Depuis quelques décennies, nous sommes témoins d’un engouement mondial pour les mondes imaginaires. Des mondes fictifs tels que ceux que l’on retrouve dans les romans, les films, les mangas, les séries télévisées et les jeux vidéo ne cessent de gagner en popularité et en complexité. Des univers aussi riches et élaborés que ceux de Star Wars, One Piece, Zelda, Game of Thrones, Elden Ring, Harry Potter ou encore le Seigneur des Anneaux attirent chacun des millions de fans à travers le monde. Pourquoi tant de succès, et pourquoi aujourd’hui, et non pas plus tôt ?
Les mondes imaginaires existent certes depuis très longtemps : l’Odyssée, écrite il y a presque 3000 ans, se situe souvent dans des îles qui n’existent pas, mais inspirées d’îles existantes, comme l’île des Cyclopes (ainsi nommée en hommage au texte d’Homère), au large de la Sicile. Homère n’a fait qu’y imaginer des cyclopes. En comparaison, J.-K. Rowling a inventé des territoires magiques dissimulés au sein du monde réel, avec de nombreuses descriptions précises de lieux imaginaires. Et Georges Lucas, avec Star Wars, a inventé des centaines de planètes.
Des écrivains tels que Jules Verne et Edgar Allan Poe ont aussi créé des univers fictifs, dès le XIXe siècle. Cependant, leurs écrits développent une intrigue qui a la primeur sur le monde créé. L’univers imaginaire est plutôt un prétexte à des aventures, pas une invention en soi. Tolkien, au début du XXe siècle, a inventé un monde avec une géographie, une végétation, des espèces, un langage et des civilisations. Ce monde imaginaire, complet, autonome, et cohérent, a du sens indépendamment de l’histoire de la quête de Frodon par exemple.
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C’est depuis Tolkien, et surtout ces dernières décennies, que ces mondes imaginaires sont devenus aussi complexes et riches et se sont répandus. Pourquoi sont-ils devenus si populaires ? Nous posons l’hypothèse selon laquelle la curiosité joue un rôle central dans ce phénomène culturel d’ampleur.
La curiosité pour des environnements nouveaux
Dans une de ses lettres, J.R.R. Tolkien écrivait lui-même qu’une partie de l’attrait du Seigneur des Anneaux « repose sur le sentiment intrinsèque de récompense que nous éprouvons en regardant au loin une île non visitée ou les tours d’une ville lointaine ». Une intuition partagée par Shigeru Miyamoto, le créateur de Zelda, l’un des jeux vidéo les plus vendus au monde, dans lequel on peut incarner Link et explorer librement Hyrule, un monde d’inspiration médiévale. Miyamoto disait qu’il voulait créer « un univers de jeu qui transmette le même sentiment que celui que l’on ressent lorsqu’on explore une nouvelle ville pour la première fois ».
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L’intuition de ces deux créateurs de mondes imaginaires a été indirectement confirmée par des études récentes en sciences cognitives. Le cerveau de toute espèce mobile est en effet doté d’un système dopaminergique, qui est associé à la motivation et à la récompense. Des recherches en neurosciences montrent que ce système est aussi activé lorsque nous découvrons de nouveaux objets ou lorsque nous décidons d’explorer un nouvel environnement. Il nous incite à chercher des informations nouvelles qui seront mobilisées dans le futur. Tous les animaux sont curieux de nouveaux environnements, même si le degré de curiosité diffère d’une espèce à l’autre.
C’est un des systèmes cognitifs les plus anciens dans l’histoire évolutionnaire de la cognition animale, car il était nécessaire à la navigation dans l’espace. Cela explique pourquoi, quand des éthologues leur présentent un objet nouveau et un objet familier, des espèces aussi différentes que les dauphins ou les macaques observent plus longtemps les objets nouveaux – une mesure commune de la curiosité.
Un avantage dans l’évolution
Cette curiosité pour des environnements nouveaux est un comportement adaptatif. Au cours de l’histoire de notre espèce, la curiosité humaine a évolué en réponse aux exigences de survie et de reproduction. Les humains qui ont développé une curiosité accrue ont été mieux équipés pour explorer leur environnement et découvrir de nouvelles ressources. Cette capacité a permis à ces individus de survivre plus longtemps et donc de se reproduire davantage, menant à la lente propagation des gènes associés à cette curiosité accrue dans la population.
La curiosité se nourrit de promesses d’informations nouvelles. C’est pour cela que les environnements nouveaux sont si fascinants pour nos cerveaux : la vision d’un monde imaginaire est un indice qui nous informe qu’une grande quantité d’informations reste à découvrir. Il faut noter que cette curiosité pour les environnements nouveaux est activée même si l’environnement nouveau est fictionnel, car le mécanisme qui nous pousse à découvrir de nouveaux environnements n’a pas évolué dans un contexte où la fiction existait. Nous savons bien sûr faire la différence entre la réalité et la fiction, mais nos préférences héritées de l’évolution ne prennent pas en compte cette frontière : elles s’intéressent à toutes sortes d’informations.
La promesse de découvertes nous attire dans les affiches promotionnelles des fictions dans lesquelles un personnage fait face à un large panorama d’un monde imaginaire, prêt à l’explorer. Nous aimons cette idée qu’il reste du chemin à parcourir. Des psychologues ont par exemple montré que des photographies de paysage sont en moyenne plus appréciées quand elles indiquent visuellement la présence d’opportunités de découverte – avec, par exemple, l’image d’une forêt au loin et un chemin sinueux qui disparaît dans les arbres.
