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L’œuf ou la poule ? Une question qui taraudait déjà les philosophes antiques

Un homme tient une poule dans une main et un oeuf dans l'autre
De l'oeuf ou de la poule qui est arrivé en premier ? Une question qui soulève le sujet de l'origine du vivant. Nenad Stojkovic/Flickr, CC BY-NC-ND

Y a-t-il d’abord eu un œuf pour produire une poule, ou une poule pour le pondre ? Cette question triviale, sans doute mal posée, demeure un paradoxe et un problème ardu qui engagent l’idée que l’on se fait de l’origine du vivant. C’est aussi une question classique, qui s’inscrit dans une longue tradition philosophique et qui était déjà débattue dans l’Antiquité.

Au début du IIe siècles après J.-C., Plutarque, par exemple, y consacre l’un de ses Propos de table (II, 3), texte rassemblant les questions les plus discutées lors des banquets. Entre, pêle-mêle, le débat pour savoir quel est le meilleur moment pour faire l'amour ou pourquoi les vieilles gens arrivent mieux à lire de loin, le paradoxe de l’œuf et de la poule, et derrière lui, la question de l’origine des espèces taraudent le philosophe : comment la première poule est-elle apparue ? Sous la forme d’un œuf ou sous celle d’un individu adulte ? Poser le problème en ces termes, c’est supposer que l’espèce « poule » a une origine, un commencement absolu, qui prend place avant que ne s’enclenche le cycle de la reproduction sexuée. On remarquera au passage que la formulation de la question, en privilégiant l’œuf et la poule, fait bon marché du coq.

Par-delà le cas particulier de la poule, c’est la question de la venue à l’être des animaux vivants – la zoogonie ou zoogenèse – qui est ici posée, et c’est en ces termes que les anciens Grecs ont majoritairement réfléchi à la naissance du vivant, même s’il existe des voix dissidentes, mais influentes, telle celle d’Aristote, pour qui les espèces vivantes existent de toute éternité et n’ont donc pas de commencement.


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Démiurge fabriquant le cosmos ou bien Œuf primordial

La question est particulièrement difficile à résoudre hors d’une théorie de l’évolution ou d’une hypothèse créationniste. Cette dernière n’était pas inconnue des anciens Grecs et certains philosophes y ont recours, comme Platon dans le mythe du Protagoras et dans le Timée, qui est lui aussi présenté comme un vaste récit mythique. Il ne s’agit cependant pas ici d’un dieu tout puissant créant le monde et les vivants ex nihilo, mais plutôt d’un démiurge fabriquant un cosmos ordonné à partir d’une matière préexistante. Dans ce cadre créationniste, le détour par l’œuf est inutile : le démiurge fabrique directement des corps adultes matures, si bien que la reproduction sexuée peut d’emblée être opérante.

Statuette montrant une figure humaine dans un oeuf
Hélène, fruit de l'union de Léda et de Zeus transformé en cygne, est-elle sortie d'un oeuf ? C'est ce que laisse penser cette statuette découverte dans une tombe de Métaponte, datée du dernier quart du Vᵉ siècle av. J.-C. Xinstalker/Wikimedia

L’œuf retrouve en revanche toute son importance si l’on veut faire l’économie d’une instance démiurgique ou si l’on veut remonter encore d’un cran, en assignant une origine à l’instance créatrice elle-même. Le choix de l’œuf ne doit rien au hasard. Dans l’Antiquité, on pense l’origine à partir d’images, de métaphores, de réalités concrètes ; c’est l’expérience courante qui nourrit les spéculations théoriques. L’œuf est l’une des figures concrètes possibles de l’origine, au même titre que la graine, mais c’est une réalité plus massive que la graine, plus facile à observer aussi.

Il a d’abord été mobilisé par le mythe, à travers le motif de l’œuf primordial. Les mythes fournissent de grands récits théogoniques et cosmogoniques, qui montrent la naissance d’un univers et d’un panthéon divin ordonnés sous la forme d’une succession de générations divines : les éléments de la nature sont des dieux, qui naissent les uns des autres, permettant ainsi la mise en place et en ordre progressive de l’univers. Certaines de ces théogonies mythiques, qui étaient attribuées dans l’Antiquité au poète légendaire Orphée, partent d’un œuf primordial, d’où naît le dieu créateur, « le Premier-Né » (Protogonos en grec) ou « le Brillant » (Phanès). Au commencement donc était l’œuf primordial, qui symbolise à la fois l’origine de tout et le tout lui-même, l’univers, dont il offre, avec sa coquille extérieure, comme un modèle réduit.

Un œuf tombé du ciel ?

