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La Première nation Mahlikah Awe:ri et des milliers de personnes manifestent lors d'un événement de Black Lives Matter à Toronto, le vendredi 19 juin 2020. LA PRESSE CANADIENNE/Nathan Denette

Les ravages du racisme invisible ou la partie cachée de l’iceberg

De nos jours, ni le silence, l’indifférence, la banalisation, et encore moins l’ignorance, le déni ou l’arrogance ne sont intelligibles face au phénomène du racisme.

En cette Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine 2015-2024, il est impératif d’entreprendre un processus de conscientisation sociale, à la fois historique, critique et éthique. C’est une responsabilité à la fois individuelle et collective.

Nos recherches sur l’antiracisme et l’éducation antiraciste nous ont menés à considérer la centralité de ce combat pour contrer les injustices sociales raciales. Nous nous sommes intéressés aux manifestations et aux effets du racisme invisible, dont l’ampleur est bien représentée par la partie immergée d’un iceberg.

Le modèle de l’iceberg permet de distinguer cinq strates de racisme. La pointe représente le racisme visible ou racisme individuel. Dans la partie immergée : le racisme invisible, qui comprend le racisme institutionnel, sociétal, civilisationnel et potentiel. La Conversation/Shutterstock

Cette métaphore permet de comprendre que le racisme visible et ses macro-agressions (meurtres, brutalité, profilage racial, malveillance, arrogance, injures, déni), ne sont que la pointe de l’iceberg. En dépit de la gravité des actes et de la sévérité des effets du racisme visible, les effets les plus dévastateurs pour les personnes racialisées sont causés par les micro-agressions du racisme invisible. Celui-ci s’exerce de manière inconsciente et sert de socle de validation, de justification et d’impunité face aux macro-agressions du racisme visible.

Inspirés des théories antiracistes (dont celle de Scheurich et Young, nous distinguons donc cinq strates de racisme. La pointe de l’iceberg représente le racisme visible ou racisme individuel. Dans la partie immergée : le racisme invisible, qui comprend le racisme institutionnel, sociétal, civilisationnel et potentiel.

Le racisme individuel

Le racisme individuel, se présente dans diverses situations du quotidien, de manière ouverte ou couverte.

Ouvert, il désigne des actes délibérés et explicites, exercés dans le but d’humilier, exclure, agresser ou éliminer une personne racialisée. La mort en direct de George Floyd, suffocant sous le genou d’un policier blanc, en est l’exemple ultime. C’est le « théâtre du racisme » ouvertement mis en scène. Couvert, il désigne des actes délibérés, mais exercés indirectement, en évoquant des arguments fallacieux pour refuser un logement, un emploi, l’accès à l’éducation, aux transports ou autres à une personne racialisée.

La mort de l’Afro-Américain George Floyd, suffocant sous le genou d’un policier blanc, a soulevé la commotion à l’échelle mondiale. Ci-dessus, un homme manifeste le 2 juin, en Floride, avec un masque sur lequel apparaissent les derniers mots prononcés par George Floyd : « I can’t breathe ». Shutterstock

Pour contrer les actes du racisme individuel, des institutions telles la Commission des droits de la personne, l’Observatoire international sur le racisme et les discriminations, et des organismes comme la Ligue des Noirs-es du Québec ainsi que le Centre de recherche-action sur les relations raciales (CRARR) assurent une vigie.

Au Québec, le mouvement antiraciste est plus diversifié et plus audible qu’avant. De nouvelles voix émergent comme l’anthropologue Émilie Nicolas, la poétesse Natasha Kanape Fontaine, l’écrivaine afro-féministe Robyn Maynard, l’auteure-compositrice-interprète Jenny Salgado, le documentariste Will Prosper, l’avocat Fabrice Vil, l’historien et rappeur Aly Ndiaye, alias Webster. Qu’elles soient activistes, communautaires, culturelles, académiques ou institutionnelles, de multiples formes de prise de parole sont nécessaires.

Le racisme institutionnel

Le racisme institutionnel apparaît dans les institutions à travers leurs politiques, règles, procédures et pratiques. La culture institutionnelle reflète les valeurs et discours sociaux du groupe dominant et, insidieusement, agit au détriment des personnes racialisées. Le mythe de l’égalité des chances justifie l’inéquité dans les décisions, tandis que le refus des diversités concourt aux exclusions sociale, individuelle et collective.

À l’école, par exemple, les décisions pédagogiques ou administratives prises à l’encontre des enfants racialisés sont, dans l’ensemble, immédiates, plus sévères et ambiguës, en ayant recours à des arguments faibles mais validés.

