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L’identité, comme représentation et comme énoncé

Gabillou –Première représentation de figure humaine –Art parietal-

Une place centrale dans le débat public

Après les initiatives pionnières il y a une quarantaine d’années de C. Levi-Strauss, de R. Sainsaulieu, et l’organisation d’un important colloque à Toulouse sur « Production et affirmation de l’identité » (1979, P. Tap), la référence identitaire est devenue une sorte de point de passage obligé de bon nombre de travaux de sciences humaines et sociales en France. Elle présente en effet de multiples vertus :

  • Intégrer des disciplines, des objets et des perspectives souvent disjoints : psychologique/social, clinique/comportemental, individuel/collectif, affectif/cognitif.

  • Afficher un intérêt pour tout ce qui touche aux sujets : activités, parcours, constructions de sens.

  • Pouvoir accompagner, dans sa version « identité en transformation », une croyance au potentiel de changement des êtres humains, sans s’interroger davantage sur l’articulation entre sens personnel et signification sociale de ce changement.

Dans la vie professionnelle, la même référence est devenue un outil privilégié de défense des intérêts des groupes, et de finalisation de leurs dispositifs de formation et de professionnalisation. Elle devient même quelquefois l’objet de dispositifs de recherche sur ce qui constituerait les compétences et savoirs spécifiques des groupes professionnels.

De façon plus préoccupante, la problématique identitaire est devenue aussi dans la vie sociale et politique une référence revendiquée, ou de fait, d’un discours d’affirmation/exclusion : transformation du nationalisme en discours identitaire, discours « européen », affirmation identitaire sur ce qui serait « l’ADN » des uns ou au contraire ne serait pas la « vocation » des autres, etc.

Une fonction sociale aisément interprétable

Si le bilan scientifique et professionnel de la problématique identitaire est mince, et consiste souvent en un déplacement de nomination, sa fonction sociale contemporaine est aisément perceptible. Dans le contexte des nouveaux modèles de production et d’organisation privilégiant autonomie, flexibilité et responsabilité, cette problématique permet de faire de l’engagement consenti des sujets dans leurs activités la voie la plus efficace pour transférer sur eux les risques auparavant assumés par les organisations. Elle participe du phénomène d’injonction de subjectivité.

Une « culture du sujet » millénaire

Les Grecs prêtaient à Socrate le fameux adage : « Connais-toi toi-même ». Celui-ci suppose la préexistence chez les sujets d’une entité qui les caractériserait, et pourrait être objet de leur effort de connaissance. Cet adage a en fait le même statut que l’affirmation que Thucydide prête à Périclès : « Nous autres Athéniens réfléchissons avant d’agir ». Ce sont des outils de reconnaissance d’une culture par elle-même.

Dans cette filiation, toute une tradition philosophique et métaphysique occidentale s’est donné comme objectif la connaissance de ce que serait l’être humain en général ou tel être humain en particulier, et s’est attaché à définir ce qui constituerait « l’essence » de l’homme. Par comparaison avec d’autres cultures, l’histoire de la pensée occidentale se présente largement comme une histoire de la « culture du sujet », en écho/complémentarité avec une « culture de l’action ».

Cette tradition millénaire et la « quête de soi » contemporaine ont au moins un point commun : elles supposent, préalablement à l’acte de connaissance/discours sur soi, une réalité dotée de permanence et d’unité, désignée selon les cas-personne, sujet, d’ego, je, identité.

L’identité n’est pas l’objet des démarches d’identification, elle en est le produit

Sur la base de nos travaux sur la problématique identitaire, nous faisons une hypothèse tout autre : les identités ne sont pas des entités sur lesquelles il est possible de produire des représentations et/ou des énoncés, elles sont elles-mêmes des représentations et/ou des énoncés (Hillau, Wittorski, Astier). Elles ne sont pas l’objet des démarches de représentation ou d’identification, elles en sont le produit. Les attributs identitaires ont le même statut que les autres attributs conférés à des sujets humains : savoirs, capacités, compétences, qualités, qualifications par exemple. Ce sont des constructions représentationnelles ou discursives.

L’identité en tant que telle ne peut donc pas donner lieu à un discours scientifique direct. Par contre, les constructions de représentations/d’énoncés identitaires, qui sont des faits, peuvent faire l’objet d’analyses.

La connotation essentialiste des identités est une connotation déterministe : elle présuppose que ce sont les identités qui expliqueraient les activités, et non les activités qui contribueraient à construire les sujets.

Les représentations identitaires sont, comme l’a bien vu Erikson, des représentations de ce qui fait la continuité d’un sujet dans les changements qui l’affectent.

