La multiplication des candidatures est un thème récurrent des campagnes présidentielles depuis le « choc » du 21 avril 2002 – où la gauche, pourtant électoralement dominante, avait été évincée du second tour du fait de la grande dispersion des voix entre ses candidats.
En 2022, les candidatures d’Éric Zemmour et de Marine Le Pen pourraient bien se neutraliser et fermer les portes du second tour à l’extrême droite. À gauche, la division associée à l’absence d’hégémonie d’une de ses composantes constitue un obstacle parmi d’autres à toute éventuelle victoire électorale. Cette multiplication des candidatures, si elle peut en partie être expliquée par des divergences politiques, semble aussi recouvrir des différences sociologiques.
C’est ce que met en évidence notre analyse agrégée des sondages d’intentions de vote réalisés depuis septembre 2021 (et avant la déclaration de candidature d’Emmanuel Macron du jeudi 3 mars 2022).
Cela pourrait être une des explications de l’absence, pour l’heure, de mouvements vers un « vote utile » à gauche comme à l’extrême droite, alors même que Jean-Luc Mélenchon semble le candidat le moins mal placé à gauche et Marine Le Pen la mieux placée à l’extrême droite (même si les intentions de vote en faveur d’Éric Zemmour sont très fluctuantes) (voir figure 1).
Agréger les sondages pour saisir des régularités sociopolitiques
Les sondages sont avant tout des instruments au service des médias, transformant l’élection présidentielle en « course de petits chevaux » pour reprendre les mots du chercheur Patrick Lehingue. Ils servent aussi les candidats en leur permettant de se prévaloir d’une capacité à mobiliser autour d’eux les citoyens. Ils sont donc la plupart du temps interprétés sur le vif dans le débat public. Pourtant, étant répétés dans le temps, les sondages permettent aussi de voir des régularités dans les profils sociaux et politiques des électeurs potentiels des différents candidats.
C’est pourquoi nous avons collecté, avec six étudiants d’ESPOL entre septembre 2021 et janvier 2022, les intentions de vote selon le sexe, l’âge, la catégorie socioprofessionnelle (CSP) et le vote en 2017 lord de la dernière présidentielle. Au total, 53 sondages réalisés par 6 instituts différents (BVA, Cluster17, Elabe, Harris Interactive, IFOP et OpinionWay) ont été agrégés. L’agrégation ayant été réalisée avant la victoire de Christiane Taubira à la primaire populaire, sa candidature n’a pas été prise en compte. De même, les intentions de vote en faveur de Fabien Roussel n’ayant connu que très récemment une légère augmentation, leur analyse s’est révélée trop délicate.
Agréger ainsi les intentions de vote n’est toutefois pas anodin dans la mesure où la méthodologie des instituts privés peut apparaître discutable, notamment en ce qui concerne le recours quasi-exclusif à des enquêtes en ligne auprès de panels de répondants quasi-professionnels, la faiblesse des échantillons de répondants dont les intentions de vote sont comptabilisées, en particulier lorsqu’on s’intéresse à des sous-populations, ou encore la sous-représentation des personnes les moins intéressées par la politique. Ces problèmes sont autant dus aux logiques marchandes de l’activité de sondage qu’à des dynamiques sociales et politiques structurelles, plus difficiles à corriger.
Par rapport à 2017, des déperditions, mais peu de porosité
Une première analyse fait apparaître la faible capacité de certains candidats à retrouver leurs électeurs de 2017. Ainsi, Jean-Luc Mélenchon, qui avait obtenu, à la suite d’une dynamique très marquée en fin de campagne qui lui avait permis de dépasser les bases traditionnelles de la gauche radicale, 19,58 % des suffrages exprimés, ne rassemble qu’en moyenne 9,7 % des intentions de vote et ne récupère pour l’heure en moyenne que les intentions de vote de 42,5 % de ses électeurs de 2017. De même, seule une petite moitié des électeurs de Benoît Hamon se tournerait vers la candidate socialiste Anne Hidalgo (25,3 %) ou vers le candidat écologiste Yannick Jadot (23,6 %), qui avait soutenu Benoît Hamon en 2017. À l’extrême droite, Marine Le Pen parvient en moyenne à retrouver les intentions de vote de 65,5 % de ses électeurs de 2017, un chiffre qui, quoique plus élevé que pour d’autres candidats, la place dans une posture délicate en vue d’une qualification au second tour.
La même analyse fait toutefois apparaître une faible porosité entre candidats. Ainsi, à gauche, les électeurs de 2017 de Jean-Luc Mélenchon qui se tourneraient vers un autre candidat sont minoritaires : en moyenne, 13,8 % déclarent avoir l’intention de voter Yannick Jadot et 5,6 % Anne Hidalgo. À l’inverse, seuls 5,5 % en moyenne des électeurs de Benoît Hamon auraient l’intention de voter Jean-Luc Mélenchon en 2022. Ces chiffres, s’ils se confirment, pourraient nuancer l’idée d’une importante porosité entre les « électorats » des différents partis de gauche.
