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La concurrence, ni dieu, ni diable

L’économie fantôme de l’opéra

L'économie tendue des opéras (ici l'opéra Garnier à Paris). Mario Sánchez Prada/Flickr, CC BY-SA

Comme bien d’autres institutions culturelles, les opéras sont des entreprises non lucratives. Outre leurs recettes de billetterie, ils perçoivent des subventions des collectivités publiques et sont soutenus par des mécènes privés. L’absence d’obligation de profit ne met pas pour autant ces établissements à l’abri de la concurrence et ne les n’empêche pas de devoir équilibrer leurs comptes, une prouesse chaque année plus difficile.

Voici « Operanomics », ou comment l’économie influence l’évolution des coûts, la politique de prix des billets, et même le choix du répertoire lyrique.

Un opéra par ville ?

Il y a quelques années déjà le New York City Opera a été acculé à la banqueroute après 70 ans de représentations. Le premier rideau s’était levé pour Tosca de Giacomo Puccini, un classique. Le dernier pour un opéra dont vous n’avez sans doute jamais entendu parler et dont vous n’entendrez plus jamais parler, Anna Nicole.

L’héroïne éponyme est inspirée de la vie d’un modèle du magazine Playboy. Une petite texane de modeste extraction, épouse un milliardaire nonagénaire après s’être fait poser des implants mammaires. Le mari meurt, dix ans passent, Anna Nicole grossit, perd son fils, devient folle et perd la vie. Cette histoire moderne, louée par le public, honnie par les critiques, n’a pas suffi à relancer le New York City Opera. Elle n’aurait pas non plus été donnée au Met, l’Opéra métropolitain de New York, son rival plus élitiste.

New York avec deux grands établissements et non un seul (City a ré-ouvert l’an dernier) et Londres avec son opéra royal, Covent Garden, et son opéra national moins illustre et plus précaire, sont des exceptions. De même Berlin qui en compte trois depuis la Réunification. Mais dans la capitale allemande, le trio est désormais regroupé dans une fondation sous une bannière financière unique.

Ce regroupement a permis d’éviter, au moins jusqu’à aujourd’hui, la disparition d’un des membres. Il permet aussi de coordonner les programmes. La représentation le même jour du même opéra dans les trois établissements de Berlin, comme cela s’est produit une fois pour La Flûte enchantée, était une coïncidence malheureuse qui ne devrait plus jamais advenir.

Un seul grand opéra de prestige par ville, même pour les grandes métropoles, c’est la règle. Mais cette situation de monopole n’élimine pas toute concurrence. Expliquons-nous.

Metropolitan Opera House, New York. Carl/Flickr, CC BY

Monopoles locaux, concurrence mondiale

À distance, les grandes maisons d’opéra rivalisent pour attirer les talents. Grands chefs d’orchestre et directeurs expérimentés à demeure, metteurs en scène prestigieux et chanteurs invités rehaussent les réputations internationales des établissements. Sans vouloir offenser ces personnes remarquables, elles ne sont guère différentes, aux yeux d’un économiste, des joueurs de football les plus recherchés par les grands clubs. Rares, les talents s’arrachent entre opéras. Le montant des salaires et des cachets en témoigne. Ils restent cependant très modestes par rapport aux as du ballon rond. Surtout, contrairement aux clubs sportifs, les opéras ne font pas jouer leurs équipes l’une contre l’autre lors de rencontres plus ou moins palpitantes.

Le match se joue sur le terrain de la notoriété. La concurrence pour le prestige entre États et villes à travers l’opéra est une histoire qui remonte au temps des royaumes et des cours. L’Allemagne en fournit l’exemple le plus saisissant. Près d’une trentaine d’opéras ont été bâtis avant 1800 par rois, princes et ducs en quête de grandeur dans un ancien empire fragmenté. Cet engouement n’a pas seulement saisi les grandes cours, loin de là. Dans une étude économétriquement solide, des économistes ont montré que la richesse urbaine n’était pas la cause de la décision de construire ces théâtres baroques, mais qu’en revanche la ville devenait plus riche à cause de cette décision.