La variation de la curiosité
Si la curiosité a été sélectionnée au cours de l’évolution, le degré de curiosité n’est ni fixe, ni toujours le même. On voit très bien qu’autour de nous, certaines personnes sont plus exploratrices que d’autres. Un des facteurs qui expliquent ces différences est la génétique : la curiosité fait partie intégrante de notre personnalité, qui est en partie déterminée par notre patrimoine génétique hérité de nos parents.
Cependant, un autre facteur important détermine le niveau de curiosité des individus. Il est important de noter que la curiosité a des conséquences qui peuvent être néfastes pour un organisme – par exemple, si l’exploration ne paye pas, le temps passé à explorer est perdu. Or, ces conséquences ne sont pas aussi négatives pour l’organisme selon s’il se trouve dans un environnement pauvre en ressources ou dans un environnement riche en ressources.
L’évolution a donc façonné le système de la curiosité pour être flexible en fonction de l’environnement dans lequel se trouve un organisme, pour gérer ses « coûts » et ses « bénéfices ». Les scientifiques en écologie comportementale appellent cette flexibilité la plasticité phénotypique.
Dans des environnements prospères et donc prévisibles, les individus ont accès à davantage de ressources et sont donc moins susceptibles de faire l’expérience d’une pénurie ou d’un danger immédiat. Par conséquent, ils peuvent se permettre d’être plus explorateurs et curieux, en prenant des risques pour rechercher de nouvelles opportunités et expériences qui peuvent être bénéfiques à long terme.
En revanche, dans des environnements plus pauvres et plus imprévisibles, les risques associés à l’exploration sont plus élevés, car un échec peut entraîner des dommages importants. Dans de tels environnements, les individus devraient être plus motivés à se concentrer sur l’exploitation de leur environnement pour satisfaire leurs besoins immédiats, plutôt que de prendre des risques pour explorer de nouvelles opportunités.
Des études ont confirmé que chez des espèces aussi différentes que les perroquets et les orangs-outangs, les individus qui ont été nourris ou ont un accès direct à de la nourriture sont plus curieux que les autres, toutes choses égales par ailleurs.
Chez les humains, des études montrent que les habitants de sociétés dotées d’un produit intérieur brut par habitant plus élevé (qui bénéficient donc de meilleures conditions de vie, en matière d’alimentation, d’accès au soin, et d’accès à l’éducation) sont en moyenne plus ouverts à de nouvelles expériences. D’autres études montrent que les individus vivant dans des familles qui bénéficient de meilleures conditions de vie sont plus curieux, ont moins de chance de voir leur niveau de curiosité décroître en grandissant, et que cela peut expliquer les différences de capacités d’apprentissage qu’on observe entre des pays qui n’ont pas le même niveau de développement économique.
L’attrait pour les mondes imaginaires
Nous avons ainsi formulé l’hypothèse selon laquelle le succès culturel récent des mondes imaginaires s’explique par l’amélioration des conditions de vie au cours des dernières décennies. Cette amélioration des conditions de vie aurait mené à des changements de mentalité majeurs. Notamment, comme l’environnement des individus devient plus prévisible et plus sûr, les coûts liés à la curiosité pour des environnements nouveaux diminuent. Cette évolution des mentalités pourrait donc expliquer l’accroissement de la popularité et de la richesse des mondes imaginaires. Bien sûr, explorer des mondes imaginaires ne comporte aucun risque en soi, mais, encore une fois, la frontière entre la réalité et la fiction importe peu en la matière. Seule compte la sensibilité de nos préférences : il faut être curieux des environnements nouveaux dans la vie réelle pour trouver attrayants les mondes imaginaires dans les fictions.
Nous avons d’abord montré, dans une étude à paraître, que le niveau de curiosité des individus est en effet corrélé à leur préférence pour les mondes imaginaires : les personnes plus exploratrices aiment davantage les mondes imaginaires, les personnes moins exploratrices les aiment moins. Nous avons ensuite regardé l’évolution des mondes imaginaires dans les romans et les films : environ 10 % des films produits et 10 % des romans parus développent un monde imaginaire au début du XXe siècle, contre environ 20 % d’entre eux aujourd’hui. Cela correspond à une augmentation de 100 % en un siècle, dans les deux médias. Cette augmentation suit l’augmentation permanente du niveau de richesses des pays industrialisés tout au long du XXe siècle. Bien que cette association ne prouve pas l’existence d’un lien causal, elle tend à confirmer notre hypothèse selon laquelle la popularité croissante de ces mondes imaginaires s’explique en partie par la croissance économique et l’amélioration des conditions de vie, qui augmenterait naturellement la motivation de lecteurs et lectrices, et des téléspectateurs et téléspectatrices, à explorer ces nouveaux mondes.
Nos recherches s’inscrivent dans un projet plus global qui vise à une meilleure compréhension de notre attrait pour les fictions, grâce à notre compréhension de la psychologie humaine. Par exemple, en comprenant d’où vient la peur et comment cette émotion fonctionne, on peut mieux comprendre notre attrait pour les films d’horreur et les attractions effrayantes.
Inversement, ces recherches peuvent aussi mener à une meilleure compréhension de la psychologie, grâce aux fictions. Par exemple, tracer l’histoire de la représentation de l’amour dans les textes littéraires permet de mieux comprendre l’histoire du sentiment amoureux et les facteurs de ses fluctuations, dont les bases psychologiques et biologiques sont désormais bien connues.
Cet article est issu d’un cycle de conférences proposées par l’ENS-PSL dans le cadre de la 25ᵉ édition de la Semaine du cerveau, du 13 au 17 mars 2023. À cette occasion, des chercheuses et chercheurs proposent des interventions sur le thème « pensée et émotions : du réel à l’imaginaire ». Retrouvez Edgar Dubourg le 14/03 à 18h30 pour la conférence : « Comment expliquer notre fascination pour les mondes imaginaires ? »