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Les « gilets jaunes » : forces et faiblesses d’une organisation en essaim

Manifestation des Gilets Jaunes autour du rond-point de la Vaugine à Vesoul (Haute-Saône). La Nationale 19 est bloquée dans les deux sens. 17 novembre 2018. Obier/Wikimedia, CC BY-NC-SA

Le mouvement des gilets jaunes semble susciter une stupéfaction d’autant plus grande que l’organisation en semble chaotique, les revendications incertaines et contradictoires et l’hostilité vis-à-vis des instances établies (médiatiques et gouvernementales) extrême.

Si on ajoute l’absence d’un service d’ordre structuré, la passivité des manifestants face aux casseurs qui profitent de la situation, les gilets jaunes apparaissent comme une sorte de mouvement pré insurrectionnel, incontrôlable, aux conséquences politiques potentiellement majeures et imprévisibles.

Une première analyse en utilisant la théorie des organisations peut permettre d’apporter quelques éléments pour comprendre ce mouvement, mais également souligner l’urgence à agir une fois celui-ci essoufflé.

Réseaux horizontaux

Les gilets jaunes semblent organisés selon une logique de réseaux horizontaux sans hiérarchie établie. C’est une faiblesse quand il s’agit de négocier, mais une force lorsqu’il s’agit d’agir, notamment à une époque où les réseaux sociaux favorisent la coordination et les regroupements instantanés.

Des flash mobs ludiques, on passe facilement à des manifestations qui le sont nettement moins en utilisant les mêmes outils numériques. Les regroupements s’organisent selon un phénomène de swarming (organisation en essaim) propre aux organisations en réseau mis en évidence en 2000 par John Arquilla et David Ronfeldt pour rendre compte des nouvelles formes d’insurrection, et qui a ensuite été étendu à l’analyse des nouvelles formes de mouvements sociaux par Marc Edelman.

Alors que les mouvements traditionnels sont organisés par des structures comme les syndicats, organisent en défilés, déclarés auprès des préfectures de Police, sur des itinéraires relativement balisés (Nation–Bastille) avec des services d’ordre rodés et structurés évitant les débordements, l’organisation des gilets jaunes est radicalement différente. L’organisation en essaim fonctionne selon une série de pulsions. L’apparence du mouvement est initiale informe, voire invisible. L’essaim se forme lorsque les personnes ou de petits groupes dispersés, qui appartiennent à un même mouvement convergent de plusieurs directions à la fois vers un lieu unique.

Le fonctionnement du réseau est alors une série de pulsions. Les individus peuvent se constituer en essaims, converger rapidement et furtivement, agir et se disperser, et être immédiatement prêts pour se rassembler à nouveau. Il est possible pour chacun de sortir d’une bouche de métro et d’enfiler un gilet jaune, puis de l’enlever et de repartir aussitôt, ou de rejoindre un nouveau lieu de manifestation. Le reste du temps le mouvement peut être somnolent.

Ce type de mouvement repose sur une organisation en réseau ponctuellement efficace mais peu dense. Une conséquence de cette faible densité réticulaire est que la qualité de l’information qui y circule n’est pas très bonne. Ceci peut expliquer la difficulté pour le mouvement à organiser un discours structuré et des revendications qui dépassent l’agrégation d’intérêts particuliers. De fait, le swarming est un type d’organisation efficace pour l’action mais inopérante pour élaborer un programme politique et développer un discours cohérent.


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Que faire ?

Si la théorie des organisations contemporaine peut nous aider à comprendre l’organisation du mouvement actuel, des auteurs plus anciens alarment sur la nécessité d’agir pour éviter que cela ne se reproduise à intervalles réguliers.

Certes on peut espérer un essoufflement du mouvement alors que la fin d’année approche et que les manifestants sont moins nombreux, malgré les appels à poursuivre la mobilisation. Mais la probabilité que ce type d’épisode insurrectionnel se reproduise dans le contexte actuel est grande, d’autant que des forces politiques populistes de droite comme de gauche y voient la concrétisation de leur vision d’une politique qui se ferait dans la rue, autant qu’une opportunité de se rapprocher de l’accession au pouvoir.

Agir, cela veut dire reconstruire les corps intermédiaires. Le patronat a pu se réjouir du déclin des syndicats d’employés, et les soutiens de la République en Marche ont pu se réjouir de voir un jeune Président « dans l’éclat des victoires » renverser les vieux partis fatigués.


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Mais ce qui suit est bien connu, sans intermédiaires les individus n’ont plus de relais et descendent dans la rue. Il serait peut être temps de relire et de prêter attention à Tocqueville lorsqu’il mettait en garde, dans L’Ancien Régime et la Révolution, contre le pouvoir central ayant détruit les pouvoirs intermédiaires, voulant s’imposer comme « seul ressort de la machine sociale » et ayant fait en sorte « qu’entre lui et les particuliers, il n’existe rien qu’un espace immense et vide ».

Les gilets jaunes ne sont pas le dernier soubresaut d’une société précarisée, fatiguée d’une crise qui n’en finit et n’en finira pas. Si l’État veut éviter que des mouvements de ce type ne se reproduisent régulièrement il faut qu’il aide au renforcement des syndicats, à la reconstruction d’une opposition crédible désireuse d’agir dans le cadre de la démocratie parlementaire, et qu’il relance le dialogue social. En somme qu’il aide le pays d’individus qu’est en train de devenir la France à refaire société.

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