Menu Close

L’évolution du vol de bestiaux au XIXᵉ siècle, ou comment un crime se transforme en délit

« Labourage nivernais », Rosa Bonheur, 1849. Wikipédia

Voler des bestiaux comme on volerait des outils ou des victuailles ? Cette réalité étonnera sans nul doute le lecteur contemporain. Si les débats juridiques actuels relatifs à la création d’une personnalité animale envisagent d’écarter les bêtes de la catégorie des biens au regard de leur sensibilité, la réalité est bien différente au XIXe siècle. À cette époque, l’utilité des animaux domestiques, et a fortiori des bestiaux dans le travail et le quotidien des individus est primordiale. Désignés au titre des propriétés par le code pénal de 1810, ces animaux peuvent bel et bien faire l’objet d’un vol.

Les bestiaux, symboles de richesse économique

Les animaux domestiques sont définis, dès le XIXe siècle, comme « tous les animaux qui vivent, s’élèvent, sont nourris et se reproduisent sous le toit de l’homme et par ses soins ». Les bestiaux représentent la catégorie d’animaux domestiques peuplant majoritairement la France au XIXe siècle. À ce propos, l’historien Damien Baldin écrit qu’à cette époque « Bœufs, vaches, moutons et cochons se multiplient, et les étables et les porcheries n’ont jamais été aussi nombreuses. »

Afin de comprendre précisément quels sont les animaux qui composent la catégorie des bestiaux, il nous faut nous tourner vers certains juristes du XIXe siècle tels que Joseph Carnot ou Édouard Fuzier-Herman. Le premier définit les bestiaux comme « les animaux à quatre pattes qui servent à la nourriture de l’homme » tandis que le second les rattache « à la culture des terres ».

Les bestiaux représentent non seulement une catégorie d’animaux très différents (bœufs, moutons, chevaux, etc.), mais surtout une véritable richesse économique pour l’individu vivant dans la ruralité.

Par ailleurs, le XIXe siècle est une période bouleversée par des mutations économiques et sociales d’une grande ampleur. L’exode de nombreux paysans vers les villes et la prolifération de puissantes machines en sont deux exemples significatifs. Face à ces multiples transformations, le droit doit nécessairement s’adapter. Infraction inédite et grave dans une société ruralisée, ce vol est relégué au rang d’infraction anecdotique quand la société industrielle fait place à la société rurale et que les bestiaux perdent de leur valeur matérielle et symbolique.

Un vol fréquent et grave dans une société rurale

Le code pénal de 1810 est, selon l’expression de l’historien du droit Jean-Marie Carbasse, un « code de fer » du fait de la grande sévérité des peines qu’il renferme. L’infraction de vol de bestiaux commise dans les champs, envisagée à l’article 388 du code pénal de 1810, est une belle illustration du caractère drastique des peines édictées par le Code.

En effet, elle n’est pas considérée comme un vol simple puni d’une courte peine d’emprisonnement et d’une peine d’amende peu importante, mais d’une sanction particulièrement grave : la réclusion. En adoptant une telle pénalité, la législateur a poursuivi deux objectifs : réprimer une infraction d’une particulière gravité au regard de l’importance de la valeur économique des bestiaux, mais aussi punir la facilité avec laquelle le voleur a pu voler un bestiau dans un champ.

[Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]

La société du XIXe siècle, au moins jusqu’à l’exode rural débutant au milieu du siècle, est une société paysanne dans laquelle règne une hiérarchie entre les paysans. Les classes sociales paysannes sont ainsi énumérées par l’historien Georges Duby : « les propriétaires cultivateurs, les fermiers, les métayers ou colons, les journaliers et les domestiques attachés à l’exploitation. »

Au sein d’une société dans laquelle une réelle inégalité règne entre les individus, les vols de bestiaux sont légion. Nos statistiques réalisées à partir des archives papier des Comptes généraux de la justice criminelle donnent à voir 1 460 vols d’animaux domestiques commis au XIXe siècle, dont la valeur économique est comprise entre 100 et 1 000 francs (cela correspond de nos jours à une somme comprise entre 200 et 2 500 euros). Or, tout bestiau représente une richesse importante dans le patrimoine de chaque paysan. L’historien Jean-Pierre Jessenne désigne la vache comme étant « l’animal du pauvre » dans la mesure où la majorité des paysans en possèdent, et ce quelle que soit leur condition sociale.

