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Massacres de masse, violence, terrorisme et quelques antécédents américains

Au mémorial d’Oklahoma City. Ed Schipul/Flickr, CC BY-SA

Les tueries de masse envahissent les pages d’actualité, frappent aussi bien les pays (vraiment) en guerre, les capitales internationales, et les villes de province, entraînant impuissance, sidération, immense chagrin, colère et un cortège incontrôlable de conséquences sociales et politiques. Le XXIe siècle semble se dérouler à l’ombre de l’attentat de cette nature le plus meurtrier et le plus spectaculaire qui l’a inauguré avec un peu de retard, le « double attentat » contre les tours jumelles du World Trade Center, le 11 septembre 2001.

Sa revendication par Al-Qaïda, puis la guerre en Afghanistan et en Irak, mettent depuis quinze ans en première ligne la problématique du djihad, cette violence extrême suicidaire associée à un islamisme fanatique. Les victimes, on ne le soulignera jamais assez, sont d’abord des habitants des pays de tradition musulmane eux-mêmes. On peut ainsi citer quelques exemples limités au mois dernier : des tueries de masse à Istanbul (28 juin, 41 morts), Dacca (2 juillet, 20 morts), Bagdad (3 juillet, 292 morts), Kaboul (23 juillet, 80 morts)…

Le piège du récit djihadiste

Une série d’attentats récents incitent à détacher ces tueries d’une lecture islamiste – Michel Wieviorka dénonce justement les dangers de l’amalgame. L’attentat de Dacca était le fait de garçons de bonne famille locaux. L’auteur de la tuerie de Munich l’a commise le jour anniversaire du massacre d’Utøya (Norvège) par Anders Breivik, et a organisé son crime de manière à frapper surtout, comme son modèle, des jeunes. À Nice, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel avait un passé psychiatrique lourd et une histoire d’ultra-violence, comme le New York Times l’a retrouvé en allant voir son psychiatre à Sousse.

Les chefs des diplomaties russe et américaine, Sergueï Lavrov et John Kerry, signent le registre des condoléances à l’ambassade de France à Moscou, le 15 juillet 2016. Gouvernement des États-Unis/Flickr

À côté de l’explication par le fanatisme religieux, l’explication (voire l’excuse) sociologique ou psychologique est incertaine : les assassins de masse sont parfois en échec professionnel, ou social, ou familial, ou émotionnel. Mais pas toujours. À la limite, on peut se demander si l’amalgame fait entre massacres et islamisme à la fois par les médias, les gouvernements et les populations d’une part, et l’État islamique d’autre part, n’arrange pas tout le monde : le fléau est nommé, circonscrit, tangible, et dès lors les moyens de lutte peuvent être définis, critiqués et approfondis – on est dans le narrative et non dans l’indicible. Et l’État islamique instille un peu plus dans l’imaginaire collectif le mythe d’un choc de civilisations entre Occident et monde sunnite.

La mélodie sinistre de cette danse macabre s’enraye – ce qui invite à placer ces massacres dans une autre série, qui remonte bien avant le début de ce siècle. Et il ne s’agit pas seulement des opérations qui préfiguraient le 11 septembre, comme l’attentat dans un parking des tours du World Trade Center en février 1993 ou l’opération Bojinka découverte en 1995, qui prévoyait déjà plusieurs attentats simultanés grâce à la technique du détournement d’avions de ligne.

Suprématisme et violence américaine

Le premier attentat de masse qui ait frappé les esprits de nos générations aux États-Unis s’est produit le 19 avril 1995, un mois après l’attentat au gaz sarin par la secte Aum dans le métro de Tokyo (12 morts). Ce jour-là, à Oklahoma City, le Murrah Federal Building est complètement détruit par un explosif puissant (168 morts). Cet attentat spectaculaire contre un bâtiment symbolisant le pouvoir fédéral intervient dans le contexte d’un puissant mouvement « suprématiste » dont les acteurs prennent ces années-là les armes contre le pouvoir fédéral.

Les ravages de l’explosion d’Oklahoma City. Staff Sergeant Preston Chasteen/Wikimedia

Timothy McVeigh, l’auteur de l’attentat, était en particulier révolté par l’assaut donné par la police fédérale contre le camp retranché de la secte davidienne à Waco (Texas), à l’issue d’un blocus de deux mois. Cet assaut avait causé 82 morts et s’était déroulé dans des circonstances qui restent controversées. Comme l’Anti-Defamation League le relève dans un texte daté du 27 mars 2015, durant les vingt années qui ont suivi Oklahoma City, les assassinats et tueries perpétrés par des extrémistes blancs ont fait 583 morts. À comparer avec 18 morts causés par des extrémistes islamistes américains.

