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Un tram clermontois marque l'arrêt Place de Jaude. Fabien1309 / Wikimedia Commons, CC BY-SA

Privatisation des transports publics urbains en France : la remunicipalisation, l’autre tendance de fond

Voilà quelque temps maintenant que des craintes s’expriment un peu partout en France quant à la privatisation des transports publics et la mise en concurrence entre opérateurs. Celle planifiée du réseau francilien, géré par la RATP, inquiète ses salariés mais aussi les usagers. Pendant ce temps l’opérateur part à la conquête du marché lyonnais où Keolis exerçait un monopole depuis plus de trente ans.

Au-delà néanmoins de ces cas d’ouverture au marché et de monopoles en fin de vie, des communes explorent un autre horizon, celui de la remunicipalisation des transports. Plusieurs métropoles ont franchi le pas : Toulouse en 2006, Nice et Clermont-Ferrand en 2013, Strasbourg en 2020, Grenoble en 2021, Montpellier en 2022… Comme nous l’observons dans nos travaux, la remunicipalisation de la gestion des réseaux de transports urbains en France n’est désormais plus un phénomène anecdotique, mais constitue une véritable tendance de fond que nous avons cherché à expliquer.

Une tendance de plus en plus marquée

Contrairement à ce que l’on peut parfois penser, le droit européen n’impose pas une privatisation des transports publics. Le règlement dit « Obligation de service public » reconnait le principe de libre administration des collectivités territoriales inscrit à l’article 72 de la Constitution française.

Concrètement, deux options sont ouvertes pour les collectivités locales : la gestion externalisée (ou déléguée) et la gestion directe. Dans le premier cas, la gestion du réseau est confiée à un opérateur externe, qui doit être choisi en suivant une procédure qui garantit une mise en concurrence entre candidats. Dans le second cas, c’est la collectivité elle-même qui se place aux manettes.

Lorsqu’elle s’engage dans cette voie, deux modèles lui sont ouverts. Il y a celui de la régie, comme la RATP qui a un budget indépendant, mais pas de personnalité juridique (son conseil d’exploitation est responsable devant le conseil municipal) : on parle de « régie autonome ». Elle peut parfois avoir une personnalité juridique propre et évolue alors sous le statut d’établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) : on parle alors de « régie personnalisée ». L’autre modèle est celui de la société publique locale, instaurée par la loi du 28 mai 2010. Ce sont des sociétés anonymes, à capital 100 % public, détenues par des collectivités territoriales. Bien que fonctionnant sous droit privé, elles ne sont pas soumises à l’obligation de publicité et de mise en concurrence.

Notre base de données enregistre, entre 1995 et 2022, 29 cas de remunicipalisation en France, dont 18 vers le modèle de la société publique locale qui devient la forme quasi exclusive de gestion publique depuis sa création.

Seuls deux communes, Beaune et Saint-Malo, ont fait le chemin inverse quand Thionville a fait l’aller-retour. Le mouvement reste assez marginal au regard du nombre de réseaux (9 % des réseaux). Il ne l’est néanmoins pas en termes de population concernée : presque 20 % des résidents bénéficiant de transports publics urbains. Le mouvement est, par ailleurs, en pleine accélération : si avant 2012 s’opérait moins d’un « basculement » tous les deux ans ; passée cette date, l’on en dénombre plus de deux par an.

En outre, après avoir concerné principalement des villes de taille moyenne, de 100 000 à 250 000 habitants, dernièrement plusieurs métropoles d’importance ont fait ce choix d’internaliser pleinement la gestion de leur réseau de transport public. C’est le cas de Strasbourg en 2020, de Grenoble en 2021 et de Montpellier en 2022. Au final, sur les 22 métropoles, 6 ont remunicipalisé, soit 27 % d’entre elles. Alors qu’en France, la gestion déléguée était de très loin le modèle dominant, le mouvement de remunicipalisation a de fait pris de l’ampleur et a gagné en visibilité. Les collectivités locales sont néanmoins prudentes ; la plupart de celles qui ont remunicipalisé basculent d’un statut semi-public (de société à capitaux à la fois publics et privés) vers un statut intégralement public.

Des motivations composites, mais avant tout d’ordre politique

Comment expliquer ce mouvement ? Deux éléments doivent être dissociés. Il y a d’une part les motivations de fond ; d’autre part un ou des éléments déclencheurs qui conduisent à passer à l’acte.

Pour les identifier, nous avons interrogé des acteurs clefs de 13 villes ayant remunicipalisé leurs transports. Nous avons regroupé les motivations déclarées par les élus locaux en trois types, « politiques », « économiques » et « transactionnelles et organisationnelles ».