Même en posant l’existence d’un œuf primordial, on ne se débarrasse pas si facilement que cela de l’origine, ou de la poule. Juste avant l’œuf, dans les théogonies orphiques, il y a la Nuit, à qui l’on peut faire jouer le rôle de la poule. C’est ce que fait, dans le dernier quart du Ve siècle av. J.-C., le poète Aristophane dans sa comédie des Oiseaux. Il y propose de façon parodique une théogonie orphique, revue et corrigée par les oiseaux, qui cherchent à montrer qu’ils sont plus anciens que les hommes : la Nuit enfante en premier un œuf primordial, d’où surgit un être ailé, Éros, la puissance génésique du désir, qui en s’accouplant avec le Chaos donne naissance aux oiseaux.

L’œuf primordial a une mère, mais pas de père, qui est remplacé par le vent. Pour les Grecs, les œufs non fécondés par le mâle étaient des œufs stériles, mais certains, fécondés par le vent, pouvaient néanmoins, de façon dérogatoire, donner naissance à un être vivant. Une autre solution, pour avoir un œuf véritablement primordial, est de le faire venir de nulle part, c’est-à-dire du ciel, ou mieux de la lune ; faire littéralement tomber un œuf du ciel, cela revient finalement à assigner une origine extraterrestre au vivant.

Représentation d'un oeuf enserré par un serpent
Oeuf orphique représenté par Jacob Bryant en 1774. Domaine public

Le mythe de l’œuf primordial n’était pas facile à rationaliser. L’observation attentive du processus à l’œuvre dans un œuf d’oiseau a conduit les médecins hippocratiques et Aristote vers une autre voie, celle de l’étude de l’embryogenèse, c’est-à-dire l’étude du processus de formation d’un organisme, végétal ou animal. Ce qui a eu pour effet de faire reculer la singularité de l’œuf en permettant de comprendre tout ce qu’ont en commun les animaux ovipares (qui pondent des œufs) et vivipares (espèces où l’embryon se développe à l’intérieur du corps d’un des parents).

L’hypothèse d’une génération spontanée privilégiée

Mais c’est un autre modèle, celui de la génération spontanée, qui a été sollicité pour penser en termes scientifiques ou philosophiques l’origine du vivant. Ce modèle a lui aussi des racines mythiques, puisqu’on a des lignées humaines qui sont censées être nées d’un arbre, d’un rocher ou plus souvent de la terre elle-même, faisant d’une lignée ou d’une population des « autochtones » au sens étymologique d'un terme qui est formé de autós, « soi-même » et de khthốn « terre ». La théorie de la génération spontanée est surtout née de l’expérience courante, de l’observation que dans certaines conditions d’humidité et de chaleur, des petits animaux, comme les vers de terre, semblent naître automatiquement de la matière inerte. La difficulté de ce modèle, pour expliquer l’origine des différentes espèces, est le saut de complexité que représente le passage d’un asticot ou d’un petit insecte à un oiseau ou un grand quadrupède, alors même que l’expérience ne montre rien de tel.

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Pour contourner cette difficulté, les philosophes atomistes (Démocrite, et, à sa suite Épicure et Lucrèce) ont postulé l’existence d’une sorte de temps primordial, de printemps du monde, où régnaient des conditions différentes et où la terre était dotée d’une fécondité superlative, permettant la genèse spontanée de toutes les espèces. Dans le temps d’après, la fécondité de la terre allant diminuant, les espèces complexes ont persisté grâce au cycle de la reproduction sexuée, tandis que la terre n’a plus produit que des êtres minuscules et rudimentaires. Ce modèle fait l’économie de l’œuf et de la poule, même si la terre reste métaphoriquement une mère de substitution, une mère vivipare plutôt qu’ovipare cependant, dont les cavités souterraines forment des sortes de matrices.

Dans les mythes grecs, l’œuf reste néanmoins une figure prégnante de l’origine des espèces, même si des modèles concurrents existent, notamment celui de la fabrication initiale des animaux. On voit cependant que la poule, contrairement au coq, ne se laisse pas facilement effacer. Elle a même ses partisans : Aristote, pour qui les espèces n’ont pas de commencement, dit très clairement que l’acte précède la puissance, la poule adulte étant l’oiseau en acte, l’œuf l’oiseau en puissance. Ce n’est finalement pas le modèle de l’œuf et de la poule qui a été retenu par les philosophes grecs de la nature, de Démocrite à Lucrèce, qui voulaient faire l’économie d’une instance démiurgique, mais celui d’une génération spontanée initiale, avant que la génération sexuée ne prenne la relève pour les organismes plus complexes.


Cet article est rédigé dans le cadre de la 1ʳᵉ Biennale sur la nature et le vivant, coorganisé par L’ENS-PSL, le Museum national d’Histoire naturelle (MNHN) et l’École des Arts Décoratifs. Retrouvez ici le programme de cet événement qui a lieu le 23 septembre.

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