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L'apparition de ce thème de recherche reste relativement récente. Olivier Le Moal / Shutterstock

« L’économie de la décroissance », thème de recherche émergent

Depuis le début du XXIe siècle, le concept de « décroissance » a acquis une relative notoriété. Il désigne d’abord un mouvement social assez hétérogène, dont le but est d’arrêter la trajectoire perçue comme autodestructrice des économies en croissance, tout en promouvant simultanément une société plus harmonieuse et durable. Il désigne par ailleurs un courant scientifique fondé sur l’idée qu’une croissance économique exponentielle n’est ni durable ni désirable.

Au sens de ce courant scientifique, la décroissance est définie comme une transition socioécologique respectant les objectifs suivants :

  • le respect de l’environnement, qui implique notamment la réduction de la production et de la consommation dans les pays dont l’empreinte écologique (par tête) est supérieure au niveau mondial soutenable (en pratique les pays riches) ;

  • l’amélioration du bien-être des populations et l’équité sociale.

C’est le premier critère qui différencie essentiellement la décroissance du développement durable (ou de la croissance verte, un de ses concepts dérivés).

Il importe de souligner qu’il s’agit d’une transition choisie, c’est-à-dire volontaire et organisée, et non subie. Il va sans dire que la décroissance n’est nullement un appel à un déclin perpétuel conduisant à une misère généralisée.

Le courant scientifique à la base de la décroissance concerne de multiples disciplines. Une récente revue de la littérature se penche plus particulièrement sur les cinq suivantes : l’histoire (en particulier des idées), l’économie (en particulier l’économie écologique), l’anthropologie, la science politique et la technologie.

La recherche en histoire des idées et en économie écologique fournit les deux idées fondamentales de la décroissance : la croissance est une construction idéologique, et elle est écologiquement non durable. Sur cette base, les cinq disciplines sont alors mobilisées pour répondre à la question fondamentale à la base de l’agenda de la décroissance : comment concevoir une société à la fois stable et sans croissance ? À titre d’exemple, les disciplines sociales sont interrogées sur les systèmes sociaux qui ont bien fonctionné sans croissance tandis que la science politique est examinée au niveau des liens entre démocratie et décroissance.

Décroître pour plus de bien-être

L’économie n’est pas en reste, notamment à travers l’émergence depuis quelques années d’un nouveau thème de recherche appelé « économie de la décroissance ». Si les contributions sont nombreuses, celles qui appréhendent la question de la faisabilité d’une société à la fois stable et sans croissance de façon quantifiée sont plutôt rares. Certaines sont théoriques, d’autres sont appliquées et prennent la forme d’exercices prospectifs.

L’intérêt principal des contributions théoriques est de clarifier les idées, en montrant notamment ce que la décroissance n’est pas ou n’implique pas (une baisse du niveau de bien-être de la population par exemple), quelles formes elle pourrait prendre et quels instruments pourraient être appliqués. Dans ces contributions, la décroissance est décrite comme la transition d’une économie, caractérisée par l’augmentation du bien-être malgré la baisse (au moins transitoire) de la consommation et du PIB.

Ceci est possible parce que l’effet négatif de la baisse de la consommation est plus que compensé par l’effet positif de l’augmentation d’une autre composante du bien-être. Cet effet positif peut être par exemple induit par une hausse de la qualité de l’environnement (permise par la diminution de la pollution) ou par le développement des activités relationnelles (permis par l’augmentation du temps de loisir). Parmi les instruments envisagés pour induire ou accompagner une trajectoire de décroissance, citons la taxe (sur la pollution), la réduction du temps de travail, l’allocation universelle, un plafond sur les revenus, etc.

L’économie de la décroissance propose également des contributions plus appliquées, comme celles du Canadien Peter Victor ou la thèse du français François Briens. Elles ont l’intérêt de chiffrer l’impact de scénarios de décroissance sur des grandes variables économiques. Peter Victor évalue ainsi l’incidence sur l’économie canadienne d’un scénario de décroissance impliquant le retour en 2035 à un PIB par tête égal à son niveau de 1976. Par rapport au scénario au fil de l’eau, la décroissance se traduirait en 2035 par une baisse des émissions de CO2 de 78 % et une baisse des dépenses publiques de 25 %. Et pour maintenir le plein emploi, le temps de travail devrait être divisé par 4.

France : évaluation de scénarios citoyens

François Briens évalue différents scénarios de décroissance pour la France sur la base d’un modèle input/output, avec l’originalité de fonder les scénarios sur des interviews d’acteurs impliqués dans le mouvement de la décroissance. Ces acteurs préconisent l’extension de pratiques de partage, la relocalisation de l’économie à travers la réduction des distances entre lieux de consommation et de production. Ils proposent en outre de faire évoluer leurs modes de vie vers plus de sobriété tout en plaidant pour des réformes institutionnelles (dont la mise en place d’une allocation universelle), le développement de la sphère domestique au détriment de la sphère marchande et la réduction des impacts sur l’environnement grâce au progrès technique.

Selon les scénarios, la consommation finale par tête décroît de 15 à 50 % sur la période 2010-2060 et, grâce à la réduction du temps de travail, le taux de chômage est compris entre 8 et 2,5 % en 2060. Si la dette et le déficit publics dérapent (presque toujours) lourdement, les impacts sur l’environnement sont sensiblement atténués dans tous les scénarios.

Les chiffres susmentionnés sont à considérer comme des ordres de grandeur grossiers. Ils n’ont pas d’intérêt en eux-mêmes et devraient être confirmés par d’autres études. Ces premiers résultats de l’économie de la décroissance fournissent cependant une première indication, à savoir, que la réduction des activités nécessaire pour faire face de façon équitable aux grands défis liés aux limites à la croissance (en particulier environnementaux) devrait être (pour les pays riches) d’une ampleur sans précédent et s’accompagner en conséquence d’une réorganisation profonde de la société et de l’économie.

La nécessité d’un cadre d’analyse exhaustif

Cette conclusion fait apparaître le caractère radical de la décroissance et conduit naturellement à la question fondamentale de savoir si la décroissance est compatible avec le capitalisme. Même s’il n’y a pas unanimité sur ce point, certains auteurs soutiennent que la croissance est consubstantielle au capitalisme, et que donc celui-ci ne pourrait survivre si la décroissance devait s’imposer. En lien avec la question précédente se pose celle du contrôle des entreprises. Comme le disent les juristes, l’entreprise reste en effet impensée, assimilée à tort ou à raison à la société des actionnaires qui en désigne le conseil d’administration.

L’économie de la décroissance n’en est qu’à ses débuts, et son programme de recherche est chargé. Briens souligne plusieurs fois que le cadre statistique habituel rend malaisé la prise en compte de certaines idées de la décroissance, comme le déplacement d’activités de la sphère marchande vers la sphère domestique, le développement des échanges non monétaires, l’économie de la réciprocité, etc.

Prendre en compte ces idées suppose de développer un cadre d’analyse exhaustif, intégrant à la fois la sphère marchande, la sphère publique et la sphère domestique, sans oublier l’économie sociale et solidaire. Pour pouvoir mesurer les effets positifs d’une politique de décroissance, il faut aussi disposer d’indicateurs alternatifs aux indicateurs macroéconomiques traditionnels (tels que des indicateurs de bien-être ou d’état de l’environnement).


Cet article a été co-écrit avec Louis Possoz, ingénieur, membre fondateur du groupe QuelFutur, groupe de réflexion scientifique interdisciplinaire sur l’urgence environnementale.

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