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Quinze ans après la guerre en Géorgie, les dilemmes de l’Union européenne dans le Sud-Caucase

Vue de Tbilissi
Tbilissi, capitale de la Géorgie, pays traversé de routes hautement stratégiques pour l’Union européenne. Shutterstock

Il y a 15 ans tout juste, pendant que les regards du monde entier étaient tournés vers Pékin où s’ouvraient les 29ᵉ Jeux olympiques de l’ère moderne, une guerre éclatait entre la Russie et la Géorgie autour de l’Ossétie du Sud. Officiellement rattachée à la Géorgie depuis que le pays avait obtenu son indépendance de l’Union soviétique en 1991, elle restait occupée par Moscou, de même que la région d’Abkhazie, côtière de la mer Noire. Le président de l’époque, Mikheïl Saakachvili, tentait alors un coup de force pour reprendre la main sur ces territoires représentant 20 % de la surface de la Géorgie, en vain. Sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy, l’Union européenne s’installait alors en médiateur.

La pression russe s’exerce encore aujourd’hui en Géorgie, avec la technique de la « frontiérisation » pour pénétrer plus avant dans le territoire. Elle vise à rendre irréversible une conquête territoriale en transformant une simple ligne de démarcation administrative en frontière internationale. Le processus, abondamment utilisé par la Russie dans le passé, en particulier en Asie centrale, est mis en œuvre aujourd’hui en Géorgie et en Ukraine.

Malgré quelques différences de scénarios, les objectifs de la Fédération de Russie dans le Caucase du Sud sont les mêmes que ceux qui ont conduit à l’invasion de l’Ukraine en 2022. L’ambition générale est de maintenir ou de rétablir le contrôle de la Russie sur la situation politique, militaire et économique dans son étranger proche. La région est essentielle pour Moscou en termes de commerce et d’accès à l’énergie le long d’un corridor nord-sud reliant la Russie à l’Iran et à l’Inde.

Mikheïl Saakachvili, président de la Géorgie entre 2008 et 2013. Shutterstock

La Géorgie est de facto divisée, tant au niveau du gouvernement que de l’opinion publique, entre les sentiments pro-occidentaux, la perspective d’adhérer à l’UE et la nécessité de maintenir de bons liens avec le voisin russe. La situation est encore plus compliquée avec l’entrée en 2022 en Géorgie d’environ 100 000 citoyens russes fuyant leur pays, une situation qui contribue à l’économie géorgienne mais qui est aussi une source d’incertitude et d’anxiété.

Les pays du Caucase du Sud se trouvent ainsi une fois de plus au cœur d’un jeu complexe dans lequel les intérêts militaires, économiques et politiques des grandes puissances s’affrontent et s’entremêlent. La Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan, malgré des intérêts communs, sont confrontés à des situations et à des défis très différents en ce qui concerne leurs relations avec la Fédération de Russie et avec la Turquie, dont l’influence s’accroît dans le Caucase du Sud et en Asie centrale.

Un carrefour d’influences

Le soutien militaire de la Turquie à l’Azerbaïdjan a été décisif dans la guerre contre l’Arménie (soutenue, elle, par la Russie) qui souhaitait maintenir son contrôle sur la région du Haut-Karabakh. Officiellement rattaché à l’Azerbaïdjan mais majoritairement peuplé d’Arméniens, ce territoire était depuis 1994 plus proche d’Erevan que de Bakou, sans que son indépendance ne soit reconnue par aucun État. Les rapports de force se sont inversés à l’automne 2020.

Le soutien turc sert les ambitions d’Erdogan en Asie centrale : reconstruire les liens historiques, culturels et linguistiques, économiques et politiques avec les pays turcophones. L’Organisation des États turciques, fondée en 2009 par l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Kirghizstan et la Turquie, a accueilli l’Ouzbékistan en 2019 et peut être perçue comme un défi à l’hégémonie de la Russie et de la Chine dans la région. Néanmoins, la Turquie est également à la recherche de plus de coopération économique et d’investissements de la part de la Chine, qui est déjà l’un de ses trois principaux partenaires commerciaux, avec la Russie et l’Allemagne.

L’Azerbaïdjan, qui équilibre habilement les intérêts de la Turquie et de la Russie, est également, depuis 2022, un partenaire de l’Union européenne. Le « partenariat stratégique dans le domaine de l’énergie » signé à Bakou en juillet 2022 entre l’UE et l’Azerbaïdjan soutient le doublement de la capacité du corridor gazier méridional à partir de 2027. Celui-ci achemine le gaz naturel provenant du champ gazier de Shah Deniz, dans le secteur azerbaïdjanais de la mer Caspienne, vers l’Europe en empruntant le gazoduc du Caucase du Sud (SCP), long de 692 km, qui relie Bakou (Azerbaïdjan), Tbilissi (Géorgie) et Erzurum (Turquie). Depuis Erzurum, le gaz naturel est transporté par le gazoduc transanatolien (TANAP), long de 1 850 km, qui traverse la Turquie jusqu’à la frontière grecque, puis par le gazoduc transadriatique (TAP), long de 870 km, qui va de la Grèce au sud de l’Italie, en passant par l’Albanie et la mer Adriatique.