Par ailleurs, les bestiaux sont placés sous la foi publique, notion définie par l’historienne du droit Marie-Hélène Renaut comme une « sauvegarde collective implicite ». Cela signifie qu’ils sont exposés dans les champs sans surveillance particulière, et que le voleur peut les dérober avec une certaine facilité. Par conséquent, il s’agit de réprimer drastiquement l’atteinte à un bien d’une utilité particulière, mais également la malice du voleur.

À titre d’exemple, une décision de justice rendue par la Cour de cassation en 1818 sanctionne un voleur de brebis de la peine de la réclusion au motif que ces animaux sont confiés à la foi publique.

Il faut toutefois comprendre que la société du XIXe siècle change considérablement et rapidement. La répression du vol de bestiaux fait l’objet d’une adaptation au mouvement d’industrialisation de la société et aux conséquences engendrées par ce phénomène socio-économique de grande ampleur.

Un vol rare et déconsidéré dans une société industrialisée

La richesse économique des bestiaux et leur utilité dans les activités quotidiennes du paysan se justifient moins aisément qu’au début du siècle. Le droit pénal ne demeure pas insensible à cette transformation contextuelle majeure. Ainsi, le législateur intervient avec une loi pénale datant de 1824 qui modifie l’article 388 du code pénal de 1810, et partant la nature pénale du vol de bestiaux.

Jusqu’alors considéré comme un crime, le vol de bestiaux est correctionnalisé, c’est-à-dire qu’il devient un simple délit puni des peines applicables à toutes les formes de vol simple. Cette correctionnalisation est encouragée par la clémence des jurés lors du prononcé de la peine, ces derniers accordant largement des circonstances atténuantes au voleur de bestiaux. Selon les mots du député Jean-Louis DOZON, prononcés devant la chambre des députés en 1824, « dans presque tous les cas, au moyen du système des circonstances atténuantes, il ne sera prononcé que des peines correctionnelles. »

Outre la plus grande clémence du système répressif, les vols d’animaux domestiques sont numériquement moins importants au fil du siècle. Ainsi, nos statistiques réalisées à partir des Comptes généraux de la justice criminelle montrent qu’entre l’année 1839 et l’année 1869, le nombre de vols d’animaux domestiques est passé de 295 à 100.


Read more: L’agriculture bio garantit-elle un meilleur « bien-être » des animaux d’élevage ?


La raréfaction de cette forme de vol doit être comprise à la lumière d’un contexte socio-économique en pleine mutation : le rapport économique entre les individus et leurs bestiaux change considérablement. En effet, ces derniers se voient progressivement remplacés par des machines de plus en plus sophistiquées. L’économiste Bertrand de Jouvenel résume parfaitement cette mutation économique en écrivant que « La puissance matérielle disponible à l’homme était limitée tant qu’elle reposait sur le travail obtenu d’organismes vivants ». En somme, la machine remplace le bestiau.

S’ajoute à cela une transformation de la délinquance avec l’apparition de nouvelles formes de vol visant des bijoux et des billets de banque, désignées par l’historienne Michelle Perrot sous l’expression de « délinquance en col blanc ». Face à l’industrialisation de la société, le vol de bestiaux se voit donc définitivement relégué au rang des infractions anecdotiques.

Si les bestiaux devaient un jour être écartés de la catégorie juridique des biens, l’avenir de l’existence même du vol de bestiaux pourrait être légitimement interrogé. Relevant aujourd’hui de l’anecdote, cette forme de vol pourrait tendre à la disparition pure et simple du paysage juridique français.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,100 academics and researchers from 4,941 institutions.

Register now