Des albums pour enfants comme « Babar » aux animés comme « Jeanne et Serge », le sport est au cœur des productions pour la jeunesse. Quels modèles ou stéréotypes ces représentations véhiculent-elles ?
Parmi les multiples sujets abordés au sein des productions culturelles destinées à la jeunesse, le sport occupe aujourd’hui une place non négligeable. Sa présence n’est toutefois pas nouvelle. Dès les années 1960, Babar fait par exemple du ski dans un album de Laurent de Brunhoff. Avant lui, Bécassine s’essaie également à différents sports. Et de nombreux autres personnages iconiques s’adonnent, au cours de leurs aventures, à des activités physiques.
Read more: Bécassine, l’héroïne qui avait du mal à grandir
Impossible d’évoquer ici toutes les productions concernées. À l’instar du douzième album d’Astérix conduisant le célèbre gaulois aux Jeux olympiques, adapté dans les années 2000 en jeu vidéo et au cinéma, la thématique sportive circule dans de très nombreux médias à destination des jeunes publics : littérature (BD, mangas, albums, documentaires, presse jeunesse, contes, etc.), jeux vidéo, dessins animés, etc.
Or, ces représentations du sport, composées par des adultes pour les enfants et les adolescents, ne sont jamais neutres. Elles visent régulièrement l’éducation des jeunes lecteurs et téléspectateurs à qui elles s’adressent. Ces mises en scène du sport sont intéressantes à étudier car elles révèlent ce qu’une société choisit de montrer des pratiques corporelles et, ce faisant, les modèles, normes, valeurs qu’elle souhaite transmettre aux jeunes générations.
Des manuels scolaires aux documentaires, apprendre par le sport
Bien entendu, certains supports, comme les manuels scolaires, visent ouvertement l’éducation des enfants. Au tournant des XIXe et XXe siècles, de plus en plus d’illustrations liées aux activités physiques et au sport s’insèrent dans les livrets pédagogiques de différentes disciplines.
Leur évocation sert avant tout de support aux apprentissages – lecture, résolution de problèmes mathématiques, découverte du fonctionnement du corps, etc. – y compris ceux relatifs à l’enseignement moral. Dans ce cadre, les pratiques sportives des personnages, au même titre que d’autres activités, deviennent un prétexte pour valoriser expressément auprès des élèves de « bons » comportements ou des attitudes « correctes », en faisant l’éloge de certaines qualités : l’effort, la prudence, la tempérance, etc.
Ces enseignements par le corps sportif et sa représentation se prolongent dans d’autres supports, des affichages aux fameuses « images » et « bons points » distribués aux plus méritantes et méritants.
Mais l’éducation ne s’arrête pas aux portes de l’école. Historiquement, l’instruction des lecteurs n’est pas étrangère aux finalités de la littérature pour la jeunesse. Plus récemment, le sport est également souvent utilisé par des créateurs, auteurs, éditeurs, etc. pour transmettre toutes sortes de connaissances aux jeunes lecteurs.
La profusion d’ouvrages, documentaires ou non, sur des sportifs et sportives illustres, des grands événements et compétitions (comme les Jeux olympiques par exemple), les activités existantes, leurs règles et leurs bienfaits (notamment la santé), dresse un panorama encyclopédique et alimente un récit, volontiers élogieux, sur le sport.
Les publications imprimées ne sont pas les seules concernées, comme en témoigne la fameuse émission de vulgarisation scientifique née dans les années 1990, C’est pas sorcier, qui consacre plusieurs épisodes au sport. Ce dernier devient alors une activité comme une autre servant à transmettre des connaissances aux enfants et adolescents, et à cadrer sa pratique comme sa représentation.
Le sport, un sujet attrayant pour édifier les jeunes publics ?
Certains albums ou romans relient les aventures sportives de leurs protagonistes aux apprentissages de leurs héros. Les enseignements que doivent en tirer les lecteurs varient évidemment en fonction des auteurs et des éditeurs, mais aussi des contextes.
Des maisons d’édition spécialisées pour la jeunesse, comme L’École des loisirs, associent par exemple dans leur catalogue des mots-clés aux ouvrages mettant en jeu des pratiques physiques. Ceux-ci dévoilent les thèmes abordés et les questions posées à l’intérieur des livres publiés : l’amitié, la peur, les relations entre les filles et les garçons, avec les adultes, etc.
