La sortie du film La nouvelle femme réalisé par Léa Todorov fait de nouveau parler de la vie de la pédagogue Maria Montessori, après notamment le téléfilm italien sorti en 2021 (« Maria Montessori, une vie au service des enfants » de Gianluca Maria Tognazzi).
L’action se situe en un temps très restreint, en 1900, quelques années avant l’ouverture de la première « maison des enfants » et deux ans après la naissance hors mariage de son fils Mario, placé (et caché) en nourrice.
Le film vient mettre la lumière ce que les chercheurs connaissent désormais bien, mais que le grand public connaît peu ou mal : la « Montessori avant Montessori » (cette émergence étant parfaitement bien mise en scène à la fin du film), engagée dans les réseaux et idées féministes de l’époque et à l’œuvre pour les enfants en situation de handicap, à l’École d’Ortophrénie de Rome.
Ce long métrage n’est donc ni un biopic, ni une fiction, mais un « biopic fiction » comme le propose le magazine Première : mélangeant volontairement faits et imaginaire, il s’intéresse moins à la vérité biographique qu’à « l’esprit » de cette dernière, des mots mêmes de la réalisatrice, ainsi qu’aux racines profondes de la vocation de la pédagogue. Sont ainsi esquissées, et c’est heureux, les contradictions chez son personnage principal (est-ce la cause des enfants ou l’ambition personnelle qui l’anime ?), ainsi que sa personnalité singulière, à la fois talentueuse et déroutante, déjà intransigeante et un brin autoritaire.
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Surtout, en créant un double imaginaire de Maria Montessori (Lily d’Alengy, une courtisane mère d’une petite fille dite « idiote »), Léa Todorov double l’accent mis sur les obstacles qui étaient ceux d’une femme dans un monde d’hommes (la médecine, et bientôt la pédagogie), obstacles que nous avons parfois du mal à nous représenter depuis notre début de XXIe siècle.
Et si Lily d’Alengy parvient à la fin du film à renouer avec la maternité dont elle avait honte, Maria Montessori pour sa part s’en détache pour devenir « la » Montessori, écartant et sublimant sa propre maternité (comme le suggère la scène du rêve avec Mario). Le sens du film est ainsi moins de présenter une vérité biographique que de comprendre le sens de ce qui suivra, et qui est hors champ : une vie vouée à « la cause de l’enfant ».
Filmer la pédagogie
Cependant, au-delà de la pédagogue, le film parle-t-il de pédagogie, et que nous dit-il sur les pratiques concrètes ?
Il est intéressant de remarquer tout d’abord qu’il est fréquent de voir la pédagogie expliquée, ou même réduite, ce qui est potentiellement discutable, à la vie du pédagogue ou encore à ses options personnelles. C’est ce que propose, en partie seulement, le très bon documentaire Révolution École, réalisé en 2016 par Joanna Grudzinska sur l’éducation nouvelle.
En France, trois documentaires récents ont tenté à l’inverse de filmer les pratiques montessoriennes en les déconnectant cette fois de la figure pédagogique : Le maître est l’enfant, d’Alexandre Mourot (2017) et deux films plus confidentiels réalisés par Odile Anot, Une enfance pour la vie (2022) et Une éducation pour la vie (2024).
Dans le cas de La nouvelle femme, l’originalité du film réside sans doute dans le fait de mettre en scène la pédagogue à l’œuvre, donc de ne pas éluder les pratiques pédagogiques, notamment en filmant les enfants en situation de handicap. C’est peut-être un des sens du titre, contractant à la fois une référence au féminisme et aux idées nouvelles en éducation (La nouvelle éducation, qui colporta les idées montessoriennes en France à partir de 1921). Les pratiques forment ainsi un arrière-plan discret mais constant du film.
Remarquons ensuite qu’il s’agit d’une proto-pédagogie Montessori : les images nous montrent en effet les pratiques premières, tirées de la pédagogie d’Édouard Séguin. Nous remontons ainsi aux origines profondes des pratiques, la méthode physiologique ou physio-psychologique_ fondée sur la stimulation des sens, parce que ces derniers, notamment le toucher, constituent chez Séguin la première forme de l’intelligence. Cette méthode vise ainsi à réveiller « tous les modes de vitalité des individus » : les cinq sens, si possible, mais aussi le renforcement musculaire (grâce aux balançoires ou aux échelles que l’on voit à l’image) ou encore les bains chauds et froids du début du film.
