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Des policiers délogent un manifestant occupant un arbre à Saix en protestation contre le projet d'autoroute de l'A69. Ed Jones / AFP

Mobilisation contre l’A69 : vers de nouvelles dynamiques de la violence ?

Le 22 et 23 février 2024, le Rapporteur spécial des Nations unies sur les défenseurs de l’environnement s’est rendu auprès des activistes de la ZAD du site dit « de Crem’Arbre » qui s’oppose à l’autoroute A69 ainsi qu’auprès des autorités locales. Sa déclaration, publiée le 29 février 2024, dénonçait des pratiques de répression

« qui entrent dans le cadre de l’interdiction des traitements cruels, inhumains ou dégradants, visée par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme et des obligations internationales de la France relatives à la Convention contre la torture des Nations unies ».

Il réclamait en particulier

« une enquête et des sanctions pour les actes de privation de sommeil, de combustion de matériaux, d’allumage de feux et de déversement de produits a priori inflammables par les forces de l’ordre, qui ont pu mettre en danger la vie des “écureuils” [les militants installés dans les arbres] ».

De leur côté, le 8 mars 2024 lors d’un rassemblement républicain à Saïx, les élus décrivaient la Crem’Arbre comme « une zone de guerre avec des tranchées, et des pièges » (citation attribuée au maire de Saïx par France Bleu). Ils inscrivaient aussi les actions écologistes « parmi les heures les plus sombres de l’histoire » (citation attribuée au préfet du Tarn dans le même article).

Le conflit contre l’A69 témoignerait-il d’une nouvelle dynamique de la violence dans les conflits environnementaux ?

Le mouvement social écologiste justifie ici l’exercice de la violence par les moyens (en particulier répressifs) déployés par l’État pour le réguler. Or, comme l’écrivait le sociologue allemand Harald Welzer :

« Au-delà de toutes règles du droit international, l’exercice de la violence n’a rien de statique mais évolue constamment en fonction des conditions générales engendrées par les structures, les personnes et les situations. »

La situation écologique dégradée, l’extrême détermination des activistes écologistes, la diversité des tactiques employées par les mouvements sociaux et la structure du cadre répressif sont autant d’éléments qui interagissent entre eux et dictent la dynamique de la violence. Ici, ils sont de l’ordre de l’emballement.

ZAD d’en bas, ZAD d’en haut

Dès le 12 novembre 2023, des activistes ont commencé à occuper des arbres sur le tracé de l’A69. Animés par une extrême détermination à défendre le vivant, ils sont prêts à faire rempart de leur corps contre un projet d’autoroute jugé écocidaire.

L’appel à la ZAD précisait en effet :

« En moins d’un an, NGE (l’entreprise en charge des travaux de l’autoroute A69, ndla) est parvenu à massacrer tous les écosystèmes forestiers […].

Tous ? Non. Route de la Cremade à Saix, à quelques encablures de la CremZad expulsée le 22 octobre, la Crem’Arbre résiste encore et toujours, dernière forêt debout sur le tracé. »

La tactique militante consistant à habiter un arbre pour en empêcher sa « mise à mort » n’est pas une pratique nouvelle. En 1995 aux États-Unis, Julia « Butterfly » Hill grimpait dans dans le Séquoia « Luna », vieux de 1 000 ans, à plus de 55 mètres de haut pour y rester deux ans.

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En France, la pratique a récemment pris de l’ampleur, même si elle reste assez marginale. Elle a été médiatisée par le Groupe national de surveillance des arbres (GNSA) et les grèves de la faim de Thomas Brail, qui s’était perché dans un arbre et avait entrepris une grève de la faim face au ministère de la Transition écologique l’automne dernier.

Mais le dispositif tactique sur le site dit « de Crem’Arbre » ne se réduit pas à cette occupation des cimes. En effet, ce qui constitue son originalité, c’est bien sa topographie, à la fois au sol et en l’air, un écosystème à la fois relié et indépendant, entre ZAD en altitude et ZAD au sol.


