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Penser l’après : Le respect, vertu cardinale du monde post-crise ?

La période actuelle nous invite à concevoir la valeur de respect avec autant de réalisme que d’humanité. eamesBot / Shutterstock

Les chercheuses et les chercheurs qui contribuent chaque jour à alimenter notre média en partageant leurs connaissances et leurs analyses éclairées jouent un rôle de premier plan pendant cette période si particulière. En leur compagnie, commençons à penser la vie post-crise, à nous outiller pour interroger les causes et les effets de la pandémie, et préparons-nous à inventer, ensemble, le monde d’après.


Pendant des siècles les sociétés humaines ont fonctionné selon un principe établi, celui du respect. Respect des honneurs et de la dignité, à commencer par celle du Roi, et donc des rangs, des hiérarchies sociales, des inégalités en tous genres.

Nous nous figurons sans doute aujourd’hui que le respect n’est plus la valeur cardinale de nos sociétés contemporaines, remplacée par ses contraires, la dérision, qui s’exprime sur toutes les ondes à toute heure. Ou encore la contestation, grâce à laquelle nous semblons renouer, par instants, avec notre ADN révolutionnaire national.

C’est pourtant bien cette notion qui revient en force ces jours-ci : respect des règles d’hygiène, respect des gestes barrières, respect des distances de sécurité – la distanciation sociale –, etc.en cette période de crise virale, le règne de nos devoirs sanitaires ne cesse de s’étendre.

Respecter revient ici à ne pas attenter à la vie d’autres personnes en cas de possible transmission du virus, mais aussi, sans doute, à esquiver le jugement négatif d’autrui, par exemple en cas de non-port du masque dans les lieux publics.

« Respectus »

Or que nous apprend l’étymologie du mot, qui nous vient du latin « respectus » ? Celui-ci signifie se retourner pour regarder, et indique un temps d’arrêt de notre attention tournée vers quelqu’un. En faisant cet effort d’attention, nous optons toujours, sans le savoir, pour une vision « interactionnelle » de la dignité : le respect revenant à lutter contre l’indifférence, à se détourner de soi comme signe d’une certaine considération d’autrui.

La crise sanitaire a modifié nos interactions sociales en profondeur. eamesBot/Shutterstock

Et pourtant, malgré notre goût des autres, constaté ici ou là, dans les circonstances actuelles il faut le reconnaître : certes, ces règles sont « bonnes » à honorer dans la mesure où elles ont pour but la préservation immédiate de la santé de nos proches et de nos prochains, mais elles demeurent toutefois difficiles à accepter pour au moins deux raisons.

Tout d’abord elles ont un caractère autoritaire (on n’ose dire jupitérien). Le moindre relativisme est comme frappé d’interdiction. Fin mars par exemple, dans la région du parc Kruger en Afrique du Sud, un touriste français contaminé par le coronavirus s’est vu accusé de « tentative de meurtre » pour ne pas avoir respecté les règles de confinement. On ne rigole pas partout avec les mesures de quarantaine.

Aussi, ces instructions sont-elles difficiles à accepter dans nos sociétés en grande partie construites sur des valeurs qui s’opposent autant que possible au respect, par exemple la désobéissance ou la transgression.

Il faut ici redire à quel point le respect est à l’origine même des plus grandes créations de l’humanité : dans des domaines aussi divers que l’art, la science ou la philosophie, où les auteurs se posent en s’opposant à ceux qui les ont précédés.

C’est ainsi qu’avec L’Anti-Œdipe on a pu dire avec raison que Félix Guattari et Gilles Deleuze avaient fait « un enfant dans le dos » au psychanalyste Jacques Lacan. Cette remarque pourrait d’ailleurs être formulée pour la majorité des grandes œuvres de l’histoire de la pensée.

C’est également le cas dans les secteurs de l’industrie, en entrepreneuriat par exemple comme l’ont montré les travaux de l’économiste Olivier Babeau, qu’il s’agisse alors de transgresser les valeurs communes ou les normes en vigueur.

