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Le vote, un rituel politique modifié par le Covid-19

Assesseurs à Strasbourg, 15 mars. Frederick Florin / AFP

L’impact du coronavirus Covid-19 sur la vie politique et l’action publique revêt un caractère inédit comme en témoignent les allocutions solennelles des chefs d’État qui se succèdent ces derniers jours.

Le président chinois Xi Jinping déclare que la victoire sur l’épidémie est proche depuis Wuhan, première agglomération touchée, située dans la province du Hubei.

Du côté des pays occidentaux où les victimes augmentent de jour en jour, le président de la République Emmanuel Macron appelle à l’union nationale tandis que son homologue américain, Donald Trump décrète l’état d’urgence et place l’espace Schengen en quarantaine pour contrer ce virus « étranger ».

Une onde de choc indéniablement politique

Aussi, la propagation du virus met en lumière les défaillances des services publics hospitaliers, de la diplomatie sanitaire américaine et de la coordination européenne. Sa gestion, qui repose essentiellement sur le civisme sanitaire des populations, plonge l’économie des pays dans une apnée à durée indéterminée.

Si l’onde de choc de la pandémie sur notre village planétaire est indéniablement de nature politique, ses effets sur la représentation démocratique sont encore faiblement interrogés.

Le principe de représentation, compris comme la désignation exclusive de nos gouvernants par les élections, est le socle de la République française et compose l’essentiel des démocraties libérales. Pour en évaluer la portée, il faut nous intéresser à l’acte électoral qui assure un transfert symbolique de « souveraineté » entre le peuple et ses « représentants ».

L’ingénierie institutionnelle déployée permet à l’électeur d’établir un lien direct entre le bulletin de vote qu’il place dans l’urne et la mise en place des futurs détenteurs du pouvoir politique. Aussi, la dimension expérientielle, immédiate du citoyen, par son acte individuel, structure la manière dont il délègue le pouvoir aux gouvernants. En cela, la représentation politique n’est plus seulement un idéal, une norme mais d’abord une pratique marquée par une histoire matérielle susceptible d’être retracée à partir d’une sociologie des dispositifs de vote.

La pratique des élections municipales se déroulant les 15 et 22 mars 2020 constitue un terrain idoine pour analyser la façon dont la crise sanitaire affecte la représentation politique puisque les techniques de représentation ont subi des aménagements pour tenter d’y répondre.

Une nouvelle scénographie rituelle du vote

On trouve ces recommandations dans la circulaire du ministère de l’Intérieur publiée quelques jours avant le premier tour du vote qui précise son organisation matérielle et humaine en contexte d’épidémie de coronavirus. Si l’unité de temps, de lieux et d’action de la journée électorale est maintenue, de nombreuses adaptations sont proposées. En effet, protéger les membres des bureaux de vote, les scrutateurs et les électeurs du virus suppose d’intervenir sur la scénographie du vote, c’est-à-dire sur ses équipements, son décor, tout comme sur les gestes qui le préparent et le composent.

Annexe de la circulaire : Schéma et consignes d’aménagement d’un bureau de vote. Author provided

De nombreux travaux en sciences sociales ont montré que l’opération de vote était assimilable à un rituel marqué par la répétition de séries codifiées de gestes aboutissant à faire des gouvernés, les maîtres temporaires des gouvernants. La force symbolique de cet acte est donc très puissante, elle dépend en partie de la manière dont il est opérationnalisé. Son exécution renvoie à la dimension sacrée du politique.

C’est pourquoi, si le respect des réglementations et la qualité des équipements sont des dimensions instrumentales qui préfigurent la confiance accordée à la conduite des scrutins, elles ne suffisent pas à l’asseoir.

Le contexte social de la compétition électorale ne peut pas être négligé pour certifier la ritualisation du vote. On le voit avec la communication faite par la mairie de Paris qui sensibilise les électeurs aux instructions de la circulaire, avec des recommandations visuelles (ci-dessous) : l’électeur peut apporter son propre stylo ; on lui préconise de se laver les mains avec un gel hydro-alcoolique. La photo positionne de façon symétrique la carte électorale et le gel qui « élimine 99,99 % des germes » avec en son centre un stylo à bille qui semble porter de façon équilibrée à gauche, la carte et à droite, le gel, sur les plateaux d’une balance fictive, véritable allégorie de la justice.

Les nouveaux outils du vote.

Ainsi, l’inscription du nom du candidat sur le bulletin de vote ne peut être que le résultat d’une juste mesure équitable où l’hygiène et les consignes sanitaires s’articulent à l’exercice du droit de vote. Les ressorts de la pensée magique ainsi mobilisés : se protéger de la menace biologique renvoie à assurer davantage de justice dans la compétition entre les candidats.

Le sentiment collectif de « faire société »

Cette illustration montre que la fiabilité institutionnelle de la pratique électorale ne découle pas uniquement des propriétés de ses équipements. Aussi, le contexte épidémique a de fortes implications au niveau de la découpe ritualisée et de la mise en scène du vote.

Sa réalisation suppose de limiter les situations de promiscuité entre les électeurs par des affiches qui participent ainsi de la transformation d’un lieu ordinaire en bureau de vote (photo 3).

Entrée du bureau de vote. Author provided

Les rites préliminaires sont directement concernés. Ainsi, l’entrée du bureau oriente le public vers un endroit (photo 4) où un bénévole conseille aux électeurs de se laver les mains. Un marquage au sol de « courtoisie » est destiné à maintenir la bonne distance entre les électeurs (photo 5). Dans ce bureau de vote, les bulletins sont disposés sur une table éloignée de l’entrée du bureau pour éviter tous regroupements en tête de la file d’attente.

Pièce attenante au bureau de vote. Author provided
Électeurs. Author provided

Destinée à lutter contre la menace biologique portant atteinte à l’ordre public, la réorganisation du lieu de vote, tout en maintenant l’isolement cérémoniel du scrutin, reconfigure le sentiment collectif de « faire société » traditionnellement associé à cette cérémonie civique.

La réaffirmation d’un corps électoral soudé suppose paradoxalement la mise en place de gestes « barrières » entre les membres du bureau et les électeurs, ainsi que le maintien d’une bonne distance prophylactique entre les participants à ce rituel !

Les procédures de vérification des titres d’identité et de la carte électorale qui assurent la transformation symbolique du citoyen en votant, c’est-à-dire en membre actif du corps électoral, accentuent cette contradiction puisqu’« un contrôle visuel des pièces » doit être préféré à « leur manipulation physique ». Elles rejoignent ainsi celles traditionnellement appliquées à l’enveloppe contenant le bulletin qui ne peut pas être touchée par une personne différente de l’électeur. Lui seul peut l’introduire dans l’urne, signant ainsi un choix libre, indépendant de toute influence extérieure.

La transformation de la magie électorale

La politisation des identités individuelles au sens fort de la tradition républicaine requiert ainsi une rationalisation sanitaire du processus de vote.

Pour autant, la fragilité biologique potentielle n’est pas un motif d’exclusion du corps électoral puisque la circulaire précise que le droit de vote ne peut pas être refusé « à des électeurs qui refuseraient de se laver les mains, au risque de porter atteinte à la sincérité du scrutin » puisque « les personnes ayant été au contact peuvent se laver les mains après le passage de ces électeurs ».

En d’autres termes, un individu ne manifestant aucune précaution sanitaire ne l’exclut pas du corps électoral. En revanche, l’électeur « suscitant des craintes ou des menaces liées au virus covid-19 », ou qui présenterait des signes d’infection respiratoire sans avoir pris « toutes les mesures de protection qui s’imposent » peut être mis à l’écart.

Aussi, la magie électorale qui repose sur le mythe de la souveraineté indivisible du peuple, est transformée. Son exercice intègre désormais des comportements prophylactiques et un civisme sanitaire. Preuve est désormais faite que l’utopie de la santé parfaite est résolument politique. S’il est encore trop tôt pour décrire les effets de ces remaniements du rituel électoral sur notre perception de la représentation politique, on peut d’ores et déjà percevoir le souci accordé au corps biologique dans la réalisation du corps électoral et la désignation des gouvernants.

L’histoire des ritualisations électorales nous enseigne ainsi qu’elle est avant tout une histoire de corps destinés à devenir momentanément politique. cette nécessaire transsubstantiation républicaine peut s’appuyer sur un effacement des corps dans ce qu’ils ont de plus biotique et écologique, ou au contraire, chose inédite, sur leur mise en valeur. En imaginant des univers dystopiques brutalement plongés dans l’isolement, la science-fiction comme expérience de pensée peut nous aider à analyser les effets à long terme de cette tendance sur la consistance politique de nos sociétés.

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