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Riad Al-Malki, ministre des Affaires étrangères de la Palestine (à gauche), salue le Procureur de la Cour pénale internationale Karim Khan, le 21 février 2024 à La Haye. Compte Twitter de la Cour pénale internationale

Les guerres d’Ukraine et de Gaza vont-elles redynamiser le droit international ?

L’effectivité du droit international est souvent remise en cause, surtout durant les conflits armés, quand les déclarations des diverses juridictions ne semblent avoir aucun effet sur les belligérants.

Pourtant, les deux grands conflits armés en cours actuellement qui attirent particulièrement l’attention occidentale, à savoir le conflit russo-ukrainien et le conflit israélo-palestinien, pourraient, à terme, conférer au droit international une dynamique nouvelle.

L’activisme judiciaire des parties prenantes

Les parties prenantes de ces deux conflits se sont en effet saisies de l’outil judiciaire comme moyen complémentaire de combat. Les exemples de l’Ukraine et de la Palestine sont pour le moins instructifs à cet égard.

Présentons d’abord le cas de l’Ukraine. En réaction à l’agression russe entamée en 2014, l’Ukraine a saisi pas moins de sept juridictions internationales, dont la Cour internationale de Justice (CIJ). La Cour pénale internationale (CPI) est également impliquée.

La CIJ connaît de deux affaires. La première est Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. C’est une affaire contentieuse introduite par l’Ukraine en 2017 contre la Russie et dont l’arrêt a été publié par la Cour le 31 janvier 2024, suscitant quelques déceptions chez certains observateurs qui ont pu regretter le rejet par la Cour de la majorité des requêtes ukrainiennes.

La seconde affaire introduite par Kiev devant la CIJ est Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Elle a été introduite en 2022 contre la Russie et est toujours pendante.

Si l’Ukraine n’est évidemment pas le premier État à saisir la juridiction onusienne dans le cadre d’un conflit armé, aucun État ne l’avait saisie si rapidement. En effet, l’affaire concernant la convention sur le génocide a été introduite par l’Ukraine le 26 février 2022, soit seulement deux jours après le lancement de l’invasion russe. C’est un délai extrêmement court, qui dépasse le plus court jusqu’à présent (Costa Rica contre Nicaragua en 2010, en raison d’une incursion de l’armée nicaraguayenne en territoire costaricien), qui était de 17 jours entre l’incident et l’introduction de l’affaire.

Le cas de la CPI est tout aussi intéressant, et démontre aussi un fort volontarisme ukrainien. Kiev n’est pas partie au Statut de Rome, ce qui élimine en théorie toute possibilité pour la Cour d’être compétente à son sujet. Toutefois, il existe une procédure ad hoc, décrite à l’article 12§3 du Statut, qui permet à un État de se soumettre à la juridiction de la Cour sur une situation particulière. L’Ukraine a utilisé cette procédure afin que la CPI puisse être compétente pour enquêter sur les crimes qui auraient pu être commis sur le territoire ukrainien depuis la fin de l’année 2013. L’examen préliminaire a débuté le 25 avril 2014 et l’enquête a effectivement commencé le 2 mars 2022.

S’agissant de la Palestine, la dynamique judiciaire est similaire, au moins vis-à-vis de la CPI. On constate une véritable volonté que la juridiction pénale internationale soit en capacité de se saisir de la situation, avec une double action : une ratification du Statut de Rome et un dépôt de déclaration en vertu de l’article 12§3, le temps que l’adhésion soit officielle – ce qu’elle sera le 1er avril 2015.


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Si l’Ukraine a bénéficié d’un renvoi par un groupe d’États parties au Statut – sur lequel nous reviendrons –, la Palestine a déféré elle-même sa situation au Procureur le 22 mai 2018. L’examen préliminaire s’est clôturé le 20 décembre 2019, date à laquelle le Procureur de l’époque, Fatou Bensouda, a annoncé demander une expertise juridique plus précise de la Chambre préliminaire I sur l’étendue de la compétence territoriale de la Cour. Celle-ci a statué le 5 février 2021 « que la Cour pouvait exercer sa compétence pénale dans la situation en Palestine et que sa compétence territoriale s’étendait à Gaza et à la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est ».

Le Procureur a par conséquent annoncé le 3 mars 2021 l’ouverture d’une enquête à propos de la situation en Palestine, sur les crimes qui auraient été commis depuis le 13 juin 2014.

L’activisme judiciaire de l’Ukraine et de l’Autorité palestinienne pourrait encourager, à notre sens, une modification de la perception du droit international par les États impliqués dans un conflit armé. Si auparavant, il était perçu comme un outil disponible une fois que les hostilités ont cessé, il est désormais vu comme un outil mobilisable en même temps que les armes, ce qui accroît potentiellement ses chances d’utilisation. Mais, signe supplémentaire d’une redynamisation du droit international, les parties prenantes aux conflits ne sont pas les seules à se saisir de l’outil judiciaire.

L’implication des États tiers

Concernant l’affaire soumise par l’Ukraine à la CIJ sur la base de la convention sur le génocide, on constate l’implication d’une trentaine d’États tiers. En effet, le Statut de la CIJ prévoit à ses articles 62 et 63 que les États tiers peuvent intervenir dans une affaire déjà portée devant la Cour. Si l’article 62 a une portée générale, l’article 63 concerne spécifiquement l’interprétation d’une convention. Il s’agit alors pour les États de pouvoir s’exprimer sur l’interprétation d’un traité et de se soumettre par la même occasion à la sentence rendue par le juge – ce qui n’est, sans intervention, pas automatique, étant donné que l’article 59 du Statut prévoit que la décision du juge n’est obligatoire que pour les parties en litige.