On retrouve ici finalement la tension interne qui transparaît toujours en matière de respect, qui d’un côté symbolise un principe moral central de notre civilisation, mais qui de l’autre est reçu avec un sentiment de défiance à l’égard d’une certaine forme d’autorité, laquelle nous est devenue à peu près insupportable.

Comme l’énonçait déjà la politologue et philosophe Hannah Arendt dans son ouvrage Crise de la culture en effet, l’autorité (soit le contraire de l’autoritarisme) a bel et bien disparu de nos sociétés postmodernes.

Il ne fait cependant aucun doute que la situation créée par le Covid-19 rebat les cartes de ce conflit d’interprétation, et nous contraint à faire au respect de nouveau une place parmi nos valeurs. On ne peut douter en effet que les gestes barrières en particulier, et la stricte observance qui en est le corollaire, sont là pour longtemps.

Ils marqueront de leur empreinte le conditionnement de nos relations sociales quotidiennes, notamment dans l’entreprise. C’est pourquoi il apparaît urgent de nous réconcilier avec cette idée, même si cela doit être de manière transgressive, ou en tout cas d’en comprendre le potentiel pour mieux en redécouvrir les pauvretés et les richesses, les risques et les vertus, la grandeur… mais aussi la misère.

Pauvreté du respect, avec Melville

Commençons par rappeler que respecter revient le plus souvent à obéir. Obéir à un pouvoir, à une police ou à des maîtres. Le respect apparaît comme une valeur de conservation, voire de réaction. On respecte le passé, les anciens ou les règles auxquelles il conviendrait de se conformer. Il y a toujours dans le respect quelque chose qui est de l’ordre de la mécanique, de la politesse obligée. De la surveillance aussi.

Mais la tentation avec le respect des anciens, c’est toujours d’en exagérer l’importance au-delà du territoire naturel dans lequel elle est censée s’exercer : dans le domaine scientifique par exemple, une bonne dose d’irrespect n’est-elle pas nécessaire à l’égard des anciens afin de faire progresser la connaissance ?

En philosophie, c’est un peu la même chose. La réflexivité scientifique ou philosophique présuppose une certaine prise de risque par rapport aux convictions des autres, à leur confort intellectuel ou moral.

Être irrespectueux en transgressant la norme s’avère utile pour faire progresser nos sociétés. eamesBot/Shutterstock

C’est ainsi que Socrate fut invité à boire la cigüe que lui tendaient les autorités athéniennes de son époque avec pour reproche une forme d’inconvenance, d’incongruité, d’irrespect justement, des conventions et du discours tenu à l’endroit des plus jeunes.

Or c’est parce les anciens eux-mêmes ont su faire montre de cette forme particulière d’irrévérence, de démêlé avec les opinions courantes que sont le raisonnement scientifique et philosophique, qu’ils ont pu, en leur temps, remettre en cause des savoirs erronés, pour le plus grand bien de notre déniaisement intellectuel. Le progrès suppose toujours une dose de dispute face aux fausses vérités héritées du passé.

Respecter revient finalement à dire oui un peu trop souvent, au prix parfois de notre liberté de pensée, d’action ou d’expression, laquelle n’est jamais autant palpable que lorsque nous expérimentons, non pas notre pouvoir de faire, mais notre pouvoir de ne pas faire.

Sans cette capacité négative, ce pouvoir de résistance, ce « savoir immédiat de la vie » comme le dirait le phénoménologue Michel Henry, nous serions sans cesse placés sous la férule du pouvoir, et de son autoproclamée respectabilité.

C’est pour cette raison que Bartleby, le clerc énigmatique d’une nouvelle d’Herman Melville, et sa célèbre phrase adressée à son chef de bureau qui lui demande d’obtempérer, « I would prefer not to », a fasciné tant de philosophes et d’écrivains du XXe siècle.

« J’aimerais mieux éviter » nous dit Bartleby, sans dire davantage, mais nous en disant assez pour comprendre que son refus, énoncé respectueusement, n’est rien d’autre qu’une forme polie d’irrespect.

