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Quand le conflit israélo-palestinien déborde sur les campus américains

Foule brandissants drapeaux de la Palestine et banderoles « Stop the genocide, « Harvard out of occupied Palestine » et « Divest »
Manifestation pro-palestinienne à l’université de Harvard, Massachusetts, le 14 octobre 2023. Joseph Prezioso/AFP

La violence de l’attaque inédite du Hamas contre Israël, puis celle de la riposte de Tsahal dans la bande de Gaza ont déclenché des réactions intenses au sein de la plupart des campus universitaires américains. Depuis le 7 octobre, les étudiants expriment leurs opinions, s’engagent dans des débats, s’opposent ouvertement et manifestent.

Cette polarisation ramène la question israélo-palestinienne au centre des préoccupations, mettant les dirigeants des universités dans une position délicate : ceux-ci doivent en effet arbitrer en permanence entre la protection de la liberté d’expression et celle de la sécurité, tout en conservant de bonnes relations avec les donateurs, qui représentent une source majeure de financement pour les établissements d’enseignement supérieur aux États-Unis.

Tensions sur les campus

Début novembre, à l’Université Brown, à Providence, dans l’État du Rhode Island, la police a arrêté des membres du collectif « Jews for Ceasefire Now » qui occupaient par un sit-in le bureau présidentiel, réclamant le désengagement financier de l’université des entreprises impliquées dans le conflit, notamment celles qui facilitent l’occupation des territoires palestiniens. Cette revendication s’inscrit dans le cadre du plus vaste mouvement BDS (Boycott Désinvestissement Sanctions) qui, depuis 2005, mobilise régulièrement une partie des étudiants des campus universitaires américains.

Il y a quelques jours, à Columbia, deux associations d’étudiants pro-palestiniens ont été suspendues pour avoir organisé un rassemblement non autorisé, en violation de la politique relative à la tenue d’événements sur le campus. La décision a suscité des critiques et des débats autour de la censure et de la défense de la liberté académique et d’expression. « Jewish Voice for Peace », une organisation se définissant comme antisioniste, a réagi à la suspension de Columbia, dénonçant une atteinte à la liberté d’expression. La section new-yorkaise du Conseil des relations américano-islamiques a également critiqué cette décision, qualifiée de répression des voix pro-palestiniennes sur les campus.

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À Harvard, comme dans de nombreuses autres universités, des manifestations ont éclaté, suivies de contre-manifestations, mettant en lumière les divisions au sein de la communauté estudiantine et la complexité croissante de la gestion de la confrontation de la pluralité d’opinions en milieu universitaire.

Réactions politiques

Les tensions s’étendent au-delà des campus, suscitant des réactions politiques. De nombreux élus républicains ont ciblé les condamnations d’Israël dans les universités, menaçant de suspendre les subventions fédérales si les administrateurs des établissements n’endiguaient pas l’activisme en faveur des droits des Palestiniens.

Le sénateur Tim Scott, candidat républicain à la présidentielle de 2024, a présenté en octobre un projet de loi visant à geler le financement fédéral pour les universités qui « colportent l’antisémitisme », citant en exemple la tenue d’un festival de littérature palestinienne à l’Université de Pennsylvanie.

De même, le réseau des universités de l’État de Floride a appelé les institutions sous sa tutelle à dissoudre les sections du groupe « Students for Justice in Palestine » (SJP) du fait de ses liens présumés avec des « groupes terroristes ». La décision aurait été prise après consultation du gouverneur de Floride Ron DeSantis, lui aussi candidat républicain à la présidence.

Ces prises de position soulèvent des inquiétudes majeures quant à la liberté académique et ont incité l’American Civil Liberties Union (ACLU) à publier une lettre ouverte adressée aux dirigeants des universités, les appelant à protéger la liberté d’expression et dénonçant les tentatives de dissolution ou de réduction au silence des associations.

Les étudiants ressentent les répercussions de cette crise, avec la multiplication des menaces en ligne, des tactiques d’intimidation et du « doxxing » – une nouvelle pratique consistant à divulguer publiquement, souvent en ligne, leurs informations personnelles.

Certains étudiants redoutent également que leurs perspectives de carrière ne soient compromises par leur engagement. Par exemple, un professeur de droit à l’Université de Californie à Berkeley a signé une tribune dans le Wall Street Journal appelant à ne pas embaucher ceux, parmi ses étudiants en droit, qui avaient critiqué le sionisme dans le cadre de leur militantisme. Les incidents antisémites, les critiques envers Israël, et les débats clivants autour du soutien aux Palestiniens alimentent les divisions sur les campus.