Ces principes sont encore d’actualité, même si beaucoup de pratiques (notamment le renforcement physique, peut-être à tort d’ailleurs) ont disparu : dans La pédagogie scientifique, Maria Montessori écrit, en parlant de l’enfant, qu’il s’agit de « raviver ses rapports avec le milieu, pour harmoniser la conscience avec la réalité extérieure ».
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C’est à partir de cette « dynamique vitale » que Séguin affirme l’éducabilité de tous, y compris de les tous les « idiots » ; mais également la nécessité de réformer une éducation qu’il juge rétrograde, qui
« consiste à parquer des milliers d’enfants dans des espèces de casernes, où, sans tenir compte des aptitudes physiques diverses, des besoins physiologiques variés, des dispositions intellectuelles différentes, on donne chaque jour à tous, indistinctement et exclusivement, quatre ou cinq rations d’aliments intellectuels que leur mémoire est chargée de digérer ».
Écoles casernes, absence de mouvement, prévalence de la mémoire sur la pluralité des aptitudes enfantines… on croirait entendre un militant de l’éducation de nouvelle de l’entre-deux-guerres. Ces mots ont pourtant été écrits en 1846, soit 75 ans avant le premier Congrès de Calais de 1921, juste après la fondation de la Ligue internationale pour l’éducation nouvelle.
Montessori et la confiance donnée à l’enfant
Cette stimulation « méthodique » des sens, mais aussi de la volonté que reprend à son compte la jeune (elle a tout de même 30 ans !) Montessori ne se fait pas toujours sans effort, comme le suggère habilement le film grâce à plusieurs scènes où la pédagogue incite longuement un enfant à lever les jambes ou à attraper un objet.
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La réalisatrice prend ainsi son temps pour filmer les enfants, mais également les regards attentifs et concentrés des deux femmes ou leur action ajustée, fruit d’une interprétation pertinente du besoin enfantin, comme dans la scène de l’œuf avec Maria Montessori et Mario chez la nourrice (« il veut vous imiter », explique-t-elle).
Le film met également en scène le matériel, parfois avec des erreurs (une tour rose avec 8 cubes !) ou quelques mises en œuvre approximatives (écrire « plume » avec son e muet en français avec l’alphabet mobile, la liberté donnée aux enfants alors qu’elle n’arrive que plus tard). Mais il fait aussi des suggestions tout à fait pertinentes : la phrase écrite au tableau pour ceux ou celles qui savent lire, ou encore la place progressive de la musique amenée peu à peu par Lily d’Alengy.
Ce personnage interprété par Leila Bekhti en devient presque une suggestion d’Anna Maccheroni, la disciple de toujours de Maria Montessori, essentielle et oubliée, qui donna sa vie à l’éducation montessorienne et développa l’éducation musicale. Elle non plus ne se maria jamais, mais ne connut pas la maternité. On y voit également mises en scène la volonté scientifique des débuts ainsi que l’importance du corps et de la joie, avec laquelle contrastent constamment les pleurs de Mario.
C’est pourquoi, enfin et surtout, le film insiste sur la confiance donnée à l’enfant et à « l’amour » qui teinte à la fois la pédagogie montessorienne et celle de Séguin. Ce dernier parlait « d’affection éclairée » et écrivait avoir « poursuivi dans le vide pendant quatre mois le regard insaisissable d’un enfant ». En cela, le film représente bien une forme de maternité romantique (mais peut-être efficace dans sa suggestion), entre féminisme mais aussi catholicisme. Le tableau de la vierge et l’enfant dans le bureau pourrait ainsi suggérer La vierge à la chaise de Raphaël accrochée dans la première « maison des enfants » et le catholicisme de la pédagogue.
Et cette idée, on la trouve encore vivace chez Montessori en 1950, deux ans avant sa mort, lorsqu’elle rendait hommage aux éducatrices de l’ombre (silencieuses et omniprésentes dans le film), œuvrant pour une « maternité scientifique » et collective.