Splendeur du respect, avec Kant

On rappellera toutefois que, sous couvert d’irrévérence aux opinions des anciens, c’est un hommage respectueux à la raison qui est proposé par les contestataires. Ne pas faire semblant peut aussi être compris comme une forme de respect à l’égard de soi-même, de devoir vis-à-vis de soi-même et des autres. De son côté, le philosophe Emmanuel Kant dans le Fondement de la métaphysique des mœurs croit bon d’ajouter ceci :

« Tout respect pour une personne n’est proprement que respect pour la loi (loi d’honnêteté, etc..) dont cette personne nous donne l’exemple ».

Le penseur de l’Aufklärung est en effet celui qui a le plus contribué à défendre le respect, cette forme de non-indifférence au sort d’autrui, et à lui reconnaître sa dignité proprement philosophique.

Le respect est ce qui rend compte de la transcendance de la règle morale. C’est parce que nous respectons la dignité des autres, dans leurs différences même, que nous nous interdisons de les juger. Le respect de la dignité d’autrui est sans condition et s’adresse toujours, selon Kant, à des personnes et non à des choses. Pour la mer, un volcan, un cheval ou une bête féroce nous avons de la crainte, de l’étonnement ou de l’admiration, mais point de respect explique-t-il encore. Kant ajoute ceci :

« Je m’incline devant un grand, disait Fontenelle, mais mon esprit ne s’incline pas. Et moi j’ajouterai : devant un homme de condition inférieure, roturière et commune, en qui je vois la droiture de caractère portée à un degré que je ne trouve pas en moi-même, mon esprit s’incline, que je le veuille ou non, si haute que je maintienne la tête pour lui faire remarquer la supériorité de mon rang. »

La liberté ne serait pas un sentiment de nature psychologique, mais résulterait en réalité d’un choix autonome, raisonnable et désintéressé en faveur de la destination morale de l’humanité.

Sentiment moral par excellence donc, le respect ne tiendrait pas son point d’origine de la sensibilité, mais du jugement de la raison. Respecter autrui ce ne serait pas ressentir des émotions de type peur ou séduction, mais ce serait au contraire faire fi de nos inclinations sensibles, pour privilégier la « majesté » de la loi morale commandée par le devoir.

Respecter cela revient donc à humilier notre amour-propre, d’où les difficultés que nous avons de nous « délivrer de ce terrible respect » comme le formule Kant, au bénéfice d’une influence pratique de la morale que « l’on ne peut plus se lasser d’admirer. »

Du respect dans les organisations

Notons à ce titre que depuis quelques années le respect n’a eu de cesse de constituer un thème de recherche en management, notamment nord-américaine, où il est souvent considéré comme un élément positif sur le plan de la performance organisationnelle.

Au point que la question est moins de savoir si le respect rendu, notamment par les managers aux personnes constituant les équipes, est un élément de sûreté psychologique et de meilleure communication interpersonnelle, car de cela personne ne paraît douter sérieusement, mais de mieux comprendre les mécanismes qui permettent de s’assurer que le respect est bel et bien établi dans les modes opératoires de l’organisation.

En cette période troublée, comment s’emparer de la valeur de respect au travail ? eamesBot/Shutterstock

Il semble assuré dans ces études en effet que le respect, sorte de besoin profond exprimé universellement, fonctionne sur un mode circulaire dans lequel les personnes traitées avec respect tendent à « payer de respect » à leur tour celles qui leur ont prodigué ces marques d’honorabilité.

Cette circularité est particulièrement marquée dans les métiers de la création, ainsi que le remarque Dagmar Abfalter, où le respect mutuel est un facteur-clé de succès attesté. Pour deux économistes, Tore Elligsen et Magnus Johannesson, le respect sur le lieu de travail devrait même être considéré comme un facteur de motivation autrement plus important que la rémunération. Tout se passant comme si homo respectus supplantait Homo œconomicus.

