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Les hijras : une communauté « transgenre » en voie de disparition ?

Les hijras, ‘3ème sexe’ forment une communauté à part dans la société indienne. Mathieu Boisvert, Author provided

L’homosexualité enfin décriminalisée ! Des milliers de citoyens indiens se sont réjouis en ce début septembre 2018 lorsque la Cour Suprême indienne a décriminalisé l’homosexualité lors d’un jugement historique, félicité par de nombreuses associations indiennes et internationales.

Cette même cour avait, le 15 avril 2014, déjà reconnu légalement un « troisième genre », large catégorie sociale incluant à la fois hijras et autres identités LGBTQ. Les hijras constituent une catégorie sociale sud-asiatique traditionnelle particulière : nées dans un corps d’homme, ces personnes se considèrent femmes et vivent en communautés relativement hermétiques. Bien que plusieurs hijras soient attirées sexuellement par les hommes, l’orientation sexuelle n’est pas un critère pour devenir hijra. Selon le rapport des Nations unis présenté par Sam Winter (2012), il y aurait entre cinq et six millions de hijra en Asie du Sud.

A priori, la communauté hijra indienne devrait être désormais soulagée, au moins sur le plan juridique. Or, contre toute attente, cette plus grande ouverture légale pourrait en réalité nuire à la communauté, voire même, engendrer sa disparition.

Faire face à la société indienne

Malgré les variétés de contextes et de situations personnelles les parcours de vie de celles qui se définissent comme hijras partagent tous une structure semblable.

Il s’agit ainsi de garçons qui, très jeunes, s’identifient en effet au genre féminin et préfèrent la compagnie des filles et les activités qui leur sont socialement assignées. Elles ressentent un « appel » si fort qu’elles ne peuvent faire autrement que de quitter leur famille d’origine pour rejoindre une communauté de pratiques dont les valeurs semblent s’inscrire à l’encontre de celles de la société ambiante.

En effet en Inde, les individus sont particulièrement soumis à la contrainte sociale du mariage, perçue comme seule avenue possible de l’accomplissement de soi.

Une hijra en devenir doit affirmer son individualité et faire face à cette pression afin d’assumer pleinement ce profond désir de vivre selon ce qu’elle est. Cet individualisme, cette rupture – partielle ou totale – avec la famille et son environnement immédiat, serait l’une des premières étapes nécessaires pour devenir membre de la communauté hijra ; la deuxième serait plutôt un mouvement inverse, où l’individu intègre cette nouvelle communauté.

Dyanyata, l’une des participantes à une étude que j’ai récemment terminée, affirmait :

« Ma famille voulait que je me marie, bien qu’elle était au courant de mon orientation. Elle a tenté de me convaincre, me disant que les choses ne fonctionnaient pas ainsi et soulignant ce qui arriverait à son honneur (izzat) si je ne me mariais pas et, pire, si j’avouais publiquement mon identité féminine. J’ai alors décidé de quitter la maison familiale et le village ».

Hors des structures sociales de base (famille, caste, classe), un individu seul peut difficilement survivre. Rejetée par sa famille, toute hijra en devenir doit se trouver un nouveau groupe de référence, d’appartenance : les communautés hijras sont souvent la seule voie possible, assurant un certain revenu professionnel (essentiellement le travail du sexe mais aussi les bénédictions), un logement au sein de sa nouvelle « famille » et, surtout, l’intégration au sein d’un réseau social fortement hiérarchisé.

Hijra offrant une bénédiction à un jeune garçon suite à la première coupe de cheveux rituelle (temple de Bahuchara Mata, Gujarat). Mathieu Boisvert, Author provided

Noviciat

Toute hijra doit se soumettre à l’ensemble des règles de sa nouvelle communauté d’appartenance et s’insérer ainsi dans une structure sociale propre au groupe qu’elle vient de rejoindre.

En intégrant la communauté et en se pliant à ses règles, la nouvelle recrue hijra vient donc à être socialisée – ou plutôt « hijraisée » – à nouveau au sein d’une nouvelle culture.

Accepter les pratiques propres à la communauté hijra non seulement façonne l’individu au sein d’une culture donnée mais surtout, permet de légitimer et de justifier son statut si celui-ci est par ailleurs marginalisé.

Les hijras ont certaines pratiques rituelles qui leur sont propres et auxquelles elles attribuent une signification bien particulière. Le rīt et le nirvāṇ constituent des rites de passage marquant respectivement l’entrée dans la communauté et la castration, sont tous deux des événements centraux et rendant impossible tout retour en arrière – dans une société où la procréation est la norme – et, par le fait même, marquent l’engagement indéfectible à l’égard de la communauté hijra.