Aux États-Unis, les attentats dus à des loups plus ou moins solitaires, fascinés par les armes ou déréalisés par les mondes virtuels, se sont multipliés, facilités et rendus plus meurtriers par l’accès remarquablement facile aux armes à feu, y compris aux armes de guerre, et par le mythe du respect de la Constitution, réduit pour beaucoup de fanatiques au seul 2ᵉ amendement.

Violence mimétique et syndrome d’Erostrate

Les quatre massacres les plus meurtriers aux USA ont été Virginia Tech (2007 ; 32 morts), Bath Consolidated School (1927 ; 46 morts), Orlando (2016 ; 50 morts), et l’école élémentaire de Sandy Hook (2012 ; 28 morts, dont 20 enfants.

Andrew Kehoe, l’auteur de l’attentat à la bombe contre l’école municipale de Bath, dans le Michigan, le 18 mai 1927, qui tua notamment 38 enfants, n’était évidemment pas un islamiste. Homme au caractère difficile, il était en désaccord avec les investissements décidés pour l’école, qui accroissaient sérieusement sa charge fiscale. Dans une spirale dépressive, il cessa d’entretenir sa ferme, puis le jour de l’attentat, tua sa femme, incendia sa ferme, fit sauter l’école, puis tira encore sur les secours avant de se donner la mort. Autre massacre d’enfants : à Sandy Hook, Adam Lanza, un passionné d’armes à feu qui a d’abord tué sa mère et fini par se suicider.

Orlando sous le choc après l’attaque meurtrière du club Pulse. Fibonacci Blue/Flickr, CC BY

La sinistre galaxie des tueries de masse incite à la typologie, comme Michel Wieviorka le fait. Elle pourrait se cartographier entre de lugubres records : les victimes les plus innocentes ? Bath, Sandy Hook. Les plus politiques ? Les jeunes socialistes d’Utøya, massacrés par Anders Breivik. Pour blasphème ? Charlie-Hebdo. La tuerie de masse la plus proche du suicide ? Le crash de l’avion de la German Wings, aux mains d’Andreas Lubitz. Les tueries les plus symboliques ? Le 14 juillet à Nice, le World Trade Center à New York, le Pentagone le même jour. Les plus culturelles ? Celles de Paris, le 13 novembre. Les victimes par antisémitisme ou anti-chiisme ? On a l’embarras du choix, jusqu’à l’attentat antichrétien de Saint-Étienne-du-Rouvray… Mais cette typologie des victimes, des mobiles et des profils des tueurs dit aussi l’impossibilité d’une réponse organisée à un phénomène multiforme.

Le mimétisme des comportements humains, mis en évidence par René Girard, diffuse les modèles de violence qui se répandent instantanément par les réseaux sociaux là où autrefois les aires culturelles assuraient une diffusion lente, mais aussi des mécanismes de compensation, d’atténuation, d’acclimatation. Internet assure aux tueurs une notoriété mondiale instantanée, chose dont aurait rêvé Erostrate, qui selon Cicéron incendia le temple de Diane à Éphèse dans le seul but de se rendre célèbre (356 av. J.-C.).

Mondialisation des tueries de masse

Les modes opératoires toujours plus variés, à défaut d’être vraiment sophistiqués, le désastre humain et les conséquences sur les relations internationales de ces attentats sidèrent populations et décideurs. La dimension islamiste ne serait-elle pas un épiphénomène d’une série plus large, qu’on pourrait appeler la mondialisation des tueries de masse ?

Dans les mares de sang et de misère que provoquent ces massacres depuis un siècle, force est de s’interroger sur ce qui pousse certains individus à se retourner contre leurs semblables – et souvent eux-mêmes – pour les tuer en masse, et une approche pluridisciplinaire est nécessaire.

L’État islamique et son discours fournissent un prêt-à-penser parfait pour paraître donner sens à ces actes de folie furieuse, mais pourquoi lui donner foi ? Il faut intégrer dans les incertitudes de l’heure un mal social et psychologique qui n’est pas neuf, mais qu’intensifient les transactions humaines à l’âge de la mondialisation et d’Internet.

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