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Le président russe Vladimir Poutine lors d'une conférence de presse, le 25 octobre 2023 à Moscou. (Gavriil Grigorov, Sputnik, Kremlin Pool Photo via AP)

Le régime de Vladimir Poutine est autoritaire et détestable, mais on ne peut le qualifier de fasciste

La guerre en Ukraine a entraîné un recours accru au concept de fascisme pour qualifier le régime russe actuel. Mais est-ce le bon terme ?

Comme spécialiste de la Russie postsoviétique et, par ailleurs, en tant que professeur enseignant la politique comparée sur le fascisme, les dictatures et les idéologies autoritaires, un tel qualificatif suscite mon étonnement.

À moins de redéfinir le concept pour l’adapter à la Russie poutinienne, il ne me semble guère judicieux de si mal nommer les choses. Car de l’étiquette attribuée à la Russie dépend l’attitude à entretenir à son égard. On ne se comporte pas envers un régime fasciste de la même manière qu’à l’endroit d’une dictature militaire ou conservatrice. Les perspectives d’évolution ne sont d’ailleurs pas les mêmes.

L’armée russe a certes envahi l’Ukraine pour des raisons, à mon avis, à la fois explicables et injustifiables. Il est compréhensible que les images diffusées quotidiennement sur la guerre en Ukraine avec les massacres, les destructions, les millions de réfugiés et autres malheurs génèrent de fortes émotions nourrissant la détestation du régime Poutine.

Une femme tenant un drapeau bleu et jaune et une pancarte montrant un homme manifeste
Des Ukrainiens manifestent devant le consulat russe à l’occasion du premier anniversaire de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, à Sao Paulo, au Brésil, le 24 février 2023. La pancarte représente le président russe Vladimir Poutine, faisant allusion au dictateur allemand Adolf Hitler. (AP Photo/Andre Penner)

Le président russe lui-même justifie ses actions auprès de sa population en présentant l’Ukraine comme un pays à « dénazifier », rappelant à cette fin les massacres dont s’est rendu responsable l’armée ukrainienne au Donbass depuis 2014, la présence de néonazis dans certains bataillons, les lois répressives à l’égard des russophones, etc. L’analyse politique avisée invite cependant à se méfier de la propagande et de l’usage de concepts inappropriés.

Pas d’« Homme nouveau » dans la Russie de Poutine

Le fascisme, en tant qu’idéologie et régime, se veut « révolutionnaire », au sens où il cherche à mobiliser les masses, par l’entremise d’un parti unique mu par une idéologie totalitaire antilibérale, antimarxiste et anticonservatrice. Cette mobilisation opère dans une atmosphère de violence généralisée et officiellement valorisée, en vue d’une transformation totale de la société au bout de laquelle émerge un « Homme nouveau ». Chez des spécialistes tels l’historien juif allemand Walter Laqueur ou l’historien et politologue britannique Roger Griffin, il s’agit là d’un minimum pour définir le fascisme.

À maints égards, le régime Poutine s’en trouve fort éloigné. Non seulement n’est-il pas question d’« Homme nouveau », mais le président et ses sbires évoquent fréquemment le « déclin de l’Occident », lui reprochant d’avoir rompu avec les valeurs traditionnelles en désignant notamment la montée du « wokisme ». Ce discours leur vaut d’ailleurs la sympathie de dirigeants étrangers, dont le Hongrois Viktor Orban.

« Le nouveau monde » récemment évoqué par Poutine fait référence non pas à un « Homme nouveau » mais à l’émergence d’un système international pluraliste et sans hégémonie, dans lequel la Russie trouverait la place qu’il estime lui revenir.

Un régime conservateur et réactionnaire

Loin de constituer une idéologie vouée à la transformation de la société russe, le discours du Kremlin se veut au contraire conservateur. On l’a vu avec le rôle important accordé à l’Église orthodoxe, dont les positions se distinguent par leur caractère particulièrement réactionnaire. On peut également mentionner une certaine réhabilitation du passé tsariste.

Les dictatures conservatrices ne cherchent surtout pas à mobiliser les masses, qu’on préfère passives. Assiste-t-on à des parades fréquentes à l’échelle de toute la Russie, à une enrégimentation de la société, tout cela dans le but de former une communauté nationale conquérante se préparant à la guerre ? Les régimes nazi et fasciste ne dissimulaient aucunement leurs intentions à ce sujet et la société était préparée à l’aide d’une intense propagande.

Une affiche dans une rue montre un soldat portant un masque noir et un casque kaki, avec des passants en arrière-plan
La vie continue comme si de rien n’était à Moscou, malgré la guerre en Ukraine et les affiches invitant à rejoindre les rangs de l’armée. (Shutterstock)

Même l’art et l’architecture étaient mis au service du régime et de ses projets de domination. En Russie, la propagande sert au contraire à nier toute intention de conquête en invoquant tantôt la lutte contre le « nazisme » ukrainien, tantôt la résistance à l’expansion de l’OTAN. Il est d’ailleurs strictement interdit d’utiliser le mot « guerre » auquel on substitue l’expression « opération militaire spéciale ».

Dans les régimes fascistes, le parti, armé et violent, joue un rôle central et indispensable comme instrument de mobilisation, de formation des cadres et de diffusion de l’idéologie. Dans les dictatures conservatrices, dont faisaient partie autrefois l’Espagne de Franco, le Portugal de Salazar, la Hongrie de Horthy et quelques autres, le parti du pouvoir joue un rôle secondaire, comme c’est le cas pour Iedinaïa Rossia (Russie unie). Il n’existe d’ailleurs pas d’idéologie unique et officielle en Russie. Le régime reconnaît l’existence d’autres partis politiques et d’autres courants de pensée, représentés par des députés au parlement, tels le Parti communiste et des partis libéraux.

Les traits autoritaires du régime politique russe

Le régime comporte évidemment diverses caractéristiques propres à l’autoritarisme, accentuées depuis par la guerre et les difficultés qu’elle entraîne. L’essentiel du pouvoir se trouve entre les mains de la branche exécutive, à commencer par le président, occupé à maintenir l’équilibre entre les intérêts les plus puissants du pays : forces de répression, « oligarques », bureaucratie et autres. En cela, le régime épouse certains traits du bonapartisme.

Une femme se fait trainer par les jambes et les bras par des hommes vêtus de treillis militaires
La police anti-émeute retient une femme lors d’une manifestation contre la mobilisation à Moscou, le 21 septembre 2022, près de sept mois après l’invasion de l’Ukraine. (AP Photo/Alexander Zemlianichenko)

Les élections se déroulent en l’absence d’une répartition équitable des ressources. La censure s’est renforcée, surtout pour tout ce qui concerne la guerre. Des opposants actifs ont été emprisonnés. Avec l’enseignement du patriotisme, la propagande du régime cherche à s’insinuer dès l’école primaire. Mais tout cela demeure bien loin d’une tentative de révolution anthropologique.

Certes, il existe en Russie des personnalités et des groupuscules adhérant à une quelconque forme d’idéologie fasciste. Mais ils se trouvent confinés à la marginalité, surtout depuis 2008-2010, le système judiciaire appliquant avec succès la loi interdisant l’incitation à la haine interethnique et les symboles nazis, notamment.


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Un régime qui se sent menacé

La plus grande crainte des dirigeants russes actuels provient de l’impopularité des résultats de la transition postsoviétique.

Diverses enquêtes d’opinion témoignent du rejet majoritaire de la propriété privée au profit de la propriété d’État, de la nette préférence pour la planification plutôt que pour le marché, de la nostalgie pour la période Brejnev, du dégoût pour la corruption, etc. C’est pour cela que l’ordre établi se sent menacé par les « révolutions de couleur » qui ont affecté l’Ukraine, la Géorgie, le Kirghizstan, et les mouvements de contestation plus récents au Belarus et au Kazakhstan.

La crainte que de tels soubresauts influencent la population russe constitue un sujet de préoccupation majeur qui pousse les autorités à se mêler de la vie politique de leurs voisins, tout comme les États-Unis ont contribué à mettre en place des dictatures dans plusieurs pays d’Amérique latine afin d’y contrer la montée révolutionnaire ou même les gouvernements jugés trop nationalistes.

La Russie se distingue par la faiblesse de l’ordre social consécutif à l’effondrement du régime soviétique, ce qui confère à l’État un caractère plus répressif que dans une société comme la nôtre où les classes possédantes ne se sentent guère menacées sur le plan idéologique.

Sa politique étrangère reflète à la fois cette insécurité politique face aux mouvements de contestation (comme c’était d’ailleurs le cas à l’époque soviétique) et son insécurité militaire devant l’expansion de l’OTAN. La Russie est limitée par une économie de type périphérique, dont la croissance est en grande partie axée sur l’exportation de matières premières et donc dans un état de subordination par rapport aux économies des pays développés. Les autorités russes ne disposent guère des moyens de se lancer dans une politique de conquête à grande échelle même si telle était leur volonté.

Ainsi, l’étiquette de fasciste ou les parallèles avec l’Allemagne hitlérienne relèvent davantage de considérations idéologiques que d’une volonté de réellement bien cerner la situation réelle. Elle ne saurait nous éclairer sur le fonctionnement du système politique de la Russie postsoviétique, ou sur la guerre que mène Vladimir Poutine en Ukraine.

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