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Politique en jachères

Politique et histoire, l’insoutenable poids du silence

Emmanuel Macron en meeting à Toulon, le 18 février: « Je vous ai compris. » Boris Horvat/AFP

« Il n’y a pas de réalité historique. La réalité historique, parce qu’elle est humaine, est équivoque et inépuisable. » Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, NRF, 1958.

Il arrive qu’un ciel très sombre soit zébré d’éclairs lumineux : l’irruption dans le débat politique de la question du passé colonial de la France, particulièrement au Maghreb, permet de l’illustrer heureusement. Au milieu d’une campagne électorale enlisée dans une folie glacée, où l’ombre des partis malades agite les lambeaux de promesses qu’ils ne tiendront pas et tente de faire accroire leur capacité de rassemblement à l’aune du mépris de leurs concurrents, ce surgissement prend valeur de résipiscence. Comme un peu d’air frais dans un huis clos étouffant.

La violence de certaines réactions aux déclarations du candidat Macron, qui pourtant, aux yeux de la gauche avancée, n’avaient qu’une utile valeur de rappel, surprend. Ou plus exactement, pourrait surprendre, si on ne prenait pas en compte que la contre-attaque s’inscrit dans un processus de discréditation d’une candidature atypique, qui prétend faire fi des clivages droite-gauche : en s’avançant sur le terrain sensible de la colonisation, depuis Alger qui fut l’endroit cardinal des affrontements, voilà Emmanuel Macron soupçonné tout à la fois de blasphème et d’abus de communication.

Castration mentale

Mais ce procès en illégitimité échappe à son auteur, sans doute par inconscience : il déborde en effet largement de la simple polémique politicienne et interpelle aussi bien le chercheur en science politique que le citoyen. Dans les termes où il est posé, c’est le statut du politique et le champ légitime de sa parole que le polémiste met imprudemment en abyme.

En affirmant qu’il reviendrait aux seuls historiens de proposer une vérité historique, on prétend fermer le ban à toute irruption du discours politique dans l’interprétation de l’histoire ! Ce qui, littéralement, conduirait à réduire l’action du politique à la gestion du quotidien, en lui interdisant l’accès à l’examen de l’expérience passée pour donner du sens à son projet. Dans cette période où les valeurs fondatrices de la République sont durement mises à l’épreuve de la réalité démocratique, cette manière de castration mentale ne peut avoir pour effet que d’approfondir le fossé qui se creuse entre les électeurs et leurs représentants.

Autant la caricature a sa place nécessaire dans la liberté d’expression, autant elle peut détourner le propos scientifique de son objet. Ce qui est en cause ici, c’est une question trop fondamentale aux yeux des scientifiques de tous champs pour être traitée avec légèreté : celle des rapports de la science et du politique. Chacun connaît les pages puissantes de Max Weber dans Le Savant et le Politique où, dans une période tragique de l’histoire de l’Allemagne, il pose les termes de l’inévitable confrontation entre l’éthique de conviction et l’éthique de l’action. Sans d’ailleurs prétendre à lui apporter une solution univoque.

Portrait de Max Weber. Arturo Espinosa/Flickr, CC BY

Le professionnel de la science ne poursuit pas le même but que le professionnel de la politique : sa mission consiste à présenter les faits, à les analyser méthodiquement pour approcher, sinon établir totalement, leur vérité. Il ne peut effectuer ce travail qu’à deux conditions : l’indépendance dans sa démarche, la distinction du fait et du jugement. Le scientifique doit s’abstenir de mêler jugements de valeur et reconstruction de la réalité. En tant que tel, il ne lui revient pas de se prononcer sur la valeur d’un fait.

Le politique a pour fonction de gérer les intérêts collectifs du pays dont il s’est vu confier la charge (ou qu’il aspire à assumer) : son action immédiate ne peut s’établir effectivement que si elle s’inscrit dans un projet croyable et partageable, porteur de sens collectif, dessinant un horizon désirable. Or il n’est pas de projet collectif sans construction d’un roman national. La question centrale pour le politique n’est pas de discuter l’indépendance de la théorie scientifique ou de s’imposer à elle pour établir des vérités, mais de les articuler à sa vision et à sa lecture. Fermer la frontière des positions historiques au discours politique dans un moment où l’affaissement des grandes idéologies éteint la confiance dans les représentants, ne relève pas seulement de la négation du sens : elle est une injure au bon sens.

