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Le ministre français de la Justice, Eric Dupond-Moretti, quitte le palais de justice de Paris après le verdict du dernier jour de son procès pour conflit d'intérêts et abus de pouvoir, à Paris, le 29 novembre 2023.
Le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti, quitte le palais de justice de Paris après sa relaxe dans un procès pour conflit d'intérêts et abus de pouvoir, le 29 novembre 2023. Alain Jocard / AFP

Procès Dupond-Moretti : qu’est-ce que l’intention pénale, atout dans la défense du ministre ?

Accusé d’avoir abusé de ses fonctions pour prendre sa revanche sur des juges croisés au cours de ses années de plaidoiries, le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti sort de son procès en bénéficiant d’une relaxe, libre. La décision surprend l’opinion, puisque les juges reconnaissent néanmoins que les faits sont établis d’après les premiers propos rapportés à la sortie de l’audience : comment est-ce possible ?

En principe, accepter qu’un délit puisse être commis, sans qu’il ne soit puni, contreviendrait à notre organisation sociale, qui reposefictivement – sur le Contrat social de Rousseau. À gros traits, nous acceptons de renoncer à certaines de nos libertés, avec la garantie de pouvoir profiter de celles qui nous restent :

« J’accepte qu’il soit interdit de tuer mon voisin parce que sa musique est trop forte, mais en échange, je veux avoir la garantie que je puisse être tranquillement chez moi ! »

Et pour ce faire, il faut que la justice fonctionne, qu’elle vienne réguler la société quand le besoin s’en fait sentir – sanctionner le voisin bruyant, par exemple.

Mais alors, notre justice déraillerait-elle, au point de relaxer une personne qui aurait pourtant commis le délit qui lui est reproché ? Loin de là, et c’est la logique juridique qui nous le démontre.

Sans plonger dans ce qu’il serait bien de faire ou d’interdire, la science du droit doit en principe regarder ce qui est effectivement, en essayant d’éloigner l’affect et le subjectif, selon la théorie du juriste autrichien Hans Kelsen. Disséquons alors les attendus du droit pénal pour condamner ou non, sans nous attarder sur la notion de « justice » qui peut prendre bien des définitions selon les personnes qui prononcent ce mot.

Comment définir l’intention ?

Le Garde des Sceaux est donc relaxé pour défaut d’intention par la Cour de justice de la République (CJR). Qu’est-ce donc alors que cette intention qui fait défaut ? Malheureusement, c’est là que le bât blesse : il n’existe tout simplement pas de définition. Précisons ce point : en ouvrant un dictionnaire, nous pouvons effectivement y trouver ce concept, sans qu’il ne devienne monosémique pour autant. En essayant de l’appliquer concrètement, nous serions bien ennuyés.

Soyons plus pragmatiques et regardons ce que pourrait être l’intention criminelle dans l’un des dictionnaires les plus fameux de la science juridique :

Définition juridique intention
Définition juridique Intention. Gérard Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, Paris, PUF, 13ᵉ éd., 2020, p. 557

Cette définition semble elle-même convoquer d’autres notions connexes de l’intention, comme la psychologie, la volonté, la résolution intime ou encore l’élément moral, autant de mots qui ne comportent pas d’acception univoque. Cette première analyse peut être confirmée par une rapide étude lexicale, mise en forme par un nuage de mots :

Alexandre Frambéry-Iacobone, nov. 2023 [voyant-tools.org et nuagedemots.co]

Par ailleurs, toujours selon cette définition, l’intention est requise par la loi pour les crimes et les délits. C’est effectivement vrai depuis l’entrée en vigueur du Nouveau code pénal en 1994 qui, de manière tout aussi claire que lapidaire, dispose que :

« Il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre. » (article 121-3)

Une nouvelle fois, nous comprenons dans les grandes lignes ce que cela signifie : une personne ne peut être reconnue coupable d’un crime ou d’un délit, que si elle voulait délibérément le commettre. Nous évacuons donc d’emblée les hypothèses de responsabilité qui impliqueraient des personnes avec des troubles mentaux ou de très jeunes enfants : il n’y avait pas de volonté dirigée vers le mal, donc pas d’intention.

Seulement, en y regardant de plus près, nous ne sommes toujours pas plus avancés sur ce que nous devons mettre derrière le vocable « intention », et le Code pénal ne s’y aventure pas lui non plus.

Une entorse au droit pénal ?

Au cours de nos recherches, qui essayent d’établir le cheminement historique de l’intention aux XIXe et XXe siècles, nous avons pu constater que cette notion n’était d’ailleurs même jamais définie. Nous l’avons dit, à partir de 1994, la loi impose une intention pour punir ; avant, cette même obligation existait sans texte pour l’exiger formellement. Alors que le droit pénal doit être rigoureusement circonscrit pour éviter les dérives, et que les infractions doivent être précises, au risque d’être invalidées, cette intention a su frayer son chemin pour finalement s’imposer. C’est certainement parce qu’elle nous semble logique qu’elle a pu le faire. C’est certainement aussi parce qu’elle nous semble tomber sous le sens, qu’elle n’est pas précisée concrètement.