Les motivations des élus sont le plus souvent d’ordre politique, qu’il s’agisse de répondre plus efficacement et plus globalement aux enjeux de mobilité du territoire, de raccourcir et fiabiliser la chaîne décisionnelle, ou encore de maîtriser l’ensemble des leviers de leur politique de transport et de mobilité. Ronan Kerdraon, vice-président de Saint-Brieuc Agglomération, explique par exemple :

« Avec ce mode de gestion, la SPL, il est beaucoup plus facile de transmettre un message politique, décider d’une réorganisation de l’offre ou réorienter les investissements, qu’avec un délégataire privé. »

Ces facteurs politiques vont encore probablement gagner en importance auprès des élus locaux, du fait des dispositions législatives prévues par la LOM de 2019, qui fait disparaître la notion d’autorité organisatrice de transport (AOT) au profit de celle d’autorité organisatrice de la mobilité (AOM). Par la même sont élargies les compétences des collectivités territoriales au-delà de la gestion des seuls transports publics : elles sont responsables dorénavant de l’ensemble de la mobilité, tous modes confondus. La gestion directe, et en particulier la société publique locale, leur apparaît alors comme « le plus court chemin » pour atteindre leurs objectifs, en comparaison avec la gestion externalisée.

Des motivations idéologiques s’y ajoutent. Certains élus, comme Jean-Michel Lattès, Vice-Président de Toulouse Métropole, se montrant hostiles à confier au privé la gestion d’un service public local. Le transport public serait pour eux une « responsabilité régalienne », qui ne peut être confiée à un acteur privé, dont la logique s’éloigne de celle d’un service public :

« Le privé maîtrise mieux les coûts, mais oublie parfois que sa mission, c’est aussi de transporter des gens, et non forcément de rechercher systématiquement la rentabilité. »

De même, des motivations d’ordre économique sont très largement exprimées : gain de productivité, volonté d’obtenir davantage de trafic et de recettes et de réduire la subvention d’exploitation. Gérard Besnard est président de la SPL de Chartres :

« Nous sommes entrés dans un cercle vertueux. L’augmentation des recettes commerciales, la maîtrise des coûts et les économies qui en découlent nous permettent d’investir. »

Des motivations d’ordre transactionnel interviennent dans la décision de remunicipalisation. Le niveau effectif de la concurrence dans les transports publics urbains en France est faible, et de fait, le gain net à en attendre aussi, du fait de la lourdeur et des coûts impliqués par les procédures, sans compter les risques de contentieux juridiques. Yannick Jacob, directeur du service des mobilités de Montpellier Méditerranée Métropole, s’interroge :

« Si c’est à chaque fois pour reprendre les mêmes, la mise en concurrence est quand même questionnée… »

Les motivations des élus locaux restent au-delà composites et plurielles. À Montpellier, par exemple, le passage en SPL s’explique tout d’abord par des intentions politiques, mettant la mobilité au sommet de l’agenda politique local de la nouvelle municipalité. Elle avait la volonté d’aller progressivement vers une gratuité totale d’accès au réseau. En outre, des motivations économiques ont joué, telles que la recherche d’une plus grande fréquentation du réseau dans l’espoir d’un report modal des automobilistes. Les motivations d’ordre transactionnel ont aussi interféré, du fait d’un faible niveau de compétition lors des appels d’offres.

Des éléments déclencheurs multiples

Ces motivations ne suffisent néanmoins pas toujours à franchir le pas. Il faut souvent un élément déclencheur pour qu’il y ait concrétisation des intentions. Le cas le plus fréquent est l’opportunité offerte par l’arrivée à échéance du contrat avec l’opérateur en place.

Ces déclencheurs peuvent aussi être liés au calendrier électoral ou bien à de nouvelles opportunités offertes par la loi. La création du modèle de la société publique locale en 2010 a, par exemple, catalysé de nombreux passages à l’acte.

Des changements importants impactant le périmètre géographique du réseau ou son fonctionnement (construction d’un tramway ou passage à la gratuité par exemple) sont parfois aussi l’occasion de changer le mode de gestion. L’absence de concurrence suffisante lors de la procédure d’appel d’offres et des difficultés de relations avec l’opérateur en place sont également une occasion de rompre avec le mode de gestion préexistant. Gérard Besnard se souvient de ce qu’il s’est passé à Chartres en 2014 :

« Seul l’opérateur sortant a répondu à la consultation et son offre était impossible à financer par l’agglomération. »

Si cette étude illustre des faits peu éclairés jusqu’alors, elle appelle divers prolongements, en premier lieu une analyse de davantage de villes, en testant aussi l’hypothèse qu’il existerait des effets de grappe, de contagion de la remunicipalisation entre différents services publics locaux. Une approche comparée, croisant la situation en France avec celle d’autres pays, en particulier européens, serait également bienvenue. Il resterait enfin à établir un bilan ex post de cette remunicipalisation des transports publics urbains. Les promesses dont elle est affublée seront-elles tenues ?

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