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Portraits d’Ukraine : Micha, 32 ans, combattant allemand de la légion internationale

Photo d'un homme en bonnet et en uniforme militaire
Micha pendant un court séjour à l’arrière, dans les environs de Kharkiv, juillet 2022. R. Huët, Fourni par l'auteur

Spécialiste des questions de violence politique, le chercheur Romain Huët, qui avait déjà séjourné en Ukraine en 2014 au moment de la révolution du Maïdan et cette année après le déclenchement de l’offensive russe, a effectué un nouveau séjour sur place dans la deuxième moitié du mois de juillet. Il nous propose plusieurs portraits de personnes qu’il a rencontrées et longuement interrogées durant cette période.


Kharkiv, le 18 juillet 2022.

La ville a changé depuis mon dernier séjour, en mai. La vie n’est pas revenue à la normale, mais les rues se remplissent progressivement en dépit des roquettes qui s’abattent aveuglément chaque jour. Il règne une curieuse atmosphère, une sorte d’entre-deux, entre la guerre et la paix.

D’un côté, quelques badauds se promènent tranquillement. Certains cafés rouvrent, bien qu’ils restent peu fréquentés. Devant le Théâtre dramatique de Kharkiv, les jeunes skaters ont repris la possession des lieux.

Devant le théâtre national. R. Huët, Fourni par l'auteur

De l’autre, il y a la guerre, beaucoup de militaires, des checkpoints et des alertes quotidiennes. C’est dans le centre de Kharkiv que je rencontre un combattant artilleur allemand, libéré pour une semaine de toute obligation de service, qui se fait appeler « Micha ».

Aucune place laissée au doute

Micha est membre de la Légion internationale pour la défense territoriale de l’Ukraine créée par Volodymyr Zelensky le 27 février 2022. Elle comprend quelques milliers de combattants venus du monde entier pour lutter contre l’invasion russe. Micha l’a rejointe début mars. Il opère sur les fronts de Kharkiv, le long de la rivière du Donets.

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Il est vif et sûr de lui. Il prend place au comptoir du café Marcus. Il commande un Coca-Cola qu’il ingurgite en deux minutes, puis un second et un troisième. Il s’offrira une bière qu’il terminera aussi rapidement, avant même que j’aie terminé mon premier café. Micha est un solide gaillard de 32 ans : 1m90, 90 kg, un corps tendu et puissant. Il correspond exactement aux imaginaires virilistes du combattant. Le corps rempli de tatouages, il parle avec assurance, ne laisse paraître aucun doute et raconte son expérience sobrement mais avec fierté. Il existe des êtres qui paraissent ne pas douter, qui sont entièrement habités par les buts qu’ils se donnent, convaincus d’être dans le juste.

Cette disposition d’esprit absolument affirmative est sans doute requise pour combattre.


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Après cinq mois sur le front non loin de la ville, il a obtenu une permission d’une semaine. Épuisé par ces longs mois passés pour l’essentiel dans la forêt, où la guerre est d’une très haute intensité, il occupe ce temps pour se ressourcer, laver ses affaires et prendre du bon temps dans les quelques pubs ou parcs de la ville.

Dans un parc près de Kharkiv. R. Huët, Fourni par l'auteur

Ses premières réactions une fois en permission sont des plus simples :

« Prendre une douche, dormir dans un vrai lit, manger, boire, parler avec mes amis et ma famille. Le lendemain, tu te réveilles, tu te sens un homme nouveau. Je me promène aussi dans les parcs de la ville. Je me suis même fait trois nouveaux tatouages ; t’imagines, ici, c’est huit fois moins cher qu’en Allemagne ! C’est ça, ma liberté. »

Face à l’expérience de l’engagement total dans un quotidien étroit et radicalement fermé, la liberté s’éprouve dans de minces interstices : « Fumer une cigarette, posé dans un parc, ça c’est la vie. » Un geste élémentaire devient le tout.

« Guerre civilisationnelle »

Micha a passé quatre ans dans l’armée allemande. Il a combattu en Afghanistan contre les talibans entre 2009 et 2013. À son retour, sous la pression de sa famille, il quitte l’armée et trouve un travail dans la logistique chez le constructeur automobile BMW. Il vit tranquillement avec sa femme et sa fille de 14 ans, qu’il reçoit en garde alternée.

Au lendemain du 24 février 2022, il regarde avec incrédulité les premières images de l’invasion russe. À ses yeux, il ne fait aucun doute que l’Europe est menacée. Dans le sillage d’un mouvement de solidarité et de soutien inédit dans l’histoire récente, il veut « faire quelque chose face à cette tragique histoire ». Quand Volodymyr Zelensky annonce la création d’un bataillon international, son indignation trouve une prise à son expression.