Une zone stratégique pour l’Europe

La Géorgie est également une zone de transit privilégiée pour les trains de marchandises en provenance de Chine ou d’Asie centrale et à destination de l’Union européenne, via le corridor ferroviaire transcaspien. Ce « corridor médian » est une alternative intéressante au corridor nord, qui traverse la Russie et la Biélorussie. L’itinéraire le plus rapide aujourd’hui est la liaison ferroviaire Bakou-Tbilissi-Kars (BTK), qui mène ensuite aux ports turcs ou au tunnel de Marmaray. Celui-ci, à Istanbul, relie la Turquie asiatique à la Turquie européenne.

Les ports de Géorgie, Poti et Batoumi, et potentiellement demain le nouveau port d’Anaklia, offrent la possibilité d’une liaison directe avec l’Europe centrale et orientale à travers la mer Noire. Depuis l’achat du premier de ces terminaux en avril 2011, l’opérateur de terminaux basé aux Pays-Bas APM Terminals négocie avec le gouvernement géorgien un investissement de 250 millions de dollars comprenant la construction d’un port en eau profonde capable d’accueillir des navires Panamax.

Il s’agira d’une nouvelle porte d’entrée vers l’Europe, répondant aux besoins des entreprises de Géorgie, d’Arménie et d’Azerbaïdjan, ainsi qu’à ceux de leurs partenaires commerciaux d’Asie centrale. Il offrira également la connexion la plus courte avec le réseau transeuropéen de transport (RTE-T) de l’UE, avec des lignes régulières de transport maritime de conteneurs reliant les ports de Poti ou de Batoumi en Géorgie aux ports de Constanta (Roumanie), d’Odessa (Ukraine) et/ou de Varna (Bulgarie).

Les agences et institutions financières de l’UE, telles que la Banque européenne d’investissement (BEI) et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), contribuent également à la transformation économique de la Géorgie et au financement de projets dans les secteurs de l’énergie, des transports, de l’agro-industrie et de la finance.

Un partenariat très fragile

La Géorgie est donc un partenaire clé de l’Union européenne en termes de politique énergétique et de transport, ainsi que de coopération commerciale et économique avec les pays du Caucase du Sud et d’Asie centrale. Les pays de l’UE figurent déjà parmi les principaux partenaires commerciaux de la Géorgie, avec 17,7 % des exportations géorgiennes en 2021, suivis par la Chine (16,6 %), la Russie (13,3 %), l’Azerbaïdjan (12,7 %) et la Turquie (8,7 %).

Malgré ces perspectives économiques encourageantes, la réponse de l’UE en juin 2022 à la demande d’adhésion de la Géorgie a été une simple reconnaissance de la « perspective européenne » du pays, tandis que l’Ukraine et la Moldavie se voyaient accorder le statut de candidat officiel. L’avis de la Commission européenne sur la demande d’adhésion de la Géorgie a défini douze priorités auxquelles le pays doit répondre pour obtenir le statut de pays candidat. On y retrouve, par exemple, des demandes de renforcement de l’indépendance de l’autorité anti-corruption, d’efforts en faveur de l’égalité entre les sexes et de promoution d’une « dé-oligarchisation » du pays.

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Bidzina Ivanichvili, ici à la droite de Herman Van Rompuy, avait choisi Bruxelles pour sa première visite officielle en tant que premier ministre en 2012 ; ses positions ont bien évolué depuis. Conseil européen, CC BY-SA

Reste que la politique de rapprochement avec la Russie poursuivie par le parti au pouvoir, le « rêve géorgien » fondé par l’oligarque Bidzina Ivanichvili, ancien premier ministre, a conduit à mettre en œuvre le plus lentement possible ces douze priorités de l’UE. Les vingt-sept pays membres de l’UE, qui doivent prendre la décision d’octroyer ou non à la Géorgie le statut de pays candidat avant la fin de l’année 2023, font face ainsi à un « terrible dilemme » selon les mots de la fondation Robert Schuman.

Refuser l’admission pour des demandes non respectées et pour sanctionner le gouvernement actuel, ce serait de décourager l’opinion publique, majoritairement pro-européenne, et les acteurs politiques dans la même veine comme la présidente Salomé Zourabichvili, ex-diplomate française. Les manifestations de mars 2023 contre la « loi sur les agents étrangers », mesure d’inspiration russe, ont montré la division du pays et la fragilité de la situation. Celle-ci prévoit que les organisations qui reçoivent plus de 20 % de leur financement de l’étranger devraient s’enregistrer en tant qu’« agents de l’étranger », sous peine d’amendes. Josep Borrell, Haut Représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères, estimait alors :

« Son adoption définitive pourrait avoir de graves répercussions sur nos relations. »

Pour préserver l’avenir, l’idéal serait sans aucun doute que l’Union européenne puisse accorder à la Géorgie le statut de pays candidat sous conditions.

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