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On récolte ce qu’on sème, et cette année (comme toutes les autres), on peut semer le meilleur !

En grec, le mot « crise » évoque d’abord une situation qui requiert de prendre une décision, majeure ou mineure. Pxhere, CC BY-SA

Dans une contribution précédente intitulée « Ah ! Cueillir le bonheur ! », nous avons parlé sur un fond léger de chansons, du devoir de s’essayer à être heureux. Voici ici la face sérieuse du même sujet. Nous avons entamé cette réflexion car l’humeur générale actuelle n’est pas des plus joyeuses – et ça peut se comprendre. Cette crise du Covid qui n’en finit pas, les méfiances qu’elle nourrit partout, la planète qui se détériore, tout cela n’est pas pour favoriser une vie collective accorte, c’est le moins que l’on puisse dire !

Quoi que l’on veuille faire, il faut désormais se faire tester, montrer passe vert, dans un contexte de traçabilité qui ressemble au suivi à la trace de leurs proies par des chasseurs. D’un autre côté, voilà que les angoisses conduisent aux pires des extrémismes, comme si l’on avait oublié les horreurs du XXe siècle. Bref, les simplismes s’en donnent à cœur joie.

Les simplismes, c’est-à-dire les explications de la crise qui ciblent tous azimuts les coupables, les méchants, ceux dont l’intention fondamentale est de nuire au monde et aux autres – et dont il faudrait se débarrasser.

Il n’y a pas de crise

La situation est beaucoup plus difficile et complexe que cela. Et elle l’est en particulier du fait de nos simplismes. À rêver à juste titre de simplicité – ce qui est inévitable, irréductible et légitime –, nous basculons très aisément dans le simplisme, qui n’a rien à voir avec le besoin de simplicité. Le simplisme, ce sont des explications réductrices. Et des explications qui virent en accusations. « Si cela ne marche pas, c’est à cause d’untel ou untel », etc. Nous sommes ainsi toutes et tous capables du pire.

Bien sûr sommes-nous fatigués, désenchantés, repliés sur nos intérêts personnels, nos angoisses, nos égoïsmes ordinaires. Mais vu ce que nous savons de l’Histoire, nous avons le devoir de ne pas nous abandonner à ces réductionnismes – qui loin de les réduire, alimentent la difficulté et la complexité de la vie.

On peut dire évidemment « C’est rien de le dire ! ». C’est bien beau de dire qu’il faudrait ne pas être simpliste, mais comment faire ? Comment vivre sans angoisse, sans égoïsme, sans défendre un tant soit peu ses intérêts personnels dans un monde qui se désarticule, qui semble bien se désenchanter irrémédiablement ?

Tout simplement, en levant le nez du guidon. Lever le nez du guidon revient à s’apercevoir que la vie est toujours en crise. J’ai à maintes reprises depuis le premier confinement saisi l’occasion de dire qu’il n’y a pas de crise. La vraie crise consiste à avoir cru longtemps qu’il n’y aurait plus jamais de crise. Depuis l’effondrement du mur de Berlin, le monde entier a évolué dans un déni des crises. Aussi violentes qu’elles aient été. De la montée des extrémismes, des crises financières dont évidemment celle de 2008, à Fukushima, et maintenant à la crise du climat…

Le déni de crise, une tendance qui perdure depuis la chute du mur de Berlin, en 1989. Eric Constantineau/Flickr, CC BY-SA

Il a fallu la crise du Covid, pour que nous nous arrêtions enfin un moment, et que nous levions le nez du guidon. En interrogeant notre monde, nos évidences, nos manières de faire. Un des traits majeurs de cette interrogation, est que le retrait de nos vies dans la sphère privée lors des confinements, a redonné à voir l’espace public. Et on s’est aperçu que dans la très grande majorité des cas, l’espace public n’existait plus vraiment. Qu’il était saturé d’intérêts privés. La vie collective n’était plus investie que par des intérêts privés, sur le fond du libéralisme mondialisé qui est le nôtre, et qui veut que le seul but de la vie soit l’augmentation des profits, quels qu’ils soient. Ceci, au détriment de toute interrogation sur la notion de bien commun.

On peut dire qu’à quelque chose malheur est bon. Car redécouvrir que nous vivons ensemble et que nous aimons à partager est plutôt une bonne chose. Cela nous met en route vers de bonnes questions. Par exemple, en regrettant de ne plus même pouvoir faire une accolade à des amis ou des collègues car il faut respecter les gestes barrières, on peut s’interroger sur les manières de réaménager nos vies pour qu’une véritable solidarité ré-émerge dans nos relations.