Dans un miroir déformant

La tentative est d’ailleurs naïvement illusoire. La force de certains partis résulte précisément dans leur capacité à construire un récit à leur convenance. Doit-on interdire à Marine Le Pen de parler de la devise nationale, elle qui déclarait en septembre 2012 : « La liberté, l’égalité et la fraternité sont des valeurs chrétiennes qui ont été dévoyées par la Révolution française » ? Le vrai débat démocratique ne consiste pas à faire taire, mais à dénoncer les positions idéologiques auxquelles on n’adhère pas.

Jules Ferry, promoteur de l’école républicaine, et du colonialisme. Etienne Mahler/Flickr

Précisément dans ce cadre, la question du colonialisme ne doit pas être considérée comme désuète, anachronique ou non pertinente. Non seulement elle touche un point sensible de la mémoire collective, mais elle met en cause la crédibilité d’un modèle républicain aujourd’hui fortement fissuré. Notamment dans sa prétention à défendre des valeurs universelles. Notre récit national, consolidé par le triomphe de la Troisième République, fait de la France le pôle mondial irremplaçable des droits de l’Homme et du Citoyen. Or, cette prétention universaliste reste entachée par l’aventure coloniale.

Car c’est précisément au nom d’une ambition civilisatrice et humanitaire qu’a été défendue la politique de conquête par Jules Ferry dans son discours à la Chambre du 28 juillet 1885 :

« La France ne peut pas être seulement un pays libre ; elle doit aussi être un grand pays […] elle doit répandre cette influence sur le monde, et porter partout où elle le peut sa langue, ses mœurs, son drapeau, ses armes, son génie. »

On ne peut, sans artifices, opposer le Ferry de l’école républicaine au Ferry champion du colonialisme : cet homme est un bloc, dont le credo unique est le patriotisme, avec l’expansion coloniale pour auxiliaire efficace. Dans une France marquée par la défaite de 1870, la construction d’un empire français apparaît comme un salutaire remède. Cette politique recueille d’ailleurs un assentiment dans un très large spectre, de la droite à la gauche. Jusqu’à Jaurès qui déclarera, le 20 novembre 1903 :

« La France a d’autant plus le droit de prolonger sur le Maroc son action économique et morale qu’en dehors de toute surprise et de toute violence militaire, la civilisation qu’elle représente en Afrique auprès des indigènes est certainement supérieure à l’état présent du régime marocain. »

Et ceux qui attaquent le plus durement le « Tonkinois » ne le font pas d’abord par défense de l’humanité, mais parce qu’ils voient dans les aventures ultramarines un détournement de l’objectif essentiel : la Revanche, à laquelle on aspire suite à l’humiliation de la Guerre de 1870.

Mais la question n’est pas ici d’instruire un procès à l’encontre des fondateurs de la République et de leurs successeurs. Quelles que soient les explications, et elles sont nombreuses en fonction du contexte européen de l’époque, il n’en reste pas moins que le principe du colonialisme est fondamentalement une perversion de l’universalisme : il en constitue une forme barbare d’instrumentalisation, pour des États-Nations confrontant leurs appétits de domination.

Examen de conscience

Doit-on le dire ? Dans ce contexte de mondialisation, d’exaspération des nationalismes, de replis tribaux et/ou religieux, la réponse est évidemment oui. Il est aussi urgent que nécessaire de redonner à l’universalisme dont la France se veut légitimement porteuse sa plénitude et son intégrité. D’en affirmer la puissance émancipatrice, en triant le bon grain humaniste de l’ivraie prédatrice.

Si la question est de rétablir les conditions d’un dialogue fraternel, particulièrement sur la rive méditerranéenne, si l’on souhaite sincèrement éviter que les dissentiments ne perdurent en ressentiments, cela vaut bien quelques excuses. Quels que soient les motifs de celui qui les présente. Ou à tout le moins un examen de conscience. C’est une condition de dépassement du passé. Comme le notait avec force l’historien Henry Rousso, si l’on tourne une page d’histoire qui n’a pas été écrite, on ajoute l’ignorance au crime.

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