Il lui faudra seulement deux jours pour faire son sac, rejoindre un convoi humanitaire et se rendre en Ukraine. Sa décision est le fruit d’une délibération sommaire : « Je n’ai pas hésité. C’est un combat pour la liberté, pour l’Ukraine, pour l’Europe. C’est un combat pour la civilisation. » Micha reprend à son compte un vocabulaire familier aux nationalistes de droite. En revanche, il ne se dit guidé par aucune conviction politique particulière. Il critiquera en creux (assez légèrement d’ailleurs), les quelques néo-nazis qui sont dans les bataillons.

Micha pose avec une mitraillette
Selfie de Micha. Fourni par l'auteur

Pour grand que soit son attachement à sa famille, ce sentiment d’avoir un devoir à accomplir l’emporte. Lorsqu’il est en première ligne, sa femme et sa fille vivent dans l’inquiétude et l’angoisse, attendant pendant plusieurs jours qu’il donne signe de vie. Mais les inquiétudes sont compensées, explique Micha par la fierté de voir son homme, son père défendre « l’Ukraine, l’Europe ». Quand ils s’écrivent, s’échangent messages vocaux et photos, il y a toujours cette joie des retrouvailles. Je ne serais pas étonné que leurs sentiments s’échangent désormais avec davantage d’intensité. Il n’y a plus de quotidiens laborieux où chacun épuise sa présence avec l’autre.

Sur place, il rejoint rapidement le bataillon international. Les premiers jours sont confus. Les candidats désireux de rejoindre l’armée sont nombreux. L’engagement est émotionnel, viscéral et repose pour l’essentiel sur les « bonnes intentions ». Nombre de candidats n’ont aucun vécu militaire et se font une idée extrêmement vague de la réalité de la guerre. L’armée ukrainienne sélectionnera principalement ceux qui ont une expérience significative de l’armée.

« David contre Goliath »

Durant nos sept heures d’échanges, Micha ne cesse de comparer cette guerre à la Seconde Guerre mondiale. Deux armées s’affrontent avec de lourds équipements militaires. Les Ukrainiens sont en infériorité numérique : « C’est David contre Goliath », dit-il avec fascination. Pour lui, la solide résistance des Ukrainiens réside dans leur intelligence tactique. Sur le front, pour l’artillerie, on retrouve toujours la même stratégie : « Tire, cours et cache-toi. »

D’après Micha, les pertes russes sont nombreuses : « sept soldats russes pour la vie d’un Ukrainien ». Néanmoins, la détermination des Ukrainiens et des membres de la légion internationale n’est pas suffisante. Micha se fait le relais du gouvernement ukrainien et se plaint du manque de soutien matériel des nations étrangères. Il vise particulièrement Olaf Scholz, « ce bâtard », lâche-t-il avec rage. S’il envoyait quelques tanks Leopard 2, « on ferait très mal à l’armée russe. Ces tanks sont incroyables. On gagnerait la guerre. Mais si on reste avec ce matériel, on va la perdre cette guerre, les efforts ne sont pas suffisants ».

La vie minute par minute

Le front est d’une très grande intensité. Les bombardements ne cessent jamais : roquettes, hélicoptères, tanks, artillerie, etc. « Je vis minute par minute. » La vie sur le front est une pure présence au présent, une totale concentration à l’instant de la situation.

Pendant de longues heures, il se terre dans un trou. Il est soumis à la forte tension de l’attente. Il doit lutter contre la déconcentration. En silence, il observe et scrute les moindres signes de la présence des ennemis. Ces heures passées là, quasi immobile, lui paraissent durer une éternité : « C’est long, très long. Tu regardes ta montre tout le temps. Tu ne peux même pas fumer pour ne pas être repéré par les Russes. » Il ne prête attention qu’au présent de la situation, à sa tâche. « Un bon soldat est un soldat rigoureux et concentré » dit-il avec fermeté. Quand la présence ennemie est lointaine, lui et ses camarades passent leur temps à creuser des tranchées, à améliorer leurs couchettes creusées dans le sol. Elles ressemblent à des terriers. Les combats n’occupent que 3 % du temps, selon son estimation. Ils sont brefs et intenses. L’infériorité numérique empêche les Ukrainiens de tenir sur un pur affrontement avec l’infanterie russe.

Les habitants évitent le centre de Kharkiv, habituellement très vivant. Les monuments sont protégés par des bâches spéciales. R. Huët, Fourni par l'auteur

Micha ne tarit pas d’éloges sur le sens tactique des Ukrainiens. Ils sont « fucking brillant » s’exclame-t-il. « Ils apprennent vite et ils ont un sens dingue de l’improvisation. Or, la guerre est une improvisation permanente. Et sur ce point, ce sont les meilleurs. Bon, il y a toujours quelques abrutis, généralement des jeunes, qui prennent des risques inconsidérés ou qui sont légers, mais de façon générale, c’est du solide ».