Dans l’affaire soumise par Kiev en 2022, 33 États tiers ont déposé une « Déclaration d’intervention » selon la procédure ci-dessus, y compris la France. Aucun de ces États n’est directement impliqué dans le conflit armé, ce qui démontre le fort attrait exercé par le droit international. C’est encore plus frappant si on fait une comparaison avec des affaires similaires précédentes.

Sur toutes les affaires soumises à la CIJ depuis 1947, la procédure d’intervention a été utilisée une vingtaine de fois. La plupart du temps, une affaire ne voit qu’une déclaration déposée par un seul État. Le cas de l’affaire ukrainienne apparaît ainsi tout à fait nouveau, avec une mobilisation de plus de trente États.

Pour ce qui est de la CPI, nous l’avons évoqué, c’est un groupe d’États parties qui a déféré la situation ukrainienne au Procureur. Cette façon de saisir la Cour est une option qui reste assez rare : elle représente à ce jour 12 % des saisines.

Sur les quatre façons disponibles, celle-ci était la plus rapide. L’Ukraine n’aurait pas pu saisir le Procureur car elle n’est pas partie au Statut de Rome. Le Procureur aurait pu ouvrir une enquête de sa propre initiative et agir propio muto, mais cela aurait nécessairement pris du temps. Le renvoi par le Conseil de sécurité était tout bonnement inenvisageable, la Russie étant membre permanent. La dernière option était donc le renvoi par un État partie. C’est en ce sens qu’un groupe de 39 États a déféré la situation en Ukraine devant le Bureau du Procureur. Le titulaire actuel du poste, Karim Khan, a déclaré l’ouverture de l’enquête le 2 mars 2022. Dans le mois qui a suivi, quatre autres États parties se sont joint au groupe ayant déféré la situation.

La forte implication d’États tiers se retrouve aussi dans le conflit israélo-palestinien.

Parlons d’abord de ce qui se passe à la CIJ, qui n’a pas été impliquée par la Palestine mais bien par des États tiers. Deux affaires distinctes concernent ce conflit : un avis consultatif demandé par l’Assemblée générale des Nations unies fin 2022 et une procédure contentieuse lancée plus récemment par l’Afrique du Sud.

La première affaire s’intitule Conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est. Elle fait suite à une requête pour avis consultatif déposée par l’AG le 30 décembre 2022. La procédure est toujours en cours, les audiences publiques s’étant terminées le 26 février 2024. On attend désormais l’avis consultatif, qui sera donné ultérieurement, certains observateurs évoquant un délai de six mois.

La seconde affaire, relevant elle de la procédure contentieuse, s’intitule Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la Bande de Gaza. Elle a été déposée par l’Afrique du Sud contre Israël et enregistrée au Greffe de la Cour le 28 décembre 2023.

Pretoria a en effet déposé une requête introductive d’instance pour manquements israéliens à la Convention sur le génocide ainsi qu’une demande en indication de mesures conservatoires vis-à-vis de la situation à Gaza depuis le 7 octobre 2023. Suite à la tenue d’audiences publiques, la Cour a publié le 26 janvier 2024 une ordonnance dans laquelle elle décide de mesures conservatoires à l’encontre d’Israël, dont l’obligation pour Israël de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission, à l’encontre des Palestiniens de Gaza, de tout acte entrant dans le champ d’application de l’article II de la convention », tels que le meurtre ou l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe.

Le 12 février, l’Afrique du Sud a demandé l’indication de mesures additionnelles, demande qui a été rejetée par la Cour, qui a réitéré la nécessité de « la mise en œuvre immédiate et effective des mesures conservatoires indiquées […] dans son ordonnance du 26 janvier 2024 ».

Tout récemment, le 6 mars, l’Afrique du Sud a soumis une requête urgente pour prévenir la famine dans la bande de Gaza. Tandis qu’Israël a fait part de ses observations à ce sujet le 15 mars, la Cour ne s’est pas encore prononcée.

Il est frappant de voir que des États tiers, individuellement ou collectivement, soient aussi dynamiques sur le volet judiciaire d’une affaire qui ne les concerne pas directement.

C’est également le cas avec la CPI. Si la Palestine a pu elle-même saisir le Procureur suite à son adhésion au Statut de Rome, cela n’a pas empêché des États tiers de s’engager dans cette affaire. Elle a récemment bénéficié de deux renvois par des groupes d’États parties : cinq États (Afrique du Sud, Bangladesh, Bolivie, Comores, Djibouti) ont renvoyé la situation devant le Procureur le 17 novembre 2023 et deux autres (Chili et Mexique) l’ont fait le 18 janvier 2024. Ce renvoi par des États tiers après que le Procureur s’est saisi de l’affaire, qui a pour but d’« attirer l’attention du Bureau du Procureur » dans un contexte de « nécessaire priorisation de certaines situations », est inédit et est significatif du rôle que les États veulent faire jouer au droit international.

Des conséquences sur le système juridique international ?

Au moment où est commémoré le trentième anniversaire du génocide rwandais, qui a constitué l’occasion de mettre en place « le premier tribunal international à rendre des jugements contre les personnes présumées responsables de génocide », ces recours multiples à la CIJ et à la CPI pourraient avoir des conséquences sur le système juridique international. La nouvelle phase de la guerre russo-ukrainienne a d’ailleurs renouvelé l’intérêt d’établir des juridictions pénales internationales spéciales, notamment concernant le crime d’agression.

Cet engagement vis-à-vis du droit pourrait inviter à considérer la promotion de mécanismes d’acception ad hoc de juridictions internationales, qui peuvent s’avérer constituer des leviers intéressants pour les juristes qui souhaitent voir le droit international occuper une place plus grande dans les relations internationales contemporaines.

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