Cette torsion des grands principes du droit pénal, garantis par des textes constitutionnels (plus haute protection juridique), permet donc d’en arriver à un tel résultat : des faits sont réalisés, mais l’intention n’est pas prouvée, il est donc impossible de condamner. Peut-être qu’avec des contours précis, ces situations n’arriveraient pas.

La justice que nous permettent nos lois

Alors que les controverses risquent de viser la légitimité de la CJR, le comportement du ministre Dupond-Moretti, ou autres éléments extrajuridiques, nous pourrions tout simplement dire que nous avons les décisions de justice permises par nos textes, adoptés sans débats particuliers concernant l’intention.

Pour rationaliser une décision qui pourrait sembler inique, prenons un autre exemple. Jean et Jeanne ont tous les deux un stylo BIC bleu. Jeanne prend un stylo BIC bleu sur la table et s’en va ; Jean s’aperçoit que son stylo a disparu. Peut-on dire que Jeanne est une voleuse ? Tout dépendra de l’intention : si Jeanne a pris le stylo tout en sachant qu’il n’était pas sien, le vol pourrait être retenu. Si Jeanne a pris le stylo, tout en pensant qu’il s’agissait du sien, le vol pourrait être écarté. Dans la seconde hypothèse, nous pourrions alors dire que les faits de vol sont établis – Jeanne a pris le stylo –, mais qu’il n’y a pas d’élément intentionnel – elle n’a pas voulu délibérément mal faire et voler.

Article 311-1 du code pénal.

Mais comment prouver l’intention de Jeanne ? Certaines branches de la philosophie se sont essayées à décrypter et démontrer les intentions, mais rien n’est certain à 100 %. Encore plus récemment, un neurobiologiste est venu relancer une vieille querelle : pouvons-nous réellement exprimer des intentions ? Sa réponse, loin de faire l’unanimité scientifique, est pour le moins tranchée : nous serions des machines dotées d’émotions, guidées par des réactions chimiques du cerveau.

Au milieu de tous ces débats, les juges font ce qu’ils peuvent en s’accommodant de textes lacunaires sur le sujet, et d’études scientifiques encore trop rares et sans consensus. Nous ne pouvons donc raisonnablement pas jeter l’opprobre sur le système judiciaire. En revanche, nous pourrions nous émouvoir de la survivance d’une notion comme l’intention, qui permet des décisions à géométrie variable, en introduisant une très grande part d’inconnue dans la constitution des infractions.

Juste en droit, mais pas au regard de la société ?

Pour pouvoir condamner Jeanne dans notre exemple, l’infraction a besoin d’un élément matériel, rejoint par un élément moral (en simplifiant). L’absence de l’un, ou de l’autre, fait obstacle à ce que l’on puisse punir.

Alexandre Frambéry-Iacobone, 29 novembre 2023

Un élément matériel, décrit en début d’article par l’illustration satirique d’Allan Barte comme un « délit […] “établi” », est insuffisant sans intention : il manque la seconde moitié de l’infraction. Vu sous cet angle, le défaut d’intention est loin d’être une broutille ; en forçant le trait, c’est bien elle qui constitue la moitié de l’infraction – et donc de la condamnation.

Néanmoins, ce qui semble se dégager de cette critique satirique, reprise en d’autres termes par la presse ou les citoyens et citoyennes, c’est l’aspect injuste d’une telle situation : on voit, à partir du dessin, que ces personnes ne peuvent pas croire que le ministre de la Justice n’ait pas été malintentionné. Et c’est bien là le cœur du problème de l’intention : à défaut de preuve irréfutable, de pouvoir lire dans les pensées et obtenir une certitude, nous opposons des croyances à d’autres croyances, quittant parfois les rives du savoir – aux frontières poreuses avec la croyance justement. La situation n’est pas marginale, puisqu’elle concerne – presque – tous les crimes et les délits, créant une zone trouble pleine d’incertitudes.

Alexandre Frambéry-Iacobone, 29 novembre 2023

Là, dans la « boîte noire intentionnelle », les différentes parties du procès, des procureurs qui accusent aux avocats qui défendent, vont pouvoir jouer non pas sur la réalité des faits – qui sont souvent démontrés par des preuves solides la plupart du temps –, mais sur le contexte, la personnalité de l’accusé, toutes ces petites choses qui nous permettent de reconstruire une représentation de l’intention. En voici deux exemples, offerts par Maître Verges (à partir de 52s.) et Maître Dupond-Moretti (à partir de 31m. et 18s.) :

Il pourrait être urgent alors, au lieu de nous focaliser sur une institution rarement convoquée, la CRJ, de nous pencher sur un concept manié tous les jours dans les tribunaux : l’intention qui fait défaut.

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