L’opéra de Dubaï. Michael Mayer/Flickr, CC BY

Un prestige enrichissant

Bien de prestige, l’opéra a attiré dans la ville une population plus éduquée et entreprenante, ce qui a entraîné une croissance plus forte. Il n’est pas sûr qu’un tel bénéfice attendu soit aujourd’hui la cause, ni même l’effet produit, des projets contemporains que ce soit l’opéra Bastille à Paris ou l’opéra de Dubaï. La concurrence pour le pur prestige reste un puissant moteur.

Par ailleurs, la position de monopole se définit sur un marché. En élargissant les frontières du marché, le monopole peut disparaître, l’entreprise ne détenant plus alors 100 % du marché à elle seule. Ainsi l’Opéra de Paris qui est à la tête des salles du Palais Garnier et de Bastille détient le monopole des spectacles d’opéra dans la capitale (ne m’intéressant ici qu’aux grandes maisons d’opéra, je compte ici pour du beurre des salles parisiennes à l’exemple du théâtre des Champs-Élysées, du Châtelet, de l’Opéra Comique ou des Bouffes du Nord, que leurs spectateurs et leurs directeurs me pardonnent).

Mais ne serait-il pas plus pertinent de retenir un marché plus large qui inclurait par exemple les grandes salles de concert symphonique ? Pour partie, les amateurs d’art lyrique et ceux de musique classique sont les mêmes et ils choisissent de consommer tantôt l’un ou l’autre de ces biens.

L’opéra d’Helsinki. Jean-Pierre Dalbéra, CC BY

La fatalité des coûts croissants

Dès lors qu’ils sont substituables, c’est-à-dire qu’une augmentation du prix de l’un entraîne une augmentation significative de la consommation de l’autre, le marché doit être ainsi étendu. En Finlande, une augmentation du prix de 10 % d’autres événements culturels entraîne une augmentation du même ordre de la demande pour l’Opéra national d’Helsinki.

L’opéra partage une autre caractéristique économique avec le concert et, plus généralement, avec les spectacles vivants (c’est-à-dire joués sur scène par des interprètes en chair et en os) : la fatalité des coûts croissants. Elle a été théorisée et mise en évidence par William Baumol, un économiste touche-à-tout de génie. La propriété clef n’est pas que les acteurs, chanteurs ou musiciens soient vivants : ils ne diffèrent pas en ce point des autres agents producteurs de biens ou services. La propriété économique clef est que le travail de l’interprète n’est pas un moyen de production pour fabriquer quelque chose, mais le produit lui-même.

Il en découle qu’il n’y a guère de façons d’augmenter la productivité : il faut aujourd’hui quatre musiciens pour jouer le quatuor à corde opus 18 de Beethoven comme à sa création en 1801 et raccourcir sa durée en deçà de 20 minutes serait du massacre. Mais, entre-temps, la productivité horaire par personne a crû considérablement dans les autres secteurs de l’économie et donc aussi les salaires. Il est bien sûr difficile d’imaginer que les émoluments des interprètes des spectacles vivants restent au niveau de ceux qu’ils étaient lorsque les œuvres ont été composées. Les chanteurs du chœur des esclaves de Nabucco, l’opéra de Guiseppe Verdi, sont prisonniers de Babylone, mais non de l’Opéra national de Paris ou de la Scala de Milan. Leur labeur doit être raisonnablement rémunéré.

La troupe de Nabucco de Verdi (Vérone, 22 août 1989). Philippe Roos, CC BY-SA

À moins de remplacer les interprètes par des hologrammes, le coût des opéras, des concerts ou encore des ballets croît inexorablement plus vite que celui des autres biens et services ainsi que le revenu moyen des ménages. Sur un peu plus d’un siècle, le coût par concert de l’Orchestre Philharmonique de New York a progressé de 2,5 % par an contre 1 % pour l’indice des prix aux États-Unis. Sur une période plus courte, 1951-1964, le coût par représentation du Met s’est élevé de 4 % en moyenne annuelle contre 0,3 % pour l’indice américain.

