermine sur des marchés financiers globalisés, et les grandes entreprises visent un marché d’emblée mondial, et ne réalisent plus qu’une faible part de leurs activités dans leurs pays d’origine.

Ce niveau d’intrication inédit a rendu les grandes économies mondiales plus interdépendantes que jamais. Ainsi, la crise sanitaire de la Covid-19 nous a privés de nombreux biens de consommation dont une part substantielle du processus de production se trouve délocalisée à l’autre bout de la planète.

À ce titre, la pénurie de masques dans nombre de pays occidentaux illustre aussi bien les failles d’un système de santé piloté aux instruments comptables, que celles de notre ultra dépendance à des chaînes d’approvisionnement complexes et fragmentées.

Début mai, dans un supermarché de Pérols (Hérault), une affiche indique aux clients que les stocks de masques sont épuisés. Pascal Guyot/AFP

Réjouissons-nous toutefois. C’est parce que nos économies sont interdépendantes et que la crise sanitaire n’a épargné aucune d’entre elles que nous ne devrions pas connaître, même au plus fort de la crise économique qui se profile, une récession aussi forte qu’elle n’aurait pu l’être.

En effet, l’ensemble des États et des banques centrales ont décidé, dans des temps record, des injections massives de liquidités pour soutenir l’économie, en s’affranchissant d’ailleurs de tous les dogmes de maîtrise des déficits publics qui ont guidé leurs politiques ces dernières années.

Certes, des asymétries existeront, et certains États étant plus durement touchés que d’autres manipuleront le levier budgétaire avec moins de parcimonie. Mais dans l’ensemble, à la sortie de la crise sanitaire, les grandes économies de ce monde se seront davantage endettées… auprès d’elles-mêmes, de leurs populations, et d’investisseurs étrangers. Et le bilan de la plupart des banques centrales sera hypertrophié.

Pragmatisme

Plus encore qu’une crise financière, cette profonde symétrie et synchronicité de l’endettement a toutes les chances de faire naître une solidarité existentielle, en cela que les grands acteurs de l’économie mondiale n’auront aucun intérêt qu’un de leurs partenaires institutionnels et commerciaux fasse défaut et s’enfonce trop profondément dans la crise.

Dans un tel contexte, qui prendrait le risque de ne pas soutenir une banque majeure en difficulté, quand on connaît les effets de propagation mondiaux qui sont nés de la chute de Lehman Brothers en 2008 ?

En 2008, la faillite de la banque d’investissement Lehman Brothers avait déclenché une crise financière mondiale. Ben Stansall/AFP

Prenons également le pari que les grandes zones économiques et monétaires ne devraient pas renouveler l’expérience de l’austérité budgétaire imposée avec la plus extrême des fermetés, quand on a vu ce qu’il a coûté à la zone euro de pressuriser la Grèce comme elle l’a fait. Le monde est devenu “too big to fail”, car le décrochage trop brutal d’une économie majeure risquerait d’entraîner toutes les autres dans son sillage.

Il est d’ailleurs possible de retrouver ce pragmatisme dans les choix politiques opérés depuis le début de la crise. Pour ne prendre que le cas français, au plan de soutien d’Air France (9 milliards d’euros) s’est ajouté un plan de 10 milliards d’euros dont bénéficiera l’ensemble de la filière aéronautique. Ce sont également plus de 8 et de 18 milliards qui vont être respectivement injectés dans les industries automobile et touristique, notamment pour mener à bien des projets antérieurs (tels que le Futuroscope 2) parfois bien éloignés des objectifs de tourisme durable.

La compagnie aérienne Air France va bénéficier d’un plan d’aide de 9 milliards d’euros. Pascal Pavani/AFP

Il ne faut pas s’en étonner. En temps de crise, les gouvernements ont une propension marquée pour la préservation « quoi qu’il en coûte » de l’existant, car c’est celui qui limite les destructions d’emplois massives sur le court terme, et ce faisant, apaise l’électorat.

Et tant pis si cela revient à préserver les rentes de situation plutôt que de préparer les investissements d’avenir, notamment dans la transition écologique : l’appareil productif national est lui aussi « too big to fail » ! Osons alors une simple question : est-ce avec les méthodes et acteurs d’hier que nous pourrons bâtir le monde de demain ?

« Business as usual »

En effet, les entreprises n’apprécient rien de plus que la stabilité. En interne, elles cherchent à parfaire un processus de production et à développer des routines. En externe, elles aiment, par exemple, établir des contrats de longue durée avec leurs fournisseurs, de façon à se couvrir contre d’éventuels risques de modification tarifaire ou d’approvisionnement. En un mot, l’entreprise requiert de la constance au niveau de ses process et activités de façon à assurer la prévisibilité de ses résultats.

Tout cela a nécessairement des conséquences.

Premièrement, en période de crise, les entreprises cherchent avant tout à préserver l’existant. Certaines, comme Airbnb ou Uber, ont par exemple annoncé renoncer à des projets de diversification pour se recentrer sur leur cœur de métier.