Au Canada, en général, les communautés noires vivent des conditions scolaires et sociales qui les mettent en état de vulnérabilité. Cependant, la référence au racisme institutionnel, en action dans des situations de ce genre, est quasi absente, surtout dans les milieux francophones.

Le racisme sociétal

Le racisme sociétal fait référence aux valeurs, normes, attitudes et comportements culturels d’une société tels qu’ils apparaissent dans les discours sociaux et les médias. La résultante est la disqualification des communautés racialisées dans leurs identités, altérités et citoyennetés.

La sous-représentation des personnes racialisées dans certaines disciplines, professions et postes de pouvoir, associée à leur sur-représentation dans des disciplines, professions et postes socialement dévalorisés est une illustration du racisme sociétal. Il contribue ainsi à la non-reconnaissance de la contribution des personnes racialisées, à des injustices socio-environnementales criantes et pose des freins puissants à leur développement individuel et collectif.

Le racisme civilisationnel

Le racisme civilisationnel réfère à des aspects inconscients, enfouis dans l’élaboration de la pensée. L’Europe s’est construite en conquérant « l’Autre » dans toutes les régions du monde (Amériques, Afrique, Asie, Australasie, Moyen-Orient). Son histoire est basée sur la racialisation, la déshumanisation, la chosification, l’exploitation, le droit de cuissage et l’esclavage.

Le racisme anti-Noirs puise ses racines dans cette strate profonde qu’est le racisme civilisationnel. Pour justifier le racisme, les sciences ont construit un imposant édifice de savoirs enchâssés dans les disciplines enseignées (arts, géographie, histoire, langues, mathématiques, religion, sciences de la nature).

L’une des manifestations les plus ostentatoires du racisme civilisationnel sont les « zoos humains », qui existent encore sous une forme plus subtile dans des expositions qui simulent, par exemple, des scènes clichées de la vie quotidienne d’un peuple ou d’un groupe racialisé.

Les représentations simiesques de Christiane Taubira, alors Garde des Sceaux en France, dans une page Facebook, en 2013, et une caricature de la famille Obama dans un journal belge en 2014, rappellent la zoofication des Noirs-es, orchestrée dans les nombreux récits de scientifiques, religieux, voyageurs et artistes occidentaux au cours des siècles. Pensons également aux comportements de certains spectateurs dans certains stades sportifs à l’endroit de joueurs Noirs, qui sont ouvertement associés aux singes.

Par ailleurs, la civilisation occidentale a érigé l’idée de la supériorité de la race blanche, phénomène appelé « Whiteness » ou « Blanchitude », et a imposé de manière hégémonique ses modèles de racisme, colonialisme, impérialisme, capitalisme, extractivisme et scientisme construits sur la disqualification de l’Autre. Le racisme civilisationnel se maintient grâce à cet échafaudage épistémologique d’une extrême cohérence.

Le racisme potentiel

Le racisme potentiel est ancré dans l’esprit des personnes racialisées, mais ses effets sont bien réels. Il désigne un acte raciste non encore manifesté, mais si bien intériorisé par la personne racialisée, que cette dernière est constamment en état d’alerte. L’agression imaginée ne se réalisera peut-être pas, cependant, cette potentialité est une violence en soi.

Le racisme potentiel est une réponse individuelle à un trauma collectif. Il est caractérisé comme étant « écosystémique » car il se manifeste dans tous les systèmes sociaux et ses impacts se font sentir dans tous les aspects de la vie des personnes racialisées. Leur réaction au racisme potentiel est un réflexe de survie.

Lutter contre le racisme invisible

Le racisme individuel, pointe de l’iceberg du racisme, reçoit toute l’attention, tandis que le racisme invisible demeure presque complètement ignoré alors que ses strates agissent en profondeur, validant et assurant la pérennité du racisme.

On dit que le racisme est systémique quand il est présent en tout système du social, mais il est aussi systématique lorsqu’il se présente en toute situation de vie. Il devient chronique quand il est présent en tout temps, est effectif ou potentiel.

Les actions antiracistes à entreprendre doivent aborder l’iceberg du racisme dans sa complexité et dans chacune des strates. Il faut agir de la pointe jusqu’aux profondeurs de l’iceberg par la résistance, la déconstruction, la détoxification de nos discours et de notre pensée, la décolonisation, le combat et l’émancipation. Guérir du trauma du racisme suppose de plonger en profondeur.

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