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Les nouvelles créatures d’Instagram, ou quand la science-fiction rejoint la réalité

Elle a l'air plus vraie que nature, mais LilMiquela n'existe pas. Instagram

Cet article est republié dans le cadre de la prochaine Fête de la science (du 5 au 13 octobre 2019 en métropole et du 9 au 17 novembre en outre-mer et à l’international) dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition aura pour thème : « À demain, raconter la science, imaginer l’avenir ». Retrouvez tous les débats et les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.


Instagram compte désormais 800 millions d’abonné·e·s (septembre 2018).

Certains utilisateurs du réseau social sont devenus des « influenceurs » professionnels :leurs faits et gestes mis en scène au quotidien deviennent un sujet d’inspiration, d’influence ou de rêve pour ceux qui les suivent, en particulier parmi les Millennials.

Des influenceurs d’un nouveau genre

Pour l’image d’une marque, l’influenceur·se·s est une ressource précieuse, mais c’est aussi un être humain sensible à son environnement. Un être mortel et versatile qui vieillit, grossit, maigrit sans crier gare… Il peut aussi décider de changer d’image pour attirer une cible différente et – involontairement – impacter négativement la marque. Fatigué ou malade, il peut décider de ne plus entretenir d’échanges sur les réseaux sociaux et relâcher alors les relations entretenues avec ses « adeptes ». Enfin, l’influenceur peut aussi décider de mettre fin à cette activité ou à sa relation professionnelle avec une ou plusieurs marques, pour de multiples raisons, sans qu’il soit possible de l’anticiper. Comment, dès lors, garder une certaine maîtrise sur ses comportements ?

LilMiquela dans V magazine pour Chanel. V magazine

La solution semble tout droit sortie d’un livre de science-fiction ou du film d’anticipation Her. Instagram voit en effet fleurir depuis 2016 de nouveaux profils entièrement virtuels, ceux des créatures biodigitales, qui deviennent les « entités » de leurs créateurs. Les biodigitaux possédent en apparence tous les traits distinctifs d’un être humain, ils/elles laissent parfois cependant deviner, par de petites imperfections ou maladresses de graphisme dont on ne sait pas si elles sont volontaires, que ce sont des êtres virtuels créés par l’intermédiaire de la technologie. Sur leurs comptes, l’illusion est presque parfaite, avec la reproduction de scènes d’un « quotidien » destiné à faire rêver et qui ressemblent à s’y méprendre aux images dont les influenceurs « humains » s’abreuvent chaque jour sur Instagram.

Ainsi, Lilmiquela, une très grande influenceuse dotée d’1,5 million d’abonné-e s (octobre 2018) laisse-t-elle planer le doute sur son identité originelle. Présentée comme une jeune chanteuse tendre et douce, elle est décrite par certains comme une jeune femme « humaine » tandis que d’autres considèrent qu’elle n’est qu’une image travaillée par ordinateur. Elle se présente parfois comme une robote, une gynoïde (aux traits stéréotypés féminins). Des internautes la pressent de questions sur son identité, intrigués par le personnage. Dans les visuels qui la mettent en scène, elle apparaît alors tantôt comme une robote communiquante, un être digital, un être humain, une poupée parlante, un simple personnage 3D… Bermudaisbae, autre créature influenceuse, lui a emboîté le pas sur cette voie ambivalente.

Les créateurs de ces personnages biodigitaux ne semblent pas à ce jour être créés par les marques elles-mêmes car aucune n’a, pour l’instant, fait un effet d’annonce à ce sujet. Pour développer le champ de la communication et du marketing dans une société, cet axe de création pourrait toutefois être pensé comme pertinent à juste titre. Il est néanmoins à considérer le moyen et long terme de cette stratégie de communication digitale. En effet, la question se pose de savoir si les biodigitaux sont amenés à perdurer ou si au contraire, ils sont juste le témoin d’une nouvelle forme de communication de ce début de siècle. Les intégrer dans un plan de communication pour développer leurs créations et leurs storytelling semble en expectative pour le moment. De l’autre côté de la chaîne de production, les créateurs de ces créatures biodigitales se font discrets – pratique pour introduire une notion de mystère – ou se présentent sous une identité générique. Ainsi, le nom de Brud est-il mentionné comme producteur notamment de LilMiquela, de Bermuda et de Blawko22 sans beaucoup d’autres détails.

