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Péages urbains : quand la théorie économique se heurte au principe de réalité

En démocratie, la solution qui s’impose n’est pas toujours la plus efficace, mais la plus acceptable du point de vue collectif. Ken Felepchuk / Shutterstock

L’information a fait grand bruit. Le projet de « loi sur les mobilités », qui sera présenté en Conseil des ministres en novembre, prévoit de faciliter la mise en place et l’exploitation de péages urbains dans les agglomérations de plus de 100 000 habitants. Moyen efficace de lutter contre la pollution et la congestion urbaines pour les uns, outil de matraquage fiscal et d’exclusion sociale pour les autres, le projet divise.

Pourtant, du strict point de vue de l’économiste, le débat sur l’efficacité d’une telle mesure est tranché depuis longtemps. Plus exactement depuis les travaux de l’économiste britannique Arthur Cecil Pigou sur les externalités, il y a près d’un siècle.

Pigou, les externalités et les péages urbains

Pigou remarque que, sur certains marchés, l’action individuelle des agents économiques, producteurs et/ou consommateurs, génère des effets sur la société dans son ensemble. Cette interdépendance entre les actions des uns et le bien-être des autres se matérialise par des « externalités », tantôt positives (la vaccination d’une grande part de la population est favorable à l’ensemble en faisant reculer les risques épidémiologiques), tantôt négatives (l’activité d’une usine qui rejetterait des produits polluants dans l’atmosphère ou dans les cours d’eau). Ainsi, la congestion et la pollution urbaines sont à classer parmi les externalités négatives produites par la circulation automobile (au même titre que les nuisances sonores, les accidents de la route, etc.).

La solution proposée par Pigou pour faire face aux externalités négatives consiste à les quantifier, puis à mettre en place le niveau de taxe permettant de les couvrir. Mais attention, il ne s’agit pas seulement de « réparer » les dommages causés par les externalités négatives à l’économie. Il s’agit plutôt de bien calibrer la taxe de façon à inciter les agents économiques – qui l’internalisent individuellement – à modifier leurs comportements. À supposer que la taxe pigouvienne soit fixée à un niveau optimal, cela se traduirait par un nouvel équilibre production-consommation lui-même socialement optimal.

Bien évidemment, l’époque à laquelle Pigou élaborait sa « théorie des externalités » n’était pas propice à l’instauration des péages urbains destinés à réguler la circulation automobile. Les externalités négatives de la voiture étaient largement méconnues (d’autant que l’automobile avait été le moyen de supprimer les externalités négatives liées au transport urbain les plus visibles de l’époque, à savoir l’amoncellement de crottin de cheval !), l’urbanisation et sa (sur)population n’était en rien comparable à ce que nous connaissons, et les débats en France tournaient plutôt autour de la suppression des barrières d’octroi héritées de l’Ancien Régime.

Principe de réalité et acceptabilité sociale

Mais si Pigou avait eu à se prononcer sur la mise en place de péages urbains dans notre société contemporaine, nul doute qu’il les aurait appelés de ses vœux. Il aurait soutenu que les péages urbains permettraient de révéler des informations sur les préférences individuelles que ne peut connaître l’autorité publique (la valeur d’usage que chaque individu accorde à sa voiture, en fonction de ses contraintes propres), et qu’ils laissent la liberté à chacun de décider s’il consent au paiement de la taxe. Il aurait sans doute également conclu que la circulation se viderait de tous les automobilistes qui accordent la valeur d’usage la plus faible à leur véhicule, c’est-à-dire ceux pour qui les possibilités de report sur des moyens de transport alternatifs sont les plus importantes.

Or, si la logique pigouvienne est d’une grande robustesse, elle se heurte – comme souvent en économie – à un principe de réalité : en démocratie, la solution qui s’impose n’est pas toujours la plus efficace, mais la plus acceptable du point de vue collectif.

En l’espèce, cette proposition de péages urbains s’inscrit dans un contexte latent de « ras-le-bol fiscal » largement incarné par les automobilistes qui, entre augmentation de la fiscalité sur les carburants, rumeurs de taxe sur les cartes grises, renforcement des contrôles de vitesse, et autre durcissement du malus écologique, s’estiment particulièrement visés.

Sacro-saint « pouvoir d’achat »

Qu’importe si les péages urbains ont pu montrer leur efficacité par ailleurs, et qu’importe que le coût social de l’automobile soit globalement (très) loin d’être couvert par les impôts et taxes prélevés sur l’usage (voir graphique)… ce « ras-le-bol fiscal » pousse aujourd’hui les automobilistes, ou les associations les représentant, à réagir avec véhémence, par pétitions et mesures de blocages interposées.

Bien loin d’apaiser les débats, l’opposition s’évertue à souffler sur les braises pour mieux galvaniser cet électorat massif contre la majorité.

Dans un tel contexte, que les parties prenantes pèchent par défaut d’information ou par calculs individuels, la défense du sacro-saint « pouvoir d’achat » relègue souvent les autres arguments au second plan. Dès lors, on oublie collectivement que nos modes de vie et notre (sur)consommation ont un impact social, sanitaire et environnemental qui inciterait davantage à une plus grande frugalité consumériste ou, à tout le moins, une consommation plus responsable.

À la recherche du « bon péage »

En conséquence, la majorité étudie moins la contribution à long terme de ces péages urbains que les implications à court terme de leur mise en place, à savoir principalement des restrictions d’accès qui requièrent un coût d’adaptation venant s’ajouter à d’autres ponctions sur le « pouvoir d’achat » dans un pays comptant déjà parmi les plus fiscalisés au monde.

S’il veut éviter le risque d’un passage en force, l’exécutif n’a d’autre choix que de rendre la mesure socialement « acceptable ». Pour ce faire, on pourrait prôner la concertation de toutes les parties prenantes des tissus urbains concernés pour calibrer un « bon péage », opter pour des tarifs bas uniques jouant sur les volumes (Oslo) ou des tarifs modulaires discriminants aux heures de pointe (Milan, Tokyo), imaginer des exonérations tarifaires pour certaines catégories d’usagers de la route en fonction de leurs professions ou de leur niveau de revenu (Rome), voire même imaginer des péages positifs qui rétribuent les automobilistes qui renoncent à utiliser leurs véhicules durant les pics de circulation (Rotterdam et demain, peut-être, Lille).

Indépendamment de la solution retenue, les péages urbains seront d’autant mieux acceptés que leur installation s’accompagnera d’initiatives concrètes en parallèle pour densifier les réseaux de transport publics (offrant des alternatives crédibles à la voiture individuelle) et pour lutter contre l’autosolisme (le covoiturage permet le partage des frais, y compris de péages).

Au-delà, c’est bien aux chantiers de l’aménagement du droit du travail et de la réorganisation spatiale du territoire que devront s’attaquer les pouvoirs publics. Car le meilleur moyen de rendre des péages acceptables est encore de créer les conditions permettant d’y échapper. Ainsi, des mesures résolues en faveur de l’installation des entreprises en dehors des zones denses ou, a minima, de la promotion du télétravail, paraissent les seules à marier efficacité et acceptabilité, car les seules susceptibles de réellement réduire les besoins de déplacement vers les centres-ville… et les coûts économiques, environnementaux et sociaux qu’ils engendrent. Pour paraphraser l’écrivaine québécoise Monique Corriveau, « on ne choisit guère les circonstances où l’on est placé, mais on choisit la manière de les accepter »… ou de les faire accepter.

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