« Le sentiment d’identité, écrit-il, est un sentiment subjectif et tonique d’une unité personnelle et d’une continuité temporelle au principe le plus profond de toute détermination de l’action et à la pensée que je possède. »

Ce sont donc des constructions de sens mettant en relation des représentations issues d’expériences en cours et des représentations issues d’expériences antérieures. Elles peuvent être définies comme des représentations attributives de ce qui ferait l’unité et la continuité d’un sujet à travers ses activités.

Les énoncés identitaires sont eux des définitions proposées/imposées à autrui ou à soi-même ; pour le sociologue Claude Dubar « l’identification d’un sujet à un prédicat est toujours, avant toute chose, un acte de langage ». Il serait préférable de parler de communications, par des actes et/ou par des paroles.Significativement, elles ont pu être décrites par la psychologie sociale, la microsociologie ou l’analyse conversationnelle en termes de face, de persona, de présentation de soi… etc. Le terme profession (pro-phemi) signifie étymologiquement « parler devant », précisément en vue de formaliser son activité et les savoirs censés la fonder.

Représentations et énoncés identitaires sont en étroite interaction

1/ Deux types de sujets peuvent être opérateurs de représentations/énoncés identitaires 

= Les sujets concernés eux-mêmes (« identité pour soi »). Il convient alors de distinguer :

  • Les représentations que des sujets produisent sur eux-mêmes à partir de leurs propres activités. En reprenant la terminologie de Kaddouri nous pouvons parler de « représentations de soi par soi ». Ces représentations jouent un rôle essentiel dans la formation du « moi ».

  • Les images que des sujets proposent d’eux-mêmes dans des actes de communication avec autrui ; on peut parler alors de définitions/images de soi proposées par les sujets. Ces images participent à l’affirmation/ostension du « je ».

= D'autres sujets, en relation avec eux (“identité pour autrui”). Il convient également de distinguer :

  • Les représentations d’un sujet par autrui, le plus souvent réciproques

  • Les images d’un sujet données par autrui, dans des communications avec le sujet lui-même ou avec d’autres. On parle parfois d’étiquetage. (Dutoit)

2/ Ces représentations/énoncés identitaires entre sujets sont en étroite interaction. On constate ainsi :

  • Une incidence forte des images qu’autrui donne d’un sujet sur les représentations que ce sujet se fait de lui-même (effet Pygmalion). Les images d’eux-mêmes « données » par autrui, « positives » ou négatives, en parole ou en acte, ont souvent pour conséquence une représentation de soi valorisée/dévalorisée, qui influe sur l’élaboration du projet de soi et l’enclenchement de dynamiques de réussite ou d’échec.

  • L’apparition chez les sujets de représentations sur les représentations qu’autrui se fait d’eux- mêmes (Barbier-Galatanu, 1998). Ces représentations ont une grande importance dans la « délibération sur soi ». On peut parler aussi de représentation du regard d’autrui sur soi, ou d’image de soi « spéculaire ».

  • Une influence des images positives ou négatives de soi que peut donner un sujet sur les représentations/images que peut se faire/donner autrui de ce sujet. C’est sur de tels effets que se basent les stratégies de dissimulation de soi ou à l’inverse d’affirmation de soi.

Ces interactions peuvent être résumées de la façon suivante :

3/ Ces représentations/énoncés identitaires présentent notamment deux caractéristiques communes :

  • Leur réciprocité : représentations et communications entre sujets sur eux-mêmes ne fonctionnent pas comme des connaissances, mais comme des reconnaissances réciproques.

  • Leur caractère évaluatif : ces représentations ou images peuvent être « positives » (ex:sentiment de compétence, estime de soi) ou « négatives » (ex:auto-dévalorisation). Elles sont qualitatives. Ceci peut expliquer bien sûr les phénomènes de valorisation/dévalorisation subjective/sociale souvent rencontrés, et que E. Goffman (1975) notamment désigne en termes de stigmate.

Les constructions identitaires sont solidaires de constructions analogues autour des activités et en épousent les contours

A chaque unité d’action d’un sujet correspond chez ce dernier une représentation de lui-même comme sujet agissant,représentation transitoire, plus ou moins activée, mais toujours présente. Mise en relation avec des représentations antérieures, elle contribue à la construction du moi, à la survenance des émotions, et à l’engagement des sujets. Trois types de représentations sont liés : les représentations de l’environnement au regard de l’action, les représentations du sujet agissant, les représentations de l’action au regard du sujet agissant et de l’environnement. Elles se transforment ensemble.

