Depuis quelques années, les infractions à l’État de droit – commises notamment par la Hongrie et la Pologne, laquelle conteste à présent la primauté du droit européen sur certains aspects de sa Constitution – reviennent fréquemment au cœur de l’actualité européenne.
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L’Union européenne s’érige en gardienne des valeurs politiques énoncées dans ses traités, menaçant de sanctions les États en infraction.
Néanmoins, au vu des critiques qu’ont suscitées la gestion de ces infractions et l’adoption des sanctions, on peut s’interroger sur l’importance que l’UE accorde à ces fameuses « valeurs politiques » et sur le rôle que leur invocation a joué, et continue de jouer, dans la construction européenne.
Des valeurs affirmées dès les premières années d’après-guerre
Dans les années 1950, l’objectif de paix éternelle (au nom du « plus jamais ça ») sur le sol européen jette les fondations du dessein politique de l’intégration européenne. Le préambule du Traité de Rome traduit particulièrement bien cet objectif, témoignant de la volonté des pays signataires d’« affermir, par la constitution de cet ensemble de ressources, les sauvegardes de la paix et de la liberté, et d’appeler les autres peuples de l’Europe qui partagent leur idéal à s’associer à leur effort ».
Le ton est donné : la Communauté économique européenne (CEE) se veut ouverte aux États non totalitaires et libres de leurs choix.
Cette affirmation préambulaire annonçait d’emblée la possibilité d’élargir la CEE à d’autres États, inaugurant ce qui deviendrait par la suite la principale condition d’adhésion.
C’est en effet au fil des demandes d’adhésion et des élargissements que les valeurs politiques telles que la séparation des pouvoirs ou la liberté d’expression acquirent un statut de condition sine qua non pour l’adhésion.
Les valeurs politiques et l’adhésion
Pour qu’un pays puisse se porter candidat à l’UE, il doit tout d’abord satisfaire deux prérequis, mentionnés dans la clause d’adhésion : celui d’être un « État européen » et celui du « respect des valeurs ». Ces valeurs, énumérées dans l’Article 2 du Traité sur l’Union européenne, concernent principalement l’organisation politique et juridique des États et sont définies comme étant, entre autres, l’État de droit, les droits humains et la démocratie.
Ces deux prérequis - le caractère européen et l'adhésion aux valeurs - sont essentiels ; si ces conditions ne sont pas réunies, l’État ne peut candidater à l’adhésion.
Alors que la notion d’« État européen » existe depuis les premiers traités communautaires (1951 et 1957), le respect des valeurs ne fut ajouté à la clause d’adhésion qu’avec le Traité d’Amsterdam en 1997, soit environ quarante ans plus tard. Pourtant, les valeurs rentraient déjà bel et bien en ligne de compte pour l’évaluation des demandes d’adhésion avant 1997, sous couvert d’une identité politique associée au caractère européen des États.
Le terme « européen » peut effectivement se voir attribuer toute une série de significations et d’interprétations, parmi lesquelles on retrouve notamment l’idée de traditions philosophiques, humanistes et démocratiques qui auraient traversé les siècles et constitueraient à ce jour un héritage politique commun aux pays européens.
Cette interprétation politique de l’Europe fut principalement utilisée pour décliner les premières tentatives de rapprochement effectuées par l’Espagne au début des années 1960.
Bien que cet État correspondait à des interprétations de l’Europe largement répandues sur les plans géographique et culturel, son régime dictatorial notoire de l’époque – qui faisait fi, entre autres, de la liberté d’expression, de la séparation des pouvoirs et des droits humains – constitua un argument suffisant pour le déclarer non éligible, sur la seule base de la « condition d’État européen » – unique prérequis à l’époque.
Cependant, la CEE n’en clarifia réellement les raisons qu’au milieu des années 1970, après l’effondrement des régimes autoritaires et l’avènement de systèmes politiques davantage en phase avec le supposé « héritage démocratique européen » en Espagne et au Portugal. Ces deux États furent alors pleinement considérés comme des États européens et purent entamer la procédure qui allait aboutir, une dizaine d’années plus tard, à leur adhésion.