À l’extrême droite, si la candidature d’Éric Zemmour crée une forme de porosité, celle-ci a lieu à la fois avec Marine Le Pen et avec Les Républicains. Ainsi, Éric Zemmour attire quasiment autant d’intentions de vote d’électeurs de François Fillon (en moyenne 18,6 %, alors que Marine Le Pen n’en attire qu’en moyenne 4,3 %) que d’intentions de vote d’électeurs de Marine Le Pen (en moyenne 26 %).
A gauche, des différences, mais des traits sociaux communs
Les profils sociaux des électeurs ayant l’intention de voter pour Jean-Luc Mélenchon, Yannick Jadot ou Anne Hidalgo sont en partie différents, mais des traits communs demeurent. La première différence concerne l’âge. Ainsi Jean-Luc Mélenchon attire davantage d’intentions de vote parmi les 18-24 ans (17,8 % en moyenne) et les intentions de vote en sa faveur diminuent graduellement avec l’âge pour atteindre seulement 4,3 % parmi les 65 ans et plus. À l’inverse, les intentions de vote en faveur d’Anne Hidalgo ou de Yannick Jadot varient peu selon l’âge des enquêtés si on excepte des intentions de vote plus faibles pour Yannick Jadot parmi les enquêtés de 65 ans et plus (5,6 % contre 7 % en moyenne et 8,1 % parmi les 18-24 ans). Cela confirme que, comme l’avait noté le chercheur Florent Gougou à l’occasion des élections régionales de 2015, l’un des rares traits distinctifs des électeurs socialistes par rapport aux autres électeurs de gauche est l’aspect générationnel. En ce sens, Jean-Luc Mélenchon parvient, même si c’est pour l’heure dans une moindre ampleur, à remobiliser, comme en 2017, bien plus massivement que ses concurrents de gauche les jeunes et les primo-votants.
La seconde différence concerne la position sociale. Ainsi, Jean-Luc Mélenchon recueille en moyenne légèrement plus d’intentions de vote au sein des catégories populaires qu’au sein des catégories supérieures (+2,4 points). On observe notamment des intentions de vote significativement plus importantes au sein du groupe ouvrier (13,3 % en moyenne) (voir figure 2). Ce résultat est inversé pour Yannick Jadot et Anne Hidalgo qui recueillent davantage d’intentions de vote parmi les catégories supérieures que parmi les catégories populaires (respectivement +3,8 et +2,5 points). 10,9 % et 6,4 % des cadres et professions intellectuelles supérieures déclarent avoir l’intention de voter Yannick Jadot et Anne Hidalgo contre seulement 4 % et 2,8 % des ouvriers (voir figure 2). Là encore, Jean-Luc Mélenchon semble être parvenu à maintenir son ancrage au sein d’une partie des milieux populaires qui avait fait son succès en 2017.
On retrouve cependant plusieurs traits communs pour les trois candidats de gauche. Ainsi, les salariés du public et les chômeurs ont davantage l’intention que les salariés du privé de voter pour Jean-Luc Mélenchon (respectivement 10,9 % et 18,7 % contre 9,3 %), Yannick Jadot (respectivement 10,9 % et 10,2 % contre 7,5 %) ou encore Anne Hidalgo (respectivement 6,5 % et 5,5 % contre 4,8 %). Ces résultats avaient déjà été observés en 2017 tant pour Jean-Luc Mélenchon que pour Benoît Hamon.
A l’extrême droite, deux candidats et des profils sociaux très différents
Le Rassemblement national, auparavant Front national, est parvenu, au moins depuis l’élection présidentielle de 1995 et surtout depuis celle de 2012, à davantage mobiliser en sa faveur certaines fractions des classes populaires. L’analyse des sondages fait apparaître un fossé très important entre les intentions de vote des catégories populaires et celles des catégories aisées : en moyenne, 29 % des répondants appartenant aux catégories populaires ont l’intention de voter pour Marine Le Pen contre 12,9 % de ceux appartenant aux catégories aisées.
C’est en particulier le cas pour les ouvriers qui ont l’intention de se rendre aux urnes parmi lesquels Marine Le Pen recueille 35,5 % des intentions de vote en moyenne alors qu’elle n’obtient que 6,7 % d’intentions de vote parmi les cadres et professions intellectuelles supérieures (voir figure 2). Toutefois, les sondages nous fournissant un nombre limité de variables, ils tendent à homogénéiser ces catégories populaires qui sont en réalité fortement segmentées, segmentations qui recouvrent l’opposition électorale entre Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon.