Les constructions que les sujets opèrent autour d’eux-mêmes ont les mêmes contours que celles qu’ils opèrent autour de leurs activités.

Les sujets sont porteurs d’une multiplicité de représentations identitaires, à la fois autonomes et liées : moi intime, moi privé, moi en formation, moi familial, moi professionnel, moi public, moi social, etc. Il existe autant de représentations identitaires qu’il existe de champs d’activités investis de sens par un sujet. Ces représentations identitaires entretiennent entre elles les mêmes relations que les champs d’activités correspondants. Elles ne sont pas successives, mais se construisent et se précisent ensemble. Ainsi un projet de formation est d’autant plus fort qu’il prend « sens » par rapport à plusieurs espaces d’activités. Mais les « champs de pratiques » d’hier ne sont pas les champs de pratiques d’aujourd’hui…

Les constructions d’« identités collectives » épousent la diversité des situations d’implication d’acteurs dans les activités.

Lorsque plusieurs sujets humains sont impliqués dans une action commune, ils communiquent entre eux sur la situation et l’action commune, et produisent des représentations partagées de ces objets (Wittorski, 1997). Il est d’usage aujourd’hui de parler de « collectif d’action ».

Les « identités collectives » n’ont pas un statut ontologique. Elles n’existent que dans les représentations et dans les discours/communications entre sujets humains. Il en va de même de la compétence collective qui ne participe en rien de l’addition de plusieurs sujets, mais qui est un discours et/ou une représentation émanant d’un ou plusieurs sujets sur le groupe auxquels ils appartiennent.

Ce fait que les « identités collectives » soient des représentations/énoncés n’enlève rien à leur force sociale. Dans la représentation qu’ils se font d’eux-mêmes ou dans l’image qu’ils veulent donner d’eux, les sujets humains s’appuient sur des représentations/images groupales, ce qui explique la puissance des références et affiliations identitaires, et l’importance accordée à ce qui a pu être appelé groupes d’appartenance ou groupes de référence. Valoriser son groupe d’appartenance est souvent une tentative (naïve) de se (re)valoriser à ses propres yeux…

Un grand nombre d’interventions sur autrui autres que la formation sont des interventions sur des identités collectives : la thérapie familiale, l’intervention en entreprise par exemple. La spécificité du politique est probablement une intervention sur les identités collectives.

Ces constructions sont en transformation constante. Mises en relation entre elles, elles donnent lieu à l’apparition d’éprouvés identaires

Les constructions que les sujets opèrent autour de leurs activités sont en transformation constante. Les constructions mentales des sujets qui accompagnent leurs actions sont de deux sortes : (Barbier 1991)

  • Représentations d’existants (représentations finalisées) relatives aux situations ou activités dans lesquelles ils sont engagés. Elles se modifient sans cesse avec l’activité et la situation.

  • Représentations de souhaitables (représentations finalisantes) relatifs leur propre action ou à leurs propres activités (objectifs, projets, évaluations). Anticipatices ou retrospectives, elles sont attibutives de valeurs et se modifient sans cesse.

Le jeu des représentations d’existants et de souhaitables, leurs transformations, les relations qui d’opèrent entre elles, les tensions s’y manifestent, les émotions nées de ces tensions, les déclenchements de nouvelles activités qu’elles induisent jouent un rôle essentiel dans la dynamique des actions.

Parallèlement, les constructions que les sujets opèrent autour d’eux-mêmes à partir de leur action et de leurs activités connaissent le même processus de transformation.

Les représentations d’existants que se font les sujets de leurs propres activités contribuent à la formation de leur représentation du « soi actuel », alors que leurs représentations de souhaités contribuent de façon à la formation de leurs représentations du « soi souhaitable ».

Tableau 2 : Représentations d’existants, représentations de souhaitables, soi actuel et soi souhaitable/souhaité

Les représentations identitaires produites par les sujets à l’occasion de leur histoire sont elles-mêmes mises en relation par ces sujets, faisant apparaître des cohérences et des tensions.

Trois de ces types de mises en relation paraissent importantes :

  • La mise en relation entre représentations du soi actuel/du soi souhaité (« tension soi/soi », E. Bourgeois).

  • La mise en relation entre représentation que se fait un sujet de la représentation qu’autrui a de lui et représentation du soi actuel (« tension soi/autrui » E. Bourgeois ibidem). Cette mise en relation s’éprouve extrêmement fréquemment en situation sociale.