Deuxièmement, les ajustements de court terme se font en général sur les volumes de production, ce qui induit des cessions d’actifs et/ou des réductions de masse salariale. Renault, par exemple, a annoncé plusieurs milliers de suppressions de postes en dépit des aides perçues auprès de l’État-actionnaire.

Troisièmement, les entreprises disposant de liquidités sont davantage enclines à constituer des réserves de précaution, ou à opérer des opérations de consolidation en reprenant des entreprises en difficulté, plutôt que de se lancer dans de grands projets innovants. Peut-on leur en vouloir alors que l’incertitude de leur environnement stratégique est radicale et que les actionnaires sont plus volatils que jamais et disposent d’une préférence marquée pour le court terme ?

En période de crise, les entreprises sont davantage préoccupées par leur survie que par la remise en cause de leur mission, antichambre de la construction du monde d’après. Comment se convaincre du contraire quand, mobilisant le levier de l’emploi, elles parviennent à faire reculer le législateur sur l’application des normes environnementales, comme nous avons pu en être le témoin aux États-Unis ou en Chine ? Comment se convaincre du contraire quand elles s’interrogent quant à l’opportunité d’obtenir des baisses de salaire pour leurs employés, comme cela a été proposé par RyanAir ou, encore plus proche de nous, par Derichebourg Aeronautics via un accord de performance collective ?

Prêts à payer plus ?

Restent les ménages. Collectivement, ces individus disposent – au moins sur le papier – d’un immense pouvoir de transformation des sociétés et des marchés, qu’ils peuvent exercer par leur bulletin de vote (tout du moins, dans les pays démocratiques), par leurs choix d’employeurs, et par leurs actes de consommation. Or, les choix de production, de transformation, d’approvisionnement, opérés par les entreprises ne sont jamais que le résultat de programmes d’optimisation relativement rationnels au regard de la réalité de la demande.

Le 2 juin, des salariés bloquent l’entrée de l’usine Renault de Choisy-le-Roi (Val-de-Marne) pour protester contre l’annonce de la fermeture du site. Thomas Samson/AFP

Soyons honnêtes. Nous appelons le changement, mais sommes-nous réellement prêts à en payer le prix ? Sommes-nous prêts à accepter des hausses substantielles de prix qui résulteraient d’une lutte effective contre les pratiques de dumping fiscal, social ou environnemental ? Sommes-nous prêts à limiter nos usages numériques à l’essentiel, ou à réapprendre la patience d’une livraison à domicile décalée de plusieurs jours dans le temps, quand on connaît l’empreinte environnementale de ces services ? En bref, sommes-nous prêts consommer moins, mais à consommer mieux ?

Il est trop tôt pour faire le bilan de l’impact de la Covid-19 sur les pratiques de consommation de long terme, et il serait malhonnête de s’appuyer sur, par exemple, les queues interminables aux drives des temples de la « malbouffe rapide » sitôt leur réouverture annoncée sur les réseaux sociaux pour en tirer la conclusion que rien ne changera.

Nous préférerons mesurer l’inertie des comportements de consommation à l’aune de faits passés. Et constater que les résultats des très grandes marques mondiales – qui ne sont pas toujours les mieux-disantes sur les dimensions environnementales, fiscales ou sociales – sont d’une remarquable stabilité, y compris lorsqu’elles sont suspectées de pratiques potentiellement illicites ou éclaboussées par des scandales.

Par exemple, quels impacts réels sur la performance commerciale des entreprises concernées par les révélations de l’affaire LuxLeaks ? L’utilisation très extensible de nos données personnelles dont les géants du numérique sont régulièrement accusés, notamment dans le cadre de l’affaire Cambridge Analytica, est-elle de nature à nous dissuader de recourir à leurs services ?

Les clients se sont rués sur les restaurants de fast-food dès leurs réouvertures. Bertrand Guay/AFP

Il est vrai qu’à force de laisser nos industries se concentrer, nous ne disposons pas toujours d’alternatives aussi efficaces. Mais la force de l’habitude, la pression sociale et le marketing agressif dont sont capables les très grands groupes sont également des explications à notre relatif immobilisme consumériste.

Le « monde d’après » sera ce que nous en ferons

Bien naturellement, cette analyse pourra être interprétée selon le prisme du réalisme par certains, de la dystopie pour d’autres. Comme toute vision prospective un rien provocatrice, elle n’a pour autre objectif que d’ouvrir le champ des possibles, de heurter nos imaginaires et d’inviter à l’introspection et la réflexivité.

Il n’y a pas de fatalité à ce que nos sociétés, que nous avons présentées comme profondément enclines à l’inertie, reproduisent à l’identique les schémas du passé.

Mais, c’est précisément parce que les forces de rappel sont multiples et puissantes, qu’aucun changement structurel majeur ne pourra advenir sans un élan volontariste partagé entre les sphères politique, entrepreneuriale, et citoyenne. Le « monde d’après » sera ce que nous déciderons d’en faire, collectivement. Pour le pire, mais peut-être bien, pour le meilleur.


La version intégrale de cet article sera disponible dans le numéro de juillet 2020 de la revue Relais éditée par IFG Executive Education.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 180,400 academics and researchers from 4,911 institutions.

Register now