L’idée d’un « héritage politique européen » fut à nouveau utilisée dans le cadre du cinquième élargissement. Exclus des discours occidentaux sur l’Europe jusqu’à la fin de la guerre froide, les pays d’Europe centrale et orientale ont rapidement été réintégrés dans le paysage européen au nom de leur liberté retrouvée et d’un héritage d’avant-guerre commun avec les pays d’Europe de l’Ouest, notamment sur le plan politique. Dix pays (huit d'Europe centrale et orientale, ainsi que Chypre et Malte) étaient concernés par cet élargissement : huit d’entre eux adhérèrent à l’Union européenne en 2004 et les deux derniers la rejoignirent en 2007.
Les valeurs politiques au-delà de l’adhésion
Les valeurs ont donc été associées à des traditions politiques (et même « constitutionnelles » pour ce qui est des droits fondamentaux, comme le mentionne l’Article 6 du Traité sur l’UE) décrites comme étant partagées par les États que l’on peut qualifier d’européens. Cela bien avant l’apparition de la mention du respect des valeurs dans la clause d’adhésion en 1997.
Mais l’idée d’un héritage politique européen associé à des valeurs politiques communes fut également mobilisée dans d’autres discours que ceux sur l’adhésion.
La Déclaration sur l’identité européenne mentionne notamment, parmi les héritages communs recensés, « les principes de la démocratie représentative, du règne de la loi, de la justice sociale – finalité du progrès économique – et du respect des droits humains qui constituent des éléments fondamentaux de l’identité européenne ».
Pensée lors du sommet européen de Copenhague en 1973, cette réflexion sur l’identité européenne devait permettre à la Communauté de mieux définir sa place et ses responsabilités sur la scène internationale.
Le graphique ci-dessus illustre la prévalence et la répartition des interprétations politiques du prérequis d’État européen dans les discours de l’UE (par rapport à des interprétations géographiques, culturelles et historiques qui en ont également été faites).
La présence des valeurs politiques, bien que variable d’une décennie à l’autre, apparaît très nettement tout au long de l’intégration européenne. Dans notre étude, les interprétations politiques de l’Europe ont été tout autant mobilisées que les interprétations géographiques (représentant à elles deux environ 60 % des interprétations attribuées au prérequis d’État européen), ce qui montre l’importance et le rôle essentiel des valeurs pour l’UE.
Il ne s’agit donc nullement d’une nouvelle tendance mais bien d’un aspect fondamental qui a été promu et associé à l’identité même du projet européen depuis ses débuts.
Au-delà des intérêts géopolitiques et économiques qui motivent réellement les politiques d’élargissement, les valeurs politiques s’érigent en constantes de l’intégration européenne, assez puissantes pour pouvoir légitimer la mise à l’écart de certains pays pourtant considérés comme « européens » à bien d’autres égards.
Entre tolérance zéro et demi-mesures : quelle importance pour les valeurs aujourd’hui ?
Que la Pologne refuse à présent d’observer les valeurs et principes auxquels elle a pourtant souscrit lors de son adhésion en 2004 pose évidemment question, surtout qu’elle n’est pas le seul État membre où le respect des valeurs prônées par l’Union européenne se retrouve compromis.
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La mise à mal de l’indépendance de la justice et la récente loi anti-LGBT en Hongrie menacent aussi directement les valeurs telles que l’État de droit et les droits humains. Bien que l’UE se réserve le droit de suspendre certaines subventions et d’imposer des astreintes si les valeurs ne sont plus respectées, l’État concerné reste néanmoins membre de l’Union.
En revanche, les États se portant candidats font face à une tolérance zéro : le non-respect des valeurs peut à lui seul bloquer, au moins temporairement, leur éligibilité.
Face à cette différence de traitement entre les États membres et les États aspirant à le devenir, force est de constater que le degré d’importance accordé aux valeurs diffère. Cette différence de traitement s’explique en partie par la volonté d’éviter des tensions et des blocages inutiles au sein de l’UE – voire un « Polexit » dans le cas de la Pologne – qui ne feraient que compromettre le bon fonctionnement de l’Union et la poursuite de l’intégration européenne.
Le pouvoir de négociation n’est pas non plus le même face à un État souhaitant rejoindre l’Union et à un État qui en fait déjà partie. Pour autant, est-il légitime et cohérent de faire montre d’une moindre intransigeance sur un principe qui fut dès le départ placé au cœur de la construction européenne ?