C’est la vie

On entend beaucoup parler de « retour à la normale ». Bien sûr, il faut tout faire pour que nous n’ayons le plus tôt possible plus besoin de masques. Pour que les « gestes barrières » deviennent aussi vite que possible un mauvais souvenir. Mais de « retour à la normale » tel qu’on en rêve il n’y aura jamais. Car ce qui a été en fait véritablement « anormal », est notre naïveté qui s’est approfondie depuis 1989. C’est-à-dire l’illusion qu’il n’y aurait plus jamais de crises, que l’on vivait pour l’éternité dans un monde où triomphent la consommation et les nouvelles technologies, et que tout va bien ainsi et pour toujours.

Mais on s’est aperçu enfin que nous étions en train de détruire notre monde. Tout simplement. Et cela ne s’appelle pas simplement la crise du climat. Cela s’appelle une crise fondamentale de sens et de confiance. En gros s’est imposée la question de fond : « à quoi ça sert ? ». À quoi cela sert-il d’augmenter sans cesse le profit, ou de « consommer » sans cesse ? Ou de passer par exemple d’iPhone en iPhone au détriment des métaux rares, et des femmes et des hommes esclavagés qui les extraient ?

Même si cela nous fait peur, on peut dire que le « retour à la normale » a consisté dans la crise du Covid elle-même. Car c’est un retour aux questions de fond que l’humanité s’est toujours posé. Le mot de « crise » renvoie en grec, à une situation de changement qui requiert des décisions. À bien y regarder, on s’aperçoit qu’on est sans cesse en « crise ». Qu’il s’agisse de décisions majeures ou mineures – comme de dispenser son enfant de l’école un matin parce qu’il est un peu patraque.

La « vraie vie » est une vie de crises les unes après les autres. Et l’on peut dire : « Et alors ? » Cela n’est pas nécessairement seulement tragique. C’est la vie. Et ce vers quoi nous allions si nous n’y prenions pas garde, était en fait un déni de la vie. Une vie totalement hors sol, où l’on aurait cru que les technologies allaient tout faire pour nous – à la limite vivre à notre place !

Il n’y a décidément pas de crise particulière, si ce n’est de vouloir croire que la « normale » est une vie sans crises. Il ne s’agit pas de se réjouir du fait que la vie « normale » soit sans cesse faite de crises comme dit Georges Brassens dans sa chanson Honte à qui peut chanter. Il s’agit, loin de déchanter, de chanter « quand même ». C’est-à-dire à la fois de reconnaître que le monde est fait de crises, et de vivre quand même, c’est-à-dire de cueillir le bonheur là où il se présente. Et il se présente tout autant que les malheurs.

La fin des gestes barrières ne signifiera pas que le monde est revenu « à la normale ». Pixabay, FAL

La philosophie politique le sait particulièrement. Malgré les spécificités de la crise du Covid, les problèmes que nous rencontrons sont des problèmes éternels : perte des libertés, redécouverte que nous faisons partie d’un tout qui s’appelle la « nature » – que nous avions cru mettre à notre botte –, interrogations sur les inégalités, les injustices, sur la notion de bien commun, etc. La philosophie est faite de ces problèmes et de ces questions. Et les philosophies sont les réponses que l’on apporte à ces problèmes et ces questions, en fonction des circonstances.

Si l’on prend du recul, que l’on regarde ce qui en a été dit par le passé lors de crises majeures, l’on a plein de leçons à en tirer. Non pas que le présent soit la répétition du passé. Ce n’est jamais le cas. Mais les problèmes qu’il faut résoudre – celui de la liberté d’expression, celui des inégalités et des injustices, celui des abus de pouvoir, etc – sont toujours du même ordre. Sur ce plan, rien de nouveau sous le soleil, et quoi qu’en aient nos « nouvelles technologies ».

Il est plus que fertile d’aller puiser dans les réponses du passé, pour trouver l’inspiration pour les réponses à venir. Et cela allège fondamentalement la tâche que de découvrir combien l’humanité a toujours à la fois été prise dans des situations âpres, dangereuses, injustes, et combien elle s’est tout autant sans cesse montrée courageuse, tenace, capable d’essayer « quand même ». La bonne nouvelle, c’est que l’humanité, c’est nous. Semons. Et nous récolterons.

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