Le poids des donateurs

Aux États-Unis, sans doute plus qu’ailleurs, les dirigeants universitaires sont confrontés à des dilemmes complexes. Car leurs déclarations officielles, cruciales et délicates, sont scrutées non seulement par les étudiants et les médias mais aussi par les donateurs. Certains mécènes ont réagi de manière inattendue, critiquant ouvertement les présidents d’université pour des positions perçues comme insuffisamment fermes envers les violences perpétrées par le Hamas.

À l’Université de Pennsylvanie, la présidente Liz Magill a été désavouée pour avoir autorisé la participation et l’expression de personnalités considérées comme antisémites – notamment Roger Waters, l’ancien leader du groupe de rock Pink Floyd – lors du festival de littérature « Palestine Writes », ce qui avait conduit à la démission de plusieurs membres du conseil d’administration et à une réaction en chaîne de protestations chez les donateurs.

Le défi consistant à concilier liberté académique et attentes des donateurs n’épargne aucune institution. Harvard a également été sous les feux des projecteurs, suite à une lettre ouverte signée par de nombreuses organisations étudiantes publiée sur les réseaux sociaux dès le 7 octobre au soir, accusant Israël de porter la responsabilité des violences en cours.

L’indignation a éclaté face au silence de la présidente de Harvard, Claudine Gay, qui a fini par condamner la lettre quelques jours plus tard. Des figures influentes telles que l’ancien président de l’université (et secrétaire des États-Unis au Trésor de 1999 à 2001 sous Bill Clinton) Lawrence Summers et les sénateurs républicains Ted Cruz et Mitt Romney (tous deux anciens de Harvard) ont appelé à des mesures plus fermes contre l’antisémitisme, soulignant le risque de mise en danger des étudiants juifs.

Même la Maison Blanche exprime désormais sa préoccupation face à la montée alarmante des actes antisémites dans les écoles et universités. En effet, malgré les mesures en cours, les étudiants identifiés comme juifs ou pro-palestiniens sont confrontés à des menaces graves qui conduisent certains à se barricader chez eux et à suivre les cours à distance.

Du fait de l’épisode de la lettre ouverte et de la réaction jugée tardive de Claudine Gay, et en raison d’inquiétudes concernant une possible montée de l’antisémitisme au sein du campus, Harvard a perdu des donateurs de taille, dont la Fondation Wexner qui soutient traditionnellement par des bourses (plus de 2 millions de dollars en 2021) l’accès aux programmes de la Kennedy School des futurs leaders de la communauté juive américaine et d’Israël. Ancien élève de Harvard, le milliardaire Ken Griffin a appelé à une réponse plus ferme de la part des dirigeants de son alma mater, sans pour autant couper son soutien financier qui s’est élevé, pour 2023, à 300 millions de dollars.

De façon plus structurelle, les organisations, fondations familiales et fédérations juives d’Amérique du Nord, principalement des États-Unis, comptent traditionnellement parmi les plus gros donateurs des organisations à but non lucratif en Israël et sont donc particulièrement sensibles à l’évolution de l’antisémitisme dans la société américaine au général et sur les campus en particulier.

Compte tenu du modèle économique des grandes universités de recherche américaines, essentiellement dépendantes des revenus de leur capital (endowment) et du mécénat, les donateurs exercent une influence croissante, ce qui soulève des questions sur la garantie de la liberté académique et d’expression sur les campus.


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Interrogations renouvelées sur le rôle des philanthropes dans l’enseignement supérieur

Le contexte géopolitique international a provoqué la réouverture aux États-Unis des débats jusqu’alors focalisés sur la pensée dite décoloniale (et sur les phénomènes dits de « cancel culture » et de wokisme) ou bien réservés à des cercles intellectuels minoritaires sur les liens entre enseignement supérieur et démocratie.

De nombreux universitaires, comme le philosophe Robert Reich, l’historien Gregory Mann, ou encore la section de l’université de Pennsylvanie de l’Association américaine des professeurs d’université, se sont exprimés publiquement, estimant que les philanthropes ne devraient pas orienter la politique des institutions d’enseignement supérieur et de recherche, soulignant ainsi l’importance de l’indépendance académique.


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La reprise du conflit en Israël, à Gaza et en Cisjordanie met à l’épreuve la gouvernance des campus et l’engagement des donateurs. L’équilibre entre financement et indépendance académique se révèle plus crucial que jamais, rappelant encore une fois la fragilité des dispositifs de préservation de la liberté académique face aux pressions extérieures.

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