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En haut dans les arbres, les habitations reliées entre elles par un ensemble de tyroliennes sont plus ou moins sophistiquées. Elles vont de la simple tente jusqu’à d’impressionnantes cabanes, comportant parfois panneau solaire, cuisine et poêle pour se chauffer. Les « écureuils », arboristes, grimpeurs et grimpeuses (dont certains internationaux ayant passé leur vie dans les arbres) qui habitent ce monde du haut ne descendent apparemment qu’en de très rares occasions, pouvant vivre avec une certaine autonomie.

Celle-ci va toutefois de pair avec d’importants sacrifices. Les « écureuils » doivent affronter le froid, l’attente, la faim, la précarité des soins corporels de base, sans parler du danger de la potentielle chute, ce qui demande un niveau d’engagement pour le moins extrême.

Cette pratique d’occupation des arbres s’inscrit dans le cadre de la désobéissance civile, fondamentalement non violente. Pourtant, on peut considérer qu’elle implique de consentir à une certaine forme de violence sacrificielle envers soi-même.

ZAD d’en bas, ZAD d’en haut : la « Crem’Arbre » en février 2024. Valentine Chapuis/AFP

En bas, au pied des arbres, la ZAD de soutien aux « écureuils » a un fonctionnement et des pratiques militantes complémentaires, tout en lui étant propre. On y retrouve les tactiques plus offensives, qui y sont mieux acceptées : barricades et confrontations avec les forces de l’ordre, vol de matériel et sabotage d’engins de chantiers…

Le fait de recourir à ce genre d’actions directes plus offensives pour la défense des arbres n’est pas nouveau : à l’international, elles étaient déjà pratiquées sous forme d’« éco-tage » (sabotage pour motifs environnementaux) et de « monkey-wrenching » (sabotage non violent, popularisé par le roman The Monkey Wrench Gang – traduit en français par « Le Gang de la clef à molette » – de l’Américain Edward Abbey en 1975) dans les années 1980 par Judi Bari, l’une des fondatrices de Earth First !


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« Monde de merde » vs « autre monde »

Notons que ces violences écologistes relèvent rarement du registre de la violence autotélique (c’est-à-dire, qui est sa propre finalité en elle-même), mais plutôt d’un geste politique au service d’un imaginaire qui ferait entrevoir un autre monde.

L’occupation y est pensée « contre leur monde de merde », selon l’expression désormais consacrée dans de nombreuses luttes écologistes, mais aussi surtout « pour un autre monde », rendu présent par l’expérimentation active – ici, par la vie d’une ZAD – d’un autre modèle de société.

Ce type d’expérimentations n’est pas le fait d’un fantasmatique « groupuscule violent ». Le chantier de construction de la Crem’Arbre avait donné lieu à une mobilisation massive des défenseurs de l’environnement, y compris internationaux comme Greta Thunberg.

Certes, il y a des désaccords entre les militants sur l’intensité des actions à mener. « Insulter et provoquer les forces de l’ordre attire la violence, les écureuils là-haut ont-ils envie de respirer des gaz lacrymogènes ? », s’interrogent certains. Quand d’autres accusent le mouvement d’être « trop mou, trop passif, la résistance ne peut se faire sans confrontation ! »

Ces débats ne sont pas sans rappeler les conflits autour des barricades de la « route des chicanes » de la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes, qui selon certain empêchaient l’intervention policière, quand d’autres estimaient qu’elles la favorisaient.

Malgré ces désaccords, qui existent à la Crem’Arbre ou ailleurs, un objectif commun s’était dessiné : défendre le vivant avec une détermination absolue, comme nous le rapportent des militants présents sur place.

« Comment faire union dans un lieu qui est en perpétuelle désunion ? Il faut une force de caractère et une motivation assez fortes. Moi, c’est ça que je vois aussi, je ne vois pas juste les gens qui se déchirent sur comment elles ou ils doivent “être présents”, je vois aussi que tous ces gens ont envie d’être présents malgré tous les bâtons qu’ils ont dans les roues. »

Vers de nouvelles tactiques répressives ?

Pour l’évacuation de la Crem’Arbre des cimes, un problème se posait : comment faire descendre ces « écureuils » ? En la matière, la tactique mise en œuvre par les forces de police est complexe. L’utilisation de nacelles ou d’unités spécialisées comme la CNAMO (Cellule nationale d’appui à la mobilité, créée en 2011 à l’origine pour faire face aux activistes antinucléaires qui procédaient à des blocages terrerstres et aériens) peuvent représenter une mise en danger de la vie des activistes perchés sur les plus hautes cimes.