  • La mise en relation entre représentation que se fait un sujet de lui-même issue de l’image qu’il veut donner à autrui et représentation qu’il se fait de la représentation qu’autrui a de lui. Elle constitue une grille de lecture possible des travaux portant sur le lien « soi actuel/soi normatif ». On peut penser en effet que le « soi normatif » n’est que l’intériorisation par soi d’une image de soi donnée à soi-même et à autrui.

Cette mise en relation produit des éprouvés identitaires différents selon qu’il s’agit de congruences ou de tensions.

Les éprouvés identitaires sont des perceptions de soi par les sujets se représentant eux-mêmes à eux-mêmes.

  • Une mise en relation sur le mode de la congruence tend à produire un éprouvé de plaisir identitaire.

  • Une mise en relation sur le mode de la tension tend à produire une transformation, plutôt un éprouvé de souffrance identitaire.

Les sujets réagissent à ces éprouvés identitaires par des configurations caractéristiques d’activités

Ils peuvent développer une grande variété d’activités en réponse aux éprouvés positifs et négatifs nés de la mise en relation qu’ils effectuent entre leurs représentations identitaires.

Les configurations de constructions de sens et de transformations d’activités qu’ils engagent alors constituent leurs émotions identitaires.

  • « Relecture » des données de la situation, des données relatives à leur propre activité, en vue de modifier éventuellement la représentation identitaire du moi actuel dans la situation.

  • Réajustement des objectifs, des projets, des évaluations dans la situation, en vue de modifier éventuellement la représentation du moi souhaité dans la situation

  • Représentations évaluatives d’eux-mêmes ou d’autrui dans la situation : par exemple pour éviter la tension ou la souffrance née d’un éventuel écart entre la représentation de soi pour soi et la représentation qu’il se fait de la représentation qu’un autrui « significatif » a de lui, un sujet peut entrer dans un mécanisme de moindre valorisation ou même, de dévalorisation de cet autrui initialement significatif ou au contraire, entrer dans un mécanisme de dévalorisation de soi comme n’appartenant pas à la même identité collective qu’autrui valorise.

  • Transformations de communications relatives à ces activités, à eux-mêmes et à autrui : nouvelles présentations de la situation et de l’activité, discours sur soi-même et sur autrui, énoncés ou nouveaux énoncés de valeurs.

  • Transformations d’activités proprement dites : évolution des investissements dans les activités, infléchissement des préférences d’activités par exemple.

Les régularités que l’on peut observer dans ces configurations d’activités des sujets en réaction aux éprouvés identitaires sont susceptibles d’être décrites en termes de dynamiques identitaires.

A la différence des émotions identitaires, toujours singulières, ces dynamiques identitaires sont des constructions d’invariants pour l’analyse et pour la recherche ; elles n’ont aucune autre réalité que celle-là ; elles ne peuvent en particulier ni être naturalisées, ni être attribuées de manière stable à un sujet.

Délibérations sur soi et stratégies identitaires

Les mises en relation qu’effectuent les sujets entre leurs représentations identitaires ne sont le plus souvent pas conscientes à leurs yeux. Les sujets ne maîtrisent guère mentalement la fonction que jouent leurs activités sur leurs affects/émotions.

Délibérations sur soi

Dans un certain nombre de cas toutefois, ce « travail identitaire » donne toutefois lieu à action explicite de leur part, orientée vers la transformation de soi : bilan personnel, orientation, ré-élaboration de projet.

  • Il est possible de repérer, à l’origine des situations de « délibération sur soi » des émotions, des ruptures dans le cours habituel de l’activité d’un sujet, des circonstances faisant « événement » pour lui.

  • Ces situations sont vécues par les sujets comme des moments forts de culture de soi, des moments auxquels ils accordent précisément le sens d’être les « sujets de leur propre vie ».

  • Les actes de « délibération sur soi » contribuent à l’élaboration des stratégie identitaires._

Elaboration de stratégies identitaires

Les composantes de cette élaboration peuvent être analysées de la façon suivante :

  • Représentations du sujet sur sa propre manière de conduire ses activités antérieures : retour réflexif sur les événements passés, écritures ou récits d’histoire de vie, biographies.

  • Référents identitaires : modèles individuels ou collectifs, que le sujet se donne. Se trouve en jeu le mécanisme de l’_identification, défini par Freud comme le « processus psychologique par lequel un sujet assimile un aspect, une propriété, un attribut de l’autre, et se transforme totalement ou partiellement sur le modèle de celui-ci »

  • Manière dont un sujet réagit par ses propres activités aux affects identitaires le concernant : dynamiques identitaires, précédemment évoquées.

  • Stratégies identitaires proprement dites : constructions représentationnelles et discursives finalisantes d’un sujet relatives à ses propres transformations en tant que sujet.

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