Au contraire, certains jouent la carte de l’exposition, en particulier sur Instagram, pour développer leur entreprise de « location » de services, comme l’agence de mannequins biodigitaux Irmaz dont les modèles masculins et féminins sont d’âges différents. L’agence n’indique pas si les modifications physiques et le vieillissement des personnages sont incluses dans le contrat…

Mannequin virtuelle

Dans un autre registre, le photographe londonien Cameron-James Wilson a quant à lui annoncé que les images d’une belle mannequin de 28 ans nommée Shudu Gram étaient le fruit d’effets numériques. La confusion est d’autant mieux entretenue que ce photographe travaille régulièrement avec de vrais mannequins, de chair et d’os, bien connues du grand public. Malgré cette annonce officielle et les interviews qui s’en sont suivies, les followers de Wilson sont divisés. Certains continuent de penser que Shudu est une personne humaine, tandis que d’autres croient à une gynoïde (un robot qui aurait l’apparence d’une femme).

Capture d’écran, sur le compte du photographe Cameron-James Wilson. Instagram

Les célébrités biodigitales s’appuient sur le flou qui entoure leur nature pour attirer de nouveaux followers et/ou les retenir par des conversations sans fin portant sur leur véritable identité. Les marques ont rapidement saisi l’aspect novateur de ces personnages. Prada produit ainsi un gif avec Lil Miquela, qui parallèlement signe des chansons, grâce à une voix générée par ordinateur ou s’expose en Chanel dans des magazines de mode.

L’« héroïne virtuelle » Lightning, issue du monde des jeux vidéo est mise en scène dans des vidéos promotionnelles pour Louis Vuitton, tandis que Marc Jacobs dessine les costumes de scène d’Hatsune Miku, personnage de manga et véritable icône japonaise qui se produit sous forme d’hologramme. Dior et Versace aiment quant à eux « travailler » avec Noonoouri dont certains followers semblent vouloir voir en elle une nouvelle entité humanisée.

Le flou artistique maintenu volontairement autour de ces célébrités biodigitales permet d’entretenir le mystère utile à la communication des marques. Le doute profite à ces influenceur·se·s d’un nouveau genre, qui font progresser la notoriété des entreprises de manière plus créative et en phase avec leur temps.

Une nouvelle forme de communication voit le jour grâce à la confusion volontairement entretenue par ces personnages digitaux. Leurs cibles ne cessent de se questionner : modèle informatisé ? Hologramme ? Avatar mise en scène ? Créature virtuelle ? Fusion d’un modèle 3D et de photographie ? Robot ? Humain·e ou être humanifié ? Ces nouvelles « créatures » jonglent entre communication visuelle classique, qui les rapprochent de comportements humains (elles semblent penser, poser comme des êtres humains de leur temps), et communication technologique (elles sont alors visiblement produites par des procédés issus de la technologie informatique) mais à aucun moment leur identité n’est clairement définie. Le mariage du réel et du virtuel permet de faire « travailler » ces biodigitaux sur des projets sans limite ni de lieu ni de temps. Exit les affects émotionnels, les caprices de stars, les burn-out ou les faiblesses de nature humaine.

Mais sans le savoir, à long terme, les marques qui « engagent » des biodigitaux ne pourraient-elles pas devenir elles-mêmes otages de leurs « produits-jouets » ? Les créateurs de ces entités, ceux qui maîtrisent les aspects techniques de leur existence pourraient bien s’amuser, un jour, à renverser la situation. Qu’en serait-il en effet si ces personnages commençaient à critiquer officiellement les marques qui les mettent en avant ?

D’autres questions se posent également quant l’influence potentielle des biodigitaux sur les influenceurs humains. Il ne serait pas surprenant, à l’avenir, de voir des influenceurs en chair et en os adopter un langage corporel encore plus stéréotypé et de plus en plus robotisé afin de « biodigitaliser » leurs personnages et leur marketing. Que cela soit synonyme pour les influenceurs humains de perte d’autonomie ou de gain de créativité, il est certain en tous cas que la communication sur Instagram entre dans une nouvelle ère.


Pour approfondir le sujet, la « Revue Hermès » (CNRS) publiera en décembre 2018 un numéro consacré aux « nouvelles voies/voix de la recherche et de la réflexion en communication » dans lequel le portrait du personnage biodigital trouve son entière définition.

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