En effet, certains activistes menacent de se décrocher si les forces de l’ordre s’approchent trop près. Devant la contre-productivité des moyens répressifs habituels et le risque de la mort d’un activiste, les autorités se sont alors livrées à une véritable stratégie de siège visant explicitement à affamer l’adversaire, comme le montre la vidéo ci-dessous :

Tentative de ravitaillement sur la Crem’Arbre.

Ce que soulignait le Rapporteur spécial des Nations-Unis :

« Depuis le 15 février 2024 et jusqu’à ce jour, les autorités interdisent le ravitaillement en nourriture des “écureuils”. Entre le 15 et le 20 février 2024, les autorités ont également interdit le ravitaillement en eau des “écureuils”. Le 20 février, lorsque les autorités ont enfin permis aux “écureuils” d’avoir accès à l’eau potable, l’entreprise NGE chargée des opérations de défrichement sur place a percé les bidons d’eau apportés par les forces de l’ordre et destinés aux “écureuils” ».

Ces privations de nourriture se sont accompagnées de privation de sommeil à l’aide de lumières stroboscopiques, de martèlement de taules et de hurlements. Un bidon d’essence a été vidé au pied de l’arbre occupé par une activiste qui a filmé la scène.


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Déjà à Bure, un militant aurait été gratifié d’un bidon d’essence au motif « d’évacuation des substances dangereuses ». Dans le cas qui nous occupe, on peut comprendre l’inquiétude de l’activiste lorsque l’on sait que des feux étaient allumés à proximité de son arbre, pas seulement pour brûler les bâtiments de la ZAD au sol, mais aussi parfois par les tirs de grenades lacrymogènes.

Enfin, l’intervention des autorités et la dénonciation de sa violence par les Nations-Unis ont leur propre grammaire.

  • D’un côté pour les Nations unies, les écologistes sont des « défenseurs de l’environnement ».

  • Pendant ce temps, pour les autorités, ils sont des « délinquants perchés dans les arbres », des « terroristes verts », une « secte d’ultra-gauche » ou des « éco-terroristes ».

Il est bien évident que la répression ne devrait pas s’appliquer de la même manière à un défenseur de l’environnement, à un délinquant et encore moins à un terroriste. On peut donc se demander si les insultes assimilant les activistes à des animaux pendant l’évacuation de la Crem’Arbre ne relèvent pas d’un nécessaire mouvement de déshumanisation permettant l’exercice d’une violence plus intense par les forces de l’ordre.

Malgré l’évacuation du site, une autre ZAD, baptisée Cal’Arbre, a déjà repoussé sur un autre lieu du tracé.

Mourir pour un arbre ?

On peut rappeler que dans l’histoire des luttes écologistes, les défenseurs des arbres ont déjà été directement visés. En 1990, Judi Bari, militante de Earth First ! a été victime d’un attentat à la bombe dans sa voiture. Plus récemment, en 2023, l’écologiste Manuel Esteban Paez Teran, a été tué par balle par la police d’Atlanta.

La situation n’est pas si violente pour les militants de la Crem’Arbre. Mais ils subissent tout de même des pressions violentes qui rappellent celles vécues par les activistes du premier roman d’action directe écologiste « Le gang de la clef à molette » d’Edward Abbey (1975). Les personnages, après avoir été affamés, assoiffés et privés de sommeil, finissent par émerger de leur canyon pour se rendre.

Toutefois, il existe un risque élevé dans la situation actuelle. C’est celui de la mort d’un activiste qui, ne cédant pas à la violence de la répression, mettrait finalement sa vie dans la balance. Thomas Brail l’avait déjà clairement signifié lors d’une intervention des forces de l’ordre : « Si vous continuez, vous aurez ma mort sur la conscience ».

À la célèbre question que posait Paul Watson aux membres de SeaShepherd « Êtes-vous prêt à mourir pour une baleine ? » pourrait désormais se faire entendre en écho :

« Êtes-vous prêt à mourir pour un arbre ? »

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