Recette, subventions et mécénat

Pour éviter les déficits, et lorsqu’ils s’accumulent la fermeture, les établissements d’art lyrique doivent donc inexorablement faire croître leurs recettes. Longtemps, en Europe, le procédé le plus simple a consisté à demander plus de subvention publique. Mais les difficultés budgétaires de la puissance publique elle-même rendent désormais cette solution caduque. D’ailleurs, l’aide publique baisse parfois : entre 2005 et 2013 la subvention de l’État à l’Opéra national de Paris a diminué de 10 % en euro constant. La montée d’un sentiment anti-élite dans la population ne facilite évidemment pas non plus le recours à ce procédé. L’Opéra national de Paris reçoit de l’État de l’ordre de 100 millions par an, soit environ 130 € par billet vendu. Difficile d’imaginer de dépasser ces montants dans le futur.

D’où le recours croissant au financement privé de mécènes. Les directeurs d’opéra français, allemand ou italien doivent désormais lever des fonds auprès d’entreprises et de riches donateurs à l’instar de leurs collègues américains. Ces derniers ont une forte expérience en la matière puisque le financement de leurs établissements est de longue date essentiellement privé. L’Opéra national de Paris peut ainsi compter sur le soutien d’une association solide et efficace de bienfaiteurs, l’Arop, qui a collecté environ 13 millions d’euros l’an dernier. À cela s’ajoutent 17 millions de recettes commerciales (visites, locations d’espace, etc.).

La facade de l’opéra Bastille à Paris en mars 2015. Jeanne Menjoulet/Flickr, CC BY-SA

D’où aussi, un prix des places croissant. L’Opéra national de Paris l’a relevé de 30 % entre 2005 et 2013. 70 millions de recettes de billetterie sont attendues en 2017. Mais il ne faut pas raisonner sur un prix moyen. Il cache une grande disparité car pour maximiser les recettes de billetterie les théâtres lyriques pratiquent une tarification discriminante. Rappelons le principe économique général qui veut qu’une entreprise disposant d’un pouvoir de monopole ait intérêt à pratiquer des prix différents pour extraire le maximum de valeur des consommateurs. Ce consentement à payer dépend bien entendu de leur intérêt pour le bien ou service et de leur contrainte budgétaire.

Discrimination tarifaire

La discrimination tarifaire est facilitée dans le cas des salles de spectacle par la position des sièges par rapport à la scène. Ils en sont plus ou moins éloignés et offrent des angles de vue plus ou moins panoramiques. Ces différences permettent d’établir des catégories de place à des prix différents alors que le coût de chaque place est strictement le même pour l’établissement.

La discrimination des amateurs fonctionne alors ainsi : ceux dont le consentement à payer est le plus élevé choisissent les places les plus chères associées à la meilleure visibilité, ceux dont le consentement à payer est le plus faible choisissent les moins bonnes places. Sept catégories de places sont proposées aujourd’hui au Palais Garnier. Comptez 200 € pour la catégorie supérieure, les meilleures places de l’orchestre et du balcon, et 10 € pour la dernière catégorie, des places dans les loges de côté qui n’offrent aucune visibilité de la scène. Ne soyez pas étonnés que ce dernier type de place existe car dans les salles à l’italienne, comme Garnier, il fut un temps où il était plus important d’être vu à l’opéra des autres spectateurs que de voir la représentation.

La salle de l’opéra Garnier à Paris (en janvier 2017). Pierre Laville/Flickr, CC BY-SA

Ne soyez pas non plus choqués par cette discrimination tarifaire car elle permet aussi l’accès à un public plus large en comparaison d’un prix qui serait le même pour tous. Certes les spectateurs qui paient très cher voient mieux, mais ils contribuent beaucoup plus au coût fixe de l’opéra et subventionnent en quelque sorte ainsi l’accès de ceux qui paient très peu cher. Depuis quelques années les efforts réalisés par l’Opéra National de Paris pour s’ouvrir à de nouveaux publics sont remarquables et couronnés de succès. Plus de la moitié des spectateurs qui ont bénéficié de tarifs très bas pour les avant-premières n’avaient jamais mis les pieds dans un théâtre lyrique.