Le problème avec ces études c’est qu’il est parfois difficile de situer avec précision le sens de la notion : s’agit-il de respecter autrui pour sa différence ? Pour son humanité ? Pour ses qualités professionnelles, ou ses valeurs personnelles ? Parce que nous partageons les mêmes droits, et les mêmes devoirs ? Parce que nous reconnaissons des compétences à tel collaborateur, une vision stratégique à tel « leader », ou tout simplement une efficacité supérieure à la moyenne ?

Ou alors s’agirait-il plutôt, dans une direction inverse, de tenir finalement à chaque fois autrui « en respect », c’est-à-dire à l’écart, sans implication affective particulière, en renouant ici peut-être avec une autre interprétation étymologique de la notion : celle qui indiquerait que « regarder en arrière » revient au fond à laisser de côté, conserver à distance, « tenir » en respect comme on tient en laisse ?

Cette interprétation qui associerait finalement le respect à une sorte de phobie de la proximité, à laquelle notre époque présente unissant visages masqués et distanciation obligatoire ne ferait que donner un élan supplémentaire.

Pour une éthique de la « bonne distance »

On voit bien que le respect ne peut avoir de sens pour nous que si, et seulement si, il associe le niveau moral entrevu par Kant, le respect comme obligation, avec le niveau politique, le respect des « gestes barrières » au sens où nous l’entendons dans la crise sanitaire actuellement traversée, et enfin le niveau éthique.

Car de quelle qualité en effet serait le respect s’il n’était associé, non seulement à une obligation à l’égard d’autrui (l’amour de bienveillance n’est jamais qu’une obligation de plus), mais aussi à la possibilité d’apprécier les personnes que l’on côtoie sans y être contraint ?

Respecter l’autre sans se sentir contraint, éthique du monde d’après ? eamesBot/Shutterstock

De quelle qualité serait en dernier ressort un sentiment téléguidé par une prescription morale obligatoire ?

Or, dans la période que nous vivons, un autre philosophe, Blaise Pascal, peut nous aider à concevoir la valeur de respect avec autant de réalisme que d’humanité.

Dans ses Trois discours sur la condition des Grands, il fait une différence entre d’un côté les grandeurs « d’établissement », qui sont dû à une certaine hiérarchie sociale, inévitable, car, écrit-il « nous aurons toujours du dessus et du dessous, de plus habiles et de moins habiles ». La verticalité, la « Tour » pour employer l’expression de l’historien Niall Ferguson, serait comme la condition d’un « nous », du fait de ce que Pascal nomme les « cordes de nécessité » qui nous unit les uns aux autres. De l’autre côté figureraient les grandeurs « naturelles », qui correspondent aux mérites et aux qualités intrinsèques.

Or cette distinction entre horizontalité (estime) et verticalité (rapport de force) du respect lui permet de remarquer qu’aux grandeurs « d’établissement » ne sont dus que des respects « d’établissement », ces « cérémonies extérieures » qui n’engagent qu’une certaine considération pour la dignité de la fonction, pas plus.

Aux seules grandeurs « naturelles » est due l’estime proprement dite, marque de justice et appréciation des mérites propres à chacune et chacun. De fait, les aperitivi virtuels qui se sont multipliés dans le monde entier pour célébrer le personnel soignant, n’ont-ils pas été précisément le signe tangible de ces respects naturels, impliquant un consentement intérieur auquel rien ni personne n’obligeait ?

La période à venir nous invite donc, par la force des choses, coûte que coûte, d’une manière ou d’une autre, à nous réconcilier avec l’idée de respect.

Du respect il faut donc savoir, encore et toujours s’incommoder, si possible avec légèreté, ironie ou humour, comme Slavoj Zizek qui avec le design et la vente en ligne d’un masque de protection philosophique en donne le plaisant exemple.

Le Bartleby slovène se montre donc accommodant avec le respect des règles en vigueur. Mais à la condition, visiblement, d’inscrire sur le masque barrière la mention suivante : « I would prefer not to ».

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