À l’inverse, Éric Zemmour semble avoir construit une stratégie de campagne en direction des classes supérieures pour lesquels la candidate du Rassemblement national serait « trop populaire ». Cette stratégie semble en partie porter ses fruits puisque, à rebours d’une prolétarisation, perceptible dans toute l’Europe, des électorats des droites extrêmes ou radicales, Éric Zemmour attire en moyenne légèrement plus les intentions de vote des catégories aisées (13,8 %) que celles des catégories populaires (11,9 %), même si la ventilation en fonction des groupes socioprofessionnels fait apparaître des écarts plus réduits (voir figure 2). De même, s’il apparait que, comme en 2017, les salariés du public (17,3 % en moyenne) ont moins l’intention de voter Marine Le Pen que ceux du privé (24,1 % en moyenne) et que les chômeurs (24,1 % en moyenne également), la dynamique est inverse pour Éric Zemmour : seuls 7,3 % en moyenne des chômeurs déclarent avoir l’intention de voter pour lui contre 11,4 % des salariés du privé et 13,3 % des salariés du public.
En outre, l’âge semble être, encore plus qu’à gauche, un facteur différenciant. En effet, si Marine Le Pen recueille davantage d’intentions de vote parmi les 25-64 ans et bien moins parmi les 65 ans et plus (9 % en moyenne) (voir figure 3), Éric Zemmour voit les intentions de vote en sa faveur croître avec l’âge des enquêtés : 6,7 % en moyenne parmi les 18-24 ans, 11 % parmi les 25-34 ans et jusqu’à 16 % parmi les 50 ans et plus (voir figure 3).
Le retour d’un « gender gap » à l’extrême droite
Pour terminer, la principale différence entre Marine Le Pen et Éric Zemmour concerne le genre. En effet, Marine Le Pen est parvenue, à l’occasion des scrutins présidentiels de 2012 puis de 2017, à inverser le traditionnel « Radical Right Gender Gap » mis en évidence par Terri Givens en 2004, à savoir une moindre propension des femmes à voter pour l’extrême-droite. En vue de l’élection présidentielle de 2022, ce sont même en moyenne 19 % des femmes contre 15,6 % des hommes qui déclarent avoir l’intention de voter Marine Le Pen. Mais cette disparition du Radical Right Gender Gap ne concerne pas Éric Zemmour. Bien au contraire, en moyenne, 16,5 % des hommes contre seulement 11,3 % des femmes déclarent avoir l’intention de voter pour Éric Zemmour.
L’absence de mécanisme automatique de « vote utile »
Cette étude des bases électorales potentielles des différents candidats de gauche et d’extrême droite, en mettant au jour des différences sociales, permet d’expliquer, faute de « rassemblement » des candidatures, l’absence de mécanisme automatique de « vote utile » susceptible de permettre une réorientation des électeurs de tout un « camp » vers la candidature la mieux placée.
Cependant, une analyse de ces bases électorales potentielles au regard des déterminants traditionnels de l’abstention rend des dynamiques possibles en cas de remobilisation électorale. Si cette hypothèse apparaît plus qu’incertaine dans un contexte de hausse continue de l’abstention, une réduction de la démobilisation électorale, particulièrement répandue parmi les jeunes générations et au sein des classes populaires, pourrait bénéficier aux deux candidats qui recueillent le plus d’intentions de vote au sein de ces groupes les moins prédisposés à participer.
D’une part, Marine Le Pen qui, forte du soutien plus important d’une partie des classes populaires, pourrait à la fois devancer Éric Zemmour et se qualifier en vue du second tour. De l’autre, Jean-Luc Mélenchon qui, fort de son meilleur ancrage chez les jeunes et au sein de certaines fractions des milieux populaires, pourrait réincarner, dans les dernières semaines de campagne, un « vote utile » à gauche, rendant son accès au second tour moins improbable.
Autrement dit, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon ont des « réserves de voix » bien plus importantes qu’Emmanuel Macron, Valérie Pécresse ou Éric Zemmour, mais encore leur faudrait-il parvenir à les mobiliser et c’est là tout le problème alors que la campagne présidentielle, qui peinait à gagner en intensité, est désormais éclipsée par la guerre en Ukraine.
Les auteurs remercient l’ensemble des étudiants ayant participé au codage des sondages : Jeanne Delhay, Julien Dorlencourt, Alix Lemetais, Julia Mascarell et Saima Sellimi. Cet article s’inscrit dans le cadre du projet PEOPLE (Pratiques électorales et opinions liées aux élections) financé par ESPOL, par l’Institut catholique de Lille, par le CERAPS (CNRS/Université de Lille/Sciences Po Lille) et par le LEM (CNRS, Université de Lille).