Enfin, ne soyez pas troublés en apprenant que l’Opéra national de Paris a divisé en deux la catégorie supérieure en classant ses meilleurs sièges dont une catégorie dite Optima et en laissant les autres en première catégorie comme auparavant. La nouvelle catégorie proposant bien évidemment un prix plus élevé encore. De façon moins visible, cet établissement a également reclassé des places en les faisant monter dans une catégorie supérieure. Il y a donc aujourd’hui à l’Opéra Bastille plus de « meilleures » places qu’avant alors que les sièges n’ont pourtant pas bougé depuis sa construction !

À la recherche des « hits »

Les aménagements du répertoire restent un ultime expédient pour augmenter les recettes afin de résister à la fatalité des coûts croissants. Jouer plus d’œuvres à succès, moins de pièces modernes, proposer plus de premières, notamment. Pour ceux qui aiment les palmarès et les classements, vous apprendrez en consultant ce site que les compositeurs les plus joués sont Verdi (La Traviata, Rigoletto), Mozart (La Flûte, les Noces, Don Juan) et Puccini (La Bohème, Tosca, Madame Butterfly).

Un tiers des œuvres représentées au cours des cinq dernières saisons dans le monde ont été composées par ce trio. Wagner se classe cinquième après Rossini. Bizet n’apparaît pas, car Carmen est son seul tube. Le premier compositeur vivant, Philip Glass, se classe en 41e position.

Pour ceux qui préfèrent les travaux économétriques, vous apprendrez à travers une étude portant sur l’Opéra d’Helsinki que la demande est significativement plus forte pour les premières que pour les reprises, pour les œuvres finlandaises que pour les pièces classiques, pour la Tétralogie de Wagner que pour les autres œuvres classiques ; que l’effet positif de la présence d’une vedette est d’autant plus prononcé qu’il s’agit d’une première et non pas d’une reprise ; ou encore que la demande est la plus forte en novembre que pour tous les autres mois, ainsi que le vendredi et samedi par rapport aux autres jours de la semaine.

Représentation d’Aïda de Verdi, Royal San Carlo Theatre, Naples, été 2016. Carlo Raso/Flickr

Monter des œuvres moins coûteuses

Mais attention de ne pas perdre d’un côté ce qui est gagné de l’autre. Certaines œuvres à succès sont plus coûteuses que d’autres et les premières plus que les reprises. Aïda de Verdi requiert autour de la Princesse nubienne et de son amoureux égyptien une impressionnante distribution. Cela explique pourquoi cet opéra, parmi les plus populaires qui soient, est moins donné. Il est moins joué par exemple que La Chauve-Souris de Strauss ou encore Rigoletto de Verdi.

Molière aurait dit « De tous les bruits connus de l’homme, l’opéra est le plus cher ». Son harmonie économique réclame alors des qualités de direction hors du commun. Les patrons des théâtres lyriques doivent veiller à la qualité artistique, surveiller la concurrence d’autres établissements et loisirs culturels, jongler avec trois sources de recettes, fixer habilement les prix des entrées, équilibrer le répertoire entre reprises et premières, pièces classique et moderne, sans parler de la nécessité de s’adresser à différents publics, d’en faire venir de nouveaux, de programmer des ballets en alternance, ou encore de faire preuve de doigté avec certaines vedettes dont ils savent les caprices ou avec certains employés dont ils connaissent les droits solides et protecteurs.

Bien qu’à la tête d’entreprises non lucratives et en monopole local, les directeurs d’opéra doivent être au moins aussi talentueux que les dirigeants d’entreprises devant dégager des profits.

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