Le rīt officialise l’intégration de la recrue à la communauté hijra. À Mumbai, cette cérémonie est toujours accomplie devant les nayaks (chefs) de chacun de sept gharāṇā (lignées) présentes sur le territoire municipal. Il peut y avoir entre 12 et 200 participantes. Lors du rīt l’initiée reçoit son nom hijra.

Une nouvelle famille

Le rīt est un rituel qui balise la vie de la nouvelle hijra, la confectionne et l’institue au sein d’un large éventail symbolique propre à la communauté.

Ainsi un lien indéfectible unit la guru et sa celā (disciple hijra), à partir duquel se déploie une lignée familiale symbolique (sasurāl ou belle-famille) : la guru sera comme le mari de sa disciple ; les autres disciples de la guru, seront comme les belles-sœurs de la disciple ; les co-disciples de la guru – partageant toutes une même guru –, comme les oncles de la disciple.

La cérémonie ultérieure du dūdhpīlānā, officialise par ailleurs un autre lien, celui entre une « mère » et sa « fille de lait ». Cette relation pourra générer, plusieurs années plus tard dans le parcours de vie de la nouvelle initiée, la lignée familiale symbolique māykā (famille biologique). Bien entendu, ce nouveau réseau symbolique doit appartenir à une lignée (gharāṇā) distinctes de celle de la guru, assurant ainsi la recréation symbolique des lignées familiales dites māykā et sasurāl.

Hijras lors du festival de Koovagam, Tamil Nadou. Scène rituelle où est mis en scène le sacrifice d’Aravan ; les hijras incarnent ici l’épouse d’Aravan, la déesse Mohini. Mathieu Boisvert, Author provided

Ces rituels et nouveaux liens de parentés sont ainsi centraux à la reconstruction d’un univers familial à la fois symbolique et réel, souvent en réseau pour des individus exclus des normes sociétales traditionnelles.

Ces différents rites concourent directement non seulement à forger cette identité proprement hijra, mais aussi à créer une scission entre les membres de la communauté et ceux et celles qui n’en font pas partie.

Selon Bourdieu, l’un des aspects essentiels du rite est de

« séparer ceux qui l’ont subi non de ceux qui ne l’ont pas encore subi, mais de ceux qui ne le subiront en aucune façon, et d’instituer ainsi une différence durable entre ceux que ce rite concerne et ceux qui ne le concerne pas ».

En d’autres termes, ces rituels structurent fondamentalement l’identité hijra puisqu’ils établissent des balises claires quant à l’appartenance et la non-appartenance à la communauté et, surtout, permettent l’accès à un certain filet social généré par la communauté hijra elle-même.

Hijras lors du pèlerinage à Yellamma, Karnataka. Mathieu Boisvert, Author provided

Le paradoxe de la reconnaissance légale

La reconnaissance légale des hijras par la Cour Suprême de l’Inde en avril 2014 permettra, graduellement, de favoriser l’inclusion sociale de celles-ci : elles pourront travailler hors des sphères d’activités qui leur sont traditionnellement dévolues – travail du sexe et bénédictions –, participer pleinement à la société, demeurer au sein de leur famille biologique et, peut-être même dans un futur possible, se marier et avoir une « réelle » belle-famille. En 2017, l’une des participantes à mon travail de recherche Les Hijras s’est mariée à un homme lors d’une cérémonie religieuse dans un temple hindou ; elle entreprend présentement des démarches pour que son union soit légalement reconnue par l’État.

Cette nouvelle inclusion permettra plus d’indépendance – financière, émotive – aux individus hijras vis-à-vis de leur guru et de l’ensemble de la structure communautaire hijra, structure élaborée justement pour faire face à l’ostracisation dont faisait face la communauté.

La reconnaissance légale des hijras permettra plus de liberté aux membres de la communauté hijra. Graduellement, certains espaces sociaux/professionnels qui leur étaient interdits seront maintenant accessibles aux individus eux-mêmes au détriment de la structure communautaire hijra.

Cette structure communautaire souvent contraignante – voire oppressante – pour l’individu deviendra alors rapidement obsolète puisque sa raison d’être initiale – de structurer et donner sens à leur marginalité – sera elle-même chose du passé.


L’auteur vient de publier Les Hijras : portrait socioreligieux d’une communauté transgenre sud-asiatique, éditions PUM, Montréal, 2018. Il présentera son travail à Paris au Centre d’études Inde-Asie du sud/EHESS le 12 décembre.

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