Sa façon de parler du front rejoint les mêmes histoires, souvent fantasmées, des guerres passées. Des récits qui soulignent surtout l’héroïsme de quelques-uns, soldats expérimentés, calmes, organisés, fort physiquement et mentalement, qui ont miraculeusement réussi à s’en sortir. Les autres, ce sont les jeunes, plus indisciplinés et donc plus vulnérables. Le combat est une profession.

Le front est divisé en deux lignes. Il y a la première ligne, celle où l’on combat. Il y reste trois à quatre jours. Puis il retourne à la seconde ligne, située à 7 km de là. Il y stationne autant de temps pour récupérer, laver ses affaires, nettoyer ses armes afin qu’elles « soient comme neuves ». Il tue aussi le temps avec ses camarades, joue aux jeux vidéo sur son téléphone, regarde des films sur Netflix et communique avec sa famille.

4 000 euros d’équipements matériels

Cette guerre lui a coûté beaucoup d’argent. Le matériel qui lui a été confié est insuffisant et pas toujours adapté au terrain. Il a dépensé près de 4000 euros pour acquérir un équipement militaire performant : gilet pare-balles, casques, lunettes nocturnes, viseurs, couteau, etc.

La vie sur le front a ses petites complications :

« Le principal problème est la corruption. Les armes n’arrivent pas. Je ne parle même pas de la nourriture. Imagine, tu es sur le front, et ton kit de survie alimentaire est composé d’une boîte de haricots, de quelques saucisses et d’un paquet de chips. Comment tu fais pour tenir 24 heures avec ça ? Le pire, c’est le kit fourni par les Anglais. Ils ont mis de la poudre de Coca-Cola, mais sans eau. Tu fais quoi avec ton sachet ? »

Fourni par l'auteur

À ses yeux, les meilleurs kits alimentaires sont slovaques, américains, allemands, roumains ou estoniens. On y trouve de l’huile, du chocolat, des boissons énergisantes, des gâteaux, de quoi faire chauffer de la nourriture, du sel et du poivre, et de la viande de qualité.

Sur le front, ce qui lui manque le plus est la nourriture d’avant. Lorsqu’il quittera l’Ukraine, sans doute à Noël prochain, la première chose qu’il fera, « c’est un bon McDo ou Burger King. Putain, je rêve de ça ».

Il se plaint aussi des nombreux vols – cigarettes, équipements militaires, nourriture :

« Ça te fout en l’air des choses comme ça sur le front. Et puis, il y a ceux qui volent et ceux qui taxent, qui te grattent chaque jour des cigarettes alors qu’ils ont largement les moyens pour s’en acheter. J’ai arrêté de fumer, te disent-ils, puis une fois arrivés ici, ils te taxent… »

Une vie consacrée

Le front est éprouvant. Néanmoins, il s’en plaint peu. J’aurais aimé trouver en Micha quelques tiraillements, des doutes ou des choses de la vie qui contestent son présent dans la guerre. En sociologue de l’intime, j’espérais trouver des tensions qui traversent n’importe quel humain. Mais Micha n’est pas de ceux-là. Sa vie entière est tendue vers le présent de la guerre, concentrée aux buts qu’il s’est donnés. Le sens du devoir paraît toujours l’emporter. Il superpose la vie aux règles et aux exigences de la guerre. C’est un contournement de soi. La ténacité, l’obstination et la dureté du rapport à soi forment un engagement sacrificiel au nom de ce qu’il considère être la vérité. Le risque existe assurément de s’accrocher au plus près de « son destin » et ainsi, de se priver d’un rapport perpétuellement ouvert à soi.

Aujourd’hui, Micha rejoint à nouveau le front pour cinq mois. Ce genre de vie interdit les plans pour l’avenir. Il s’attend à une guerre longue – deux, trois, peut-être quatre ans. Il y restera jusqu’au bout, me dit-il sans hésiter. Il ne semble pas envier les vies étrangères à la guerre. En Allemagne, « mes amis ne me comprennent pas. Ils pensent que je joue à Call of Duty. Ça ne sert à rien que je leur raconte, ils ne peuvent pas imaginer ».

Cette solitude vis-à-vis des personnes étrangères à la guerre ne produit en lui aucun recul. Sans doute est-ce une sorte d’orgueil dans son esprit. Il se sent dépositaire d’une impérieuse responsabilité : empêcher la ruine d’un peuple.

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