Si le sport se révèle être un formidable sujet pour toucher le jeune public, c’est aussi parce qu’il dispose d’un pouvoir de séduction assez fort. Pour autant, le côté attrayant des productions contemporaines pour l’enfance et la jeunesse ne doit pas cacher les messages moraux, les normes et les valeurs véhiculées à leur endroit. Depuis plusieurs décennies, les chaînes de télévision proposent des programmes, populaires chez les plus jeunes, qui participent activement à leur moralisation.
À l’approche des années 2000, les jeunes téléspectateurs français ont ainsi pu découvrir une mignonne petite tortue nommée Franklin, initialement née dans les albums de Paulette Bourgeois et Brenda Clark. Les nombreuses pratiques physiques (vélo, football, hockey-sur-glace, baseball, etc.) réalisées par les personnages anthropomorphes de cette série façonnent une atmosphère calme, bucolique et attrayante.
Néanmoins, les leçons que tire Franklin de son parcours initiatique (sur l’amitié, le respect, l’esprit d’équipe, la persévérance, etc.), annoncées dès l’ouverture de chaque épisode, rappellent combien l’édification de l’enfant téléspectateur est un enjeu-clé de la série. Mais si ce dernier exemple est particulièrement transparent quant aux objectifs éducatifs poursuivis, cette transmission ne se fait pas toujours de manière explicite dans les supports à destination des plus jeunes.
Images stéréotypées et construction des imaginaires
Si les œuvres ne sont pas toutes étiquetées comme « éducatives » et ne transmettent pas constamment des savoirs formalisés, cela ne veut pas dire qu’elles ne participent pas à l’élaboration des représentations, des imaginaires, tout comme, d’ailleurs, les œuvres à destination des adultes.
La question des représentations de genre offre un aperçu intéressant sur la manière dont les mises en scène du sport érigent certains modèles auprès de leur public. Des chercheurs ont ainsi étudié les activités physiques réalisée par l’héroïne Martine depuis les années 1950 et les paradoxes d’une série d’albums encore marquée par des stéréotypes féminins traditionnels. D’autres, comme le collectif MediSJeu, se sont penchés sur les stéréotypes de genre et la socialisation sportive des jeunes à travers la médiatisation du sport dans le journal Le petit quotidien.
Read more: Fictions pour la jeunesse : les nouvelles héroïnes cassent-elles vraiment les stéréotypes de genre ?
Parfois, les spécificités des modèles proposés ne sont pas facilement identifiables. Pour comprendre les subtilités d’une œuvre diffusée à l’international, il faut par exemple mener un travail de comparaison entre ses différentes versions. C’est le cas de l’adaptation française du célèbre animé japonais Attacker You !, Jeanne et Serge, diffusée à partir de 1987 sur la Cinq.
L’analyse des symboles, des personnages, des plans, des émotions, de la musique, etc. montre que les deux génériques présentent de nombreuses différences, reflétant des cultures différentes dans leur rapport au genre. Aux athlètes puissantes de la version japonaise, le générique français insiste quant à lui davantage sur l’histoire d’amour des deux protagonistes principaux, véhiculant une image davantage stéréotypée, sexiste, de la sportive, et visant ainsi une véritable éducation sentimentale plutôt qu’une injonction à la performance sportive.
Formulant un discours écrit, visuel voire musical, les productions pour la jeunesse portent une certaine vision de ce qu’est un sportif ou une sportive. Ce faisant, elles sont susceptibles de charrier des normes et des stéréotypes. Pour ne donner qu’un exemple précis relatif à un sport particulier, le basket-ball, des études ont ainsi montré que certains jeux vidéo ou mangas construisent des représentations caricaturales, voire racistes, des athlètes afro-américains. Autant de discours qui prennent part, indéniablement, à la construction d’un imaginaire porteur de ces mêmes stéréotypes.
Dès lors, que faire de ces productions culturelles ? Les interroger dans les discours qu’elles produisent et les évidences qu’elles énoncent sur le sport, comme le fait l’exposition « J’ai pas dit “Partez !” » organisée en 2022 au Centre André François à Margny-lès-Compiègne, entre explicitations du projet sportif et mise en lumière de certains enjeux socio-politiques. Accompagner les jeunes dans leur consommation, également, en gardant en tête de ne pas les considérer comme des êtres